********************START OF HEADER******************** This text has been proofread but is not guaranteed to be free from errors. Corrections to the original text have been left in place. Title: Relation du Voyage d'Espagne, an electronic edition Author: Publisher: Librarie C. Klincksieck Place published: Date: 1926 ********************END OF HEADER******************** Madame d'AulnoyRelation du Voyage d'Espagne1926 (repr. of 1691 text)Paris: Librarie C. KlincksieckRELATION DU VOYAGE D'ESPAGNEPREMIERE LETTRE1Dans les notes suivantes, les Mémoires de Mme d'Aulnoy sont cités d'après l'édition Carey; la les Relation de Mme d'Aulnoy d'après la présente édition.Le les Voyage d'Espagne d'Antoine de Brunel est cité d'après l'édition de Cologne, Pierre Marteau, 1666, où se trouvent certains passages que n'a pas la première édition. La référence à l'édition de ce Voyage publiée au t. XXX (1914) de la Revue Hispanique est indiquée chaque fois entre parenthèses.Le les Journal du Voyage d'Espagne de François Bertaut est cité d'après la réimpression publiée au t. XLVII (1919) de la Revue Hispanique.Puisque vous voulez être informée de tout ce qui m'arrive et de tout ce que je remarque dans mon Voyage, il faut vous resoudre, ma chere Cousine, de lire bien des choses inutiles pour en trouver quelqu'unes qui vous plaisent. Vous avez le goût si bon et si delicat, que vous ne voudriez que des Avantures choisies, et des particularitez agreables. Je voudrois bien aussi ne vous en point raconter d'autres; mais quand on rapporte fidellement les choses telles qu'elles se sont passées, il est difficile de les trouver toûjours comme on les souhaite.Je vous ai marqué par ma derniere Lettre tout ce qui m'est arrivé jusqu'à Bayonne. Vous 2Jouvin, p. 68. " Bayonne est une clef de France, frontière au Royaume d'Espagne, située à la jonction des deux Rivières d'Adour & de la Nive; la première l'arrouse d'un costé; & la seconde la divise en deux parties inégales au dessous desquelles ces deux Rivières s'assemblent & font Bayonne un port, de mer fameux & de grand trafic." sçavez que c'est une Ville de France, frontiere au Royaume d'Espagne; elle est arrosée par les Rivieres d'Adour et de Nivelle, qui se joignent ensemble, et la Mer monte jusques-là; le Port et le Commerce y sont considerables; j'y vins de Daxe D'ESPAGNE3Jouvin, p. 67. "Il part souvent un batteau de Dax pour Bayonne, qui fut le sujet que nous renvoyâmes les chevaux que nous avions pris à Alangon, qui nous avoient beaucoup fatigué, pour nous embarquer, & nous reposer sur l'eau jusqu'à Bayonne..." par eau, et je remarquay que les Bateliers de l'Adour ont la même habitude que ceux de la Garonne : c'est à dire, qu'en passant à côté les uns des autres, ils se chantent poüilles, et ils aimeroient mieux n'être point payez de leur voyage, que de manquer à se faire ces sortes de huées, quoy qu'elles étonnent ceux qui n'y sont pas accoûtumez. Il y a deux Châteaux4Jouvin, p. 69. " ... le neuf Château qui défend une porte de la ville..."Jouvin, P. 70. " Nous allâmes aussi voir l'autre Chasteau qui est dans le grand Bayonne..."Jouvin, p. 69. "... il fait beau s'y promener dans une court pleine d'arbres, mais encore davantage dessus les murailles qui regardent la Rivière d'Adour..." assez forts pour bien défendre la Ville, et l'on y trouve en plusieurs endroits des promenades tres agreables.Lorsque je fus arrivée, je priay le Baron de Castelnau, qui m'avoit accompagnée depuis Daxe, de me donner la connoissance de quelques jolies femmes, avec lesquelles je pûsse attendre sans impatience les Littieres qu'on devoit m'envoyer de Saint Sebastien.Il n'eut pas de peine à me satisfaire, parce qu'étant homme de Qualité et de Merite, on le considere fort à Bayonne; il ne manqua pas dés le lendemain de m'amener plusieurs Dames me rendre visite; c'est la coûtume en ce Païs d'aller voir les dernieres venües, lorsqu'on est informé quelles elles sont.Elles commencent là de se ressentir des ardeurs du Soleil; leur tein est un peu brun; elles ont les yeux brillans; elles sont aimables et caressantes; leur esprit est vif; et je vous rendrois mieux raison de leur enjouëment, si j'eusse entendu ce qu'elles disoient. Ce n'est pas qu'elles ne sçachent toutes parler François; mais elles ont tant d'habitude au langage de leur Province, qu'elles ne peuvent le quitter; et comme je ne le sçay point elles faisoient entre-elles d'assez longues conversations où je n'entendois rien.Quelques-unes qui vinrent me voir avoient un petit Cochon de lait5Cette histoire des petits cochons de lait parait trop bizarre pour être vraie. N'y aurait-il pas là quelque malentendu? Cochon, en basque, se dit les charri et les cherri (Dictionnaire Basque-Français par W. J. Van Eys. Paris, Londres, 1873, in-80, P. 79). Ces dames n'étaient-elles pas bras-dessus bras-dessous avec leurs amoureux, leurs "chéris ", dans la source inconnue que Mme d'Aulnoy a utilisée et sans doute développée?Le comte de Mérode-Westerloo écrit naïvement à ce sujet: "Enfin nous arrivâmes à Bayonne, et quoique j'y aie été plusieurs fois encore et que j'y aie même sejourné, je n'y ai jamais vu, sous les bras des dames, les petits cochons de lait avec les jolis colliers de rubans et les sonnettes d'argent que madame d'Aulnoy prétend y avoir vus, comme elle le dit dans ses Mémoires." Mémoires du feld-maréchal Comte de Mérode-Westerloo. Bruxelles, 1840, 2 vol. in-80. t. 1, P. 57.L'histoire des petits cochons est l'une de celles qui ont le don de mettre en fureur l'Abbé de Vayrac, si bien qu'il la déforme, en la rendant encore plus absurde. Il écrit : "Elle [Mme d'Aulnoy] n'attend pas même d'y être arrivée [= en Espagne] pour en imposer au Public, puisqu'elle assure que dès qu'elle parut à Bayonne, toutes les Dames de la Ville allerent la visiter en robes détroussées, portant chacune un cochon de lait sous le bras en forme de chien de Bologne, fort proprement orné de rubans, & de petits grelots d'argent qui leur servoient de pendants d'oreille,& qui dansoient fort gracieusement au son des instruments dont on se servoit à un celebre bal qu'on luy donna; ce qui luy auroit donné beaucoup de plaisir à voir, si ces animaux ne se fussent pas avisez mal-à-propo de crier en dansant comme de petits Diablotins." (État présent de l'Espagne. Paris, 1718, 4 vol. in- 12. t. I, pp. 9- 10). sous le bras, comme nous portons nos petits Chiens, il est vray qu'ils étoient fort décrassez, et qu'il y en avoit plusieurs avec des Colliers de rubans de differentes couleurs. Mais vous conviendrez que c'est une inclination fort bizarre, et je suis persuadée qu'il y en a beaucoup entre-elles dont le goût est trop bon pour s'accommoder de cette coûtume. Il fallut, lors qu'elles danserent, laisser aller dans la chambre ces vilains animaux, et ils y firent plus de bruit que des Lutins. Ces Dames danserent à ma priere, le Baron de Castelnau ayant envoye querir les Flutes et les Tabourins. Pour vous faire entendre ce que c'est, il faut vous dire qu'un homme jouë en même tems d'un espece de Fifre et du Tabourin, qui est un instrument de bois fait en triangle et fort long, à peu prés comme une Trompette- marine, monté d'une seule corde, qu'on frape avec un petit bâton; cela rend un son de Tambour assez singulier.Les hommes qui étoient venus accompagner les Dames prirent chacun celle qu'il avoit amenée, et le branle commença en rond, se tenant tous par la main; ensuite ils se firent donner des cannes assez longues, ne se tenant plus que deux à deux avec des mouchoirs qui les éloignoient les uns des autres; leurs airs ont quelque chose de guai, et de fort particulier, et le son aigu de ces Flutes se mélant à celuy des Tabourins, qui est assez guerrier, inspire un certain feu qu'ils ne pouvoient moderer; il me sembloit que c'étoit ainsi que se devoit danser la Pirrique dont parlent les Anciens, car ces Messieurs et ces Dames faisoient tant de tours, de sauts et de cabriolles, leurs cannes se jettoient en l'air et se reprenoient si adroitement, que on ne peut décrire leur legereté et leur souplesse. J'eus aussi beaucoup de plaisir à les voir : mais cela dura un peu trop long-tems; et je commençois à me lasser de ce Bal mal ordonné, lorsque le Baron de Castelnau, qui s'en apperçût, fit apporter plusieurs bassins de tres-belles Confitures seiches. Ce sont des Juifs qui passent pour Portugais et qui demeurent à Bayonne qui les font venir de Gennes; ils en fournissent tout le Païs. On servit quantité de Limonades et d'autres Eaux glacées, dont ces belles Dames bûrent à longs traits, et la Fête finit ainsi.On me mena le lendemain voir la Synagogue des Juifs au Fauxbourg du Saint Esprit6Jouvin p. 70. "Nous estions logez dans le grand faux-bourg saint-Esprit,... Quelques-un disent que quelques Juifs y demeurent."; je n'y trouvay rien de remarquable. Monsieur de S. Pé, Lieutenant du Roy, qui m'étoit venu voir quoy qu'il fut fort incommodé de la Goute, me convia de dîner chez luy. J'y fis7Martin, pp. 19-20. " Le Jeudy 5. nous séjournâmes à Bayonne, pour régler nos affaires, qui consistoient à faire mener nôtre Carosse par des Mulets, renvoyer nos jumens, avoir une Litiére pour Monsieur D. G., des montures pour nous, & prendre des lettres de change pour Madrid. Joint à cela de petites provisions qu'il falut faire pour le voyage. Tout cela ne nous empêcha pas de profiter du régal que Monsieur Cheverry nous fit à dîner, qui estoit magnifique; & pour nous accoûtumer à la fatigue Monsieur Dandovins Capitaine de la Tour du S. Esprit nous donna a souper splendidement. Il y avoit une si grande profusion de viandes qu'on pouvoit l'appeler prodigalité. Les vins de Navarre, de Chalosse, & de Saragosse y estoient en abondance ; & pour finir cette Fête il y eut un Bal où toute la belle jeunesse de la ville se trouva: -mais comme il faloit avancer chemin, nous nous retirâmes de bonne heure, pour songer à notre départ." [Peut-être ne s'agit-il que d'une simple coïncidence; mais la mention des litières à prendre à Bayonne, le magnifique festin et le bal, tout cela donne à penser.] un repas tres-delicat et magnifique, car c'est un Païs admirable pour la bonne chere; tout y est en abondance et à tres-grand marché. J'y trouvay des femmes de Qualité extrémement bien faites, qu'il avoit priées pour me tenir compagnie; la vûë du Château8Jouvin, p.70. "Nous allâmes aussi voir l'autre Chasteau qui est dans le grand Bayonne, qui sont quatre tours rondes, basses, mais bien larges avec ses fossez remplis d'eau, défendu d'une grosse garnison... le Chasteau qui est peu éloigné de la Rivière d'Adour à l'un des bouts de la ville, où il fait beau se promener tout le long des remparts couverts de plusieurs rangées d'arbres, d'où on peut tres-bien remarquer que Bayonne est une grosse ville & une ville tres-forte." qui donne sur le Riviere est fort belle; il y a toûjours une bonne Garnison.Lorsque je fus de retour chez moy, je demeuray surprise d'y trouver plusieurs pieces de toile qu'on m'avoit apportées de la part des Dames qui m'étoient venuës voir, avec des Quaisses pleines de Confitures seiches et de Bougies. Ces manieres me parurent fort honnêtes pour une Dame qu'elles ne connaissoient que depuis trois ou quatre jours. Mais il ne faut pas que j'oublie de vous dire, qu'on ne peut voir de plus beau Linge que celuy que l'on fait en ce Païs-là; il y en a d'ouvré, et d'autre qui ne l'est point. La toile en est faite d'un fil plus fin que les cheveux, et le beau Linge y est si commun, qu'il me souvient qu'en passant les Landes9Jouvin, p. 63 "Il y a deux chemins pour aller de Bordeaux à Bayonne; l'on par les grandes Landes; & l'autre par les petites Landes... celuy des petites Landes, où il n'y a que des deserts, sans y avoir des villes & des villages..." de Bordeaux, qui sont des Deserts où l'on ne rencontre que des Chaumieres et des Païsans qui font compassion par leur extrême pauvreté, je trouvay qu'ils ne laissoient pas d'avoir d'aussi belles Serviettes que les gens de Qualité en ont à Paris.Je ne manquay pas de renvoyer à ces Dames de petits presens, que je crûs qui leur feroient plaisir. Je m'étois apperçeuë qu'elles aiment passionnément les Rubans, et elles en mettent quantité sur leur tête et à leurs oreilles; je leur en envoyay beaucoup, et je joignis à cela plusieurs beaux Evantails; en revanche elles me donnerent des Gands et des Bas de fil d'une finesse admirable.En me les envoyant, elles me convierent d'aller au Salut aux Peres Prescheurs10Jouvin p. 69. "Les Freres Prescheurs & les P. P. Capucins ont leurs Convents dans la grande ruë de ce petit Bayonne." , qui n'étoient pas éloignez de ma Maison. Elles sçavoient que j'ay quelque goût pour la Musique, et elles voulurent me regaler de ce qu'il y avoit de plus excellent dans la Ville, mais encore qu'il y eût de tres-belles voix, l'on ne pouvoit guère avoir du plaisir à les entendre, Parce qu'ils n'ont ni la methode ni la belle maniere du chant. J'ay remarqué dans toute la Guyenne et vers Bayonne que l'on y a de la voix naturellement et qu'il n'y manque que de bons Maîtres.Les Littieres que l'on devoit m'envoyer d'Espagne étant arrivées, je songeay à mon départ, mais je vous asseure que je n'ay jamais rien vû de plus cher que ces sortes d'Equipages, car chacune des Littieres a son Maître, qui l'accompagne, il garde la gravité d'un Senateur Romain, monté sur un Mulet et son Valet sur un autre, dont ils relayent de tems en tems ceux qui portent les Littieres; j'en avois deux, je pris la plus grande pour moy et pour mon enfant. J'avois outre cela quatre Mullets pour mes gens, et deux autres pour mon Bagage : pour les conduire, il y avoit encore deux Maîtres et deux Valets. Voyez quelle misere de payer cette quantité de gens inutiles pour aller jusqu'à Madrid, et pour en revenir aussi, parce qu'ils comptent leur retour au même prix: mais il faut s'accommoder à leur usage et se rüiner avec eux; car ils traitent les François ce qui s'appelle de Turc à Maure.Sans sortir de Bayonne je trouvay des Turcs et des Maures, et je croy même quelque chose de pis: ce sont les gens de la Doüanne. J'avais fait plomber mes Coffres à Paris tout exprés, pour n'avoir rien à déméler avec eux; mais ils furent plus fins, ou pour mieux dire, plus opiniâtres que moy, et il leur fallut donner tout ce qu'ils demanderent. J'en étois encore dans le premier mouvement de chagrin, lorsque les Tambours, les Trompettes, les Violons, les Flutes et les Tabourins de la Ville me vinrent faire desesperer; ils me suivirent bien plus loin que la Porte Saint Antoine, qui est celle par où l'on sort11Jouvin, pp. 85-86. "Il faut sortir de Bayonne par la porte saint Antoine pour entrer dans une campagne sterile, & couverte en quelques endroits de chataigniers, où on laisse à main droite les villages de Anglet, & Viarits, pour giller à Bidart, p. d. sur r. & après on monte à Guitari, p. d. proche le bord de la mer, qu'on suit sur le sablon, lorsqu'on approche de Saint Jean du Luz, B. I Il y a un port de mer, dont l'entrée est fermée de deux montagnes, défenduës de quelques tours qui sont au dessus. Il y a une petite Riviere qui s'y dégorge, où la mer remonte avec grand reflux, le long d'un grand quay qui fait le port de ce bourg, où les grandes barques peuvent aborder. Devant la grande place où on bastit une tres-belle Eglise, on passe sur un pont de bois... Icy les marchandises payent le droit de passage de France en Espagne, d'où il faut monter, & là sont plusieurs pommiers & arbres fruictiers, proche le fort Chasteau d'Artoys, & plus avant Orognes, p. d. où on commence à parler Biscayen. Ensuite il y a encore quantité de pommiers, & quelques montagnes dont le haut se nomme passage de Beobie, d'où on descend, laissant à main droite Andaye, p. derniere place du Royaume de France, où on passe pour aller à Fuenterabia, v. qui est aux Espagnols, mais le droit chemin est de passer la Rivière d'Andaye dans une barque, qui vient des hautes montagnes, & qui fait la separation des deux Royaumes de France & d'Espagne. En la passant on voit à main droite une Isle qu'on appelle l'Isle de la Conference, où s'est fait le mariage entre Louys XIV. Roy de France, & Marie-Therese Infante d'Espagne, l'an 1659... On voit à main droite la ville forte de Fuentarabia, adossée d'une chaîne de hautes montagnes, qui bordent la mer." quand on va en Espagne par la Biscaye; ils joüoient chacun à leur mode et tous à la fois, sans s'accorder; c'étoit un vray charivary. Je leur fis donner quelque argent, et comme ils ne vouloient que cela, ils prirent promtement congé de moy. Aussi-tôt que nous eûmes quitté Bayonne, nous entrâmes dans une campagne sterile, où nous ne vîmes que des Chataigniers : mais nous passâmes ensuite le long du rivage de la Mer, dont le sable fait un beau chemin, et la vûe est fort agreable en ce lieu.Nous arrivâmes d'assez bonne heure à Saint Jean de Luz12Brunel, p. 4 (R. H. p. 125.) " Estant resolus d'y entrer du costé de S. Sebastien qui est le plus aisé, pour le faire avec plus de seureté, nous fûmes coucher au dernier Bourg de France qui se nomme les S. Jean de Luz. Comme il fait tout le commerce d'entre ces deux Frontieres, il vaut une bonne Ville, car il est grand, vaste, riche & bien basty. On estime fort les matelots, qu'on en tire pour la pesche des moruës & des Baleines. il ne se peut rien voir de plus joly, c'est le plus grand Bourg de France et le mieux bâty; il y a bien des Villes beaucoup plus petites. Son Port de Mer est entre deux hautes Montagnes, qu'il semble que la Nature a placées exprès pour le garantir des orages; la riviere de Nivelle s'y dégorge, la Mer y remonte fort haut, et les grandes Barques viennent commodément dans le Quay. On dit que les Matelots en sont tres-habiles à la pesche de la Baleine et de la Moluë. On nous y fit fort bonne chere, et telle, que la table étoit couverte de Pyramides de Gibier. Mais les Lits ne répondoient point à cette bonne chere, il leur manque des Matelats; ils mettent deux ou trois lits de plumes de Coq les uns sur les autres, et ces plurnes sortant de tous les côtez font fort mal passer le tems. Je croyoîs, lorsqu'il fallut payer, que l'on m'alloit demander beaucoup : mais ils ne me demanderent qu'un demy Loüis, et asseurément il m'en auroit coûté plus de cinq Pistolles à Paris.La situation de S. Jean de Luz est extrémement agreable.On trouve dans la grande Place une belle Eglise bâtie à la moderne; l'on passe en ce lieu la Riviere de Nivelle sur un Pont de bois d'une extraordinaire longueur. Il y a là des Peagers qui font payer le droit des Marchandises et des hardes que l'on porte avec soy. Ce droit n'est reglé que par leur volonté, et il est excessif quand ils voyent des Etrangers. Je me tuois de parler François et de protester que je n'étois point Espagnolle; ils faignoient de ne me pas entendre, ils me rioient au nez; et s'enfonçant la tête dans leurs Cappes de Bearn, il me sembloit voir des Voleurs déguisez en Capucins. Enfin, ils me taxerent à dix-huit Ecus; ils trouvoient que c'étoit grand marché, et pour moy je trouvois bien le contraire. Mais je vous l'ay déjà dit, ma chere Cousine, quand on voyage en ce Païs icy, il faut faire provision de bonne heure de patience et d'argent.Je vis le Château d'Artois qui paroît assez fort; et un peu plus loin Orognes, où l'on ne parle que Biscayn, sans se servir de la Langue Françoise ni de l'Espagnolle. Je n'avois dessein que d'aller coucher à Iron, qui n'est éloigné de Saint jean de Luz que de trois petites lieuës, et j'étois partie après midy. Mais la dispute que nous avions euë avec les Gardes du Pont, la peine que nous eûmes à passer les Montagnes de Beobie13Le texte a : Beotie., et le mauvais tems joint à d'autres petits embarras qui survinrent, furent cause que nous n'arrivâmes qu'à la nuit au bord de la riviere de Bidassoa, qui separe la France de l'Espagne. Je remarquay le long du chemin depuis Bayonne jusques là des petits Chariots sur lesquels on met toutes les choses que l'on transporte; il n'y a que deux rouës qui sont de fer et le bruit en est si grand, qu'on les entend d'un quart de lieuë lorsqu'il y en a plusieurs ensemble, ce qui arrive toûjours, car on en rencontre soixante et quatrevingt à la fois; ce sont des Bœufs qui les traînent. J'en ay vû de pareils dans les Landes de Bordeaux et particulierement ducôté de Daxe. La Riviere de Bidassoa est d'ordinaire fort petite, mais les neiges fondües l'avoient grossie à tel point, que nous n'eûmes pas peu de peine à la passer, les uns en bateau, et les autres a la nâge sur leurs Mulets; il faisoit un grand clair de Lune, à la faveur duquel on me fit remarquer à main droite l'Isle de la Conference, où s'est fait le Mariage de nôtre Roy avec MarieThérése, Infante d'Espagne. Je vis peu aprés la Forteresse de Fontarabie14Brunel, p. 5. (R. H. p. 125.) "Nous n'avions le lendemain à faire que deux lieuës pour estre dans les terres du Roy d'Espagne, & nous découvrismes d'assez loin Fontarabie, qui est une forteresse sur l'embouchure du Bidassoa, qui est un Fleuve ou plutost un Torrent qui separe les deux Royaumes. Il est assez large à l'endroit où on le passe, qui est marécageux, & qui se grossit & se diminuë par le flux & le reflux. Quand il est bas, il est guayable en beaucoup d'endroits.", qui est au Roy d'Espagne; elle est à l'embouchûre de cette petite Riviere. Le flux et reflux de la Mer y entre. Nos Rois prétendoient15Bertaut, pp. 7-8. "Les Espagnols aussi bien que nous, pretendent que toute cette Riviere leur appartient, & disent mesme que le rivage du costé de la France est à eux, afin de ne pas avoüer qu'en l'entreveüe de Loüis Onziesme avec Henry Roy d'Espagne, celuy-cy ait passé en Espagne pour parler à Loüis... Pour ce qui est du differend pour la propriété de la Riviere, il [Mariana] dit precisément 1. 29. c. 23. qu'il y eut une si grande dispute entre ceux de Fontarabie & ceux d'Andaye, qu'on en vint aux armes, & qu'enfin des juges nommez par les deux Rois qui estoient Loüis Douziéme & Ferdinand, ordonnerent qu'elle seroit commune." autresfois qu'elle leur appartenoit, et ceux d'Espagne le prétendoient aussi. Il y a eu de si grandes contestations là-dessus, particulierement entre les Habitans de Fontarabie et ceux d'Andaye, qu'ils en sont venus plusieurs fois aux mains. Cette raison obligea Loüis. XII. et Ferdinand de regler qu'elle seroit commune entre les deux nations. Les François et les Espagnols partagent les droits de la Barque16Brunel, pp. 5-6. (R. H. pp. 125-126.) "Les droits de la Barque sont à moitié aux François, & à moitié aux Espagnols. Ceux-là, tirent le payement quand on passe en Espagne, & ceux-cy le touchent de ceux qui vont en France, mais de tous les deux costez on rançonne également le passager. Il y a autant de communication sur cette Frontiere que s'il n'y avoit point de guerre entre les deux Nations, aussi n'a-t-elle pas besoin qu'elle s'y fist, car la desolation y seroit aussi-tost universelle. C'est un pays pauvre & montagneux, où il ne croist que du fer, tant ce qu'en tient la France, que ce que l'Espagnol en possède, & qui en est la plus grande partie. Il se nomme les Biscaye. On y parle une Langue qui n'est entenduë que de ceux du pays, aussi est elle si pauvre, qu'un mesme mot signifie plusieurs choses, & qu'elle ne peut par cette raison estre receuë dans le commerce; on ne l'écrit point, & les petits enfants apprentient à l'escole le Castillan ou le François, selon le Roy auquel ils sont Sujets.C'est une surprise bien grande que dès qu'on est au delà du Bidassoa, on n'est plus entendu si l'on ne parle Espagnol, au lieu qu'un moment auparavant on s'y aydoit du François."; ces derniers tirent le payement de ceux qui passent en Espagne, et les premiers le reçoivent de ceux qui vont en France, mais des deux côtez l'on rançonne également.La Guerre n'empêche point le commerce sur cette Frontiere; il est vray que c'est une necessité dont leur vie dépend: ils mourroient de misere, s'ils ne s'entr'assistoient. Ce Païs appellé la Biscaye est plein de hautes Montagnes, où l'on trouve beaucoup de Mines de fer. Les Biscayens grimpent sur les Rochers aussi vîte et avec autant de legereté que feroit un Cerf. Leur Langue (si l'on peut appeler Langue un tel baragoüin) est si pauvre, qu'un même mot signifie plusieurs choses. Il n'y a que les Naturels du Païs qui la puissent entendre; et l'on m'a dit qu'afin qu'elle leur soit plus particuliere, ils ne s'en servent pas pour ecrire; ils font apprendre à leurs enfans à lire et à écrire en François ou en Espagnol, selon le Roy duquel ils sont Sujets. Il est vray qu'aussitôt que j'eûs passé la petite Riviere de Bidassoa, on ne m'entendoit plus à moins que je ne parlasse Castillan ; et ce qui est de singulier, c'est qu'un demy quart d'heure auparavant on ne m'auroit pas entenduë si je n'avois parlé François.Je trouvay de l'autre côté de cette Riviere un Banquier de S. Sebastien à qui j'étois recommandée, il m'attendoit avec deux de ses parens; les uns et les autres étoient vêtus à la Schomberg, c'est proprement à la maniere de France, mais d'une maniere ridicule; les Just'au-corps sont courts et larges, les manches ne passent pas le coude, et sont ouvertes par devant; celles de leurs chemises sont si amples, qu'elles tombent plus bas que le Just'au-corps. Ils ont des Rabats sans avoir de colets de pourpoint, des Perruques où il y a plus de cheveux qu'il n'en faut pour en faire quatre autres bien faites, et ces Cheveux sont plus frisez que du crin boüilly; l'on ne peut voir des gens plus mal coëffez. Ceux qui ont leurs Cheveux, les portent fort longs et fort plats; ils les separent sur le côté de la tête, et en passent une partie derriere les oreilles : mais quelles oreilles, bon Dieu! Je ne croy pas que celles de Midas fussent plus grandes, et je suis persuadée que pour les allonger, ils se les tirent étant encore petits; ils y trouvent sans doute quelque sorte de beauté.Mes trois Espagnols me firent en mauvais François de tres grands et tres ennuyeux complimens; nous passâmes le Bourg de Tran17Voir p. 63., qui est à peu prés à un quart de lieuë de la Riviere et nous arrivâmes ensuite à Irun, qui en est éloigné d'un autre quart de lieuë. Cette petite Ville est la premiere d'Espagne que l'on trouve en sortant de France. Elle est mal bâtie; les rües en sont inégales, et il n'y a rien dont on puisse parler. Nous entrâmes dans l'Hôtellerie par l'Ecurie, où donne le pied du degré par où l'on monte à la Chambre; c'est l'usage du Païs. Je trouvay cette Maison fort éclairée par une quantité de Chandelles qui n'étoient guère plus grosses que des allumettes; il y en avoit bien quarante dans ma Chambre, attachées sur des petits morceaux de bois; l'on avoit mis au milieu un brasier plein de noyaux d'Olives en charbon, pour ne pas faire mal à la tête.L'on me servit un grand souper que les Galands Espagnols m'avoient fait preparer; mais tout étoit si plein d'ail, de safran et d'épice, que je ne pûs manger de rien; et j'aurois fait fort mauvaise chere, si mon Cuisinier ne m'eût accommodé un petit Ragoût de ce qu'il put trouver le plûtôt prêt.Comme je ne voulois aller le lendemain qu'à Saint Sebastien, qui n'en est éloigné que de sept ou huit lieuës, je crûs que je devois dîner avant que de partir. J'étois encore à table, lorsqu'une de mes femmes m'apporta ma Montre pour la monter à midy, comme c'étoit ma coûtume; c'étoit une montre d'Angleterre de Tompion18Dans l'édition originale : Tampion., qui rappelloit les heures et qui me coûtoit cinquante Loüis. Mon Banquier, qui étoit auprés de moy, me témoigna quelqu'envie de la voir; je la luy donnay avec la civilité que l'on a d'ordinaire, lorsque l'on présente ces sortes de choses. C'en fut assez : mon Homme se leve, me fait une profonde reverence et me dit qu'il ne méritoit pas un Present si considerable, mais qu'une Dame comme moy n'en pouvoit faire d'autre; qu'il m'engageoit sa foy et sa parolle qu'il garderoit ma Montre toute sa vie et qu'il m'en avoit la derniere obligation. Il la baisa en achevant ce beau compliment et l'enfonça dans une poche plus creuse qu'une besasse. Vous m'allez trouver bien sotte de ne rien dire à tout cela; j'en tombe d'accord, mais je vous avouë que je demeuray si surprise de son procédé, que la Montre avoit déja disparu avant que je pûsse bien déterminer ce que je voulois faire. Mes femmes et ceux de mes gens qui se trouverent presens me regardoient; je les regardois aussi, toute rouge de honte et de chagrin d'être prise pour dupe. Je ne l'aurois pas été long-tems, car, graces à Dieu, je sçay fort bien comme on refuse ce que l'on ne veut pas donner, mais je fis reflexion que cet Homme devoit me compter une grosse somme pour achever mon Voyage et pour renvoyer de l'argent à Bordeaux où j'en avois pris; que j'avois des Lettres de credit pour luy, sur lesquelles, en cas de fâcheries, il pouvoit me faire attendre et dépenser deux fois la valeur de la Montre. Enfin, je la luy laissay, et j'essayay de me faire honneur d'une chose qui me faisoit grand dépit.J'ay sçû, depuis cette petite Avanture, que c'est la mode en Espagne, lorsque l'on presente quelque chose à quelqu'un, et qu'on baise la main, que ce quelqu'un peut l'accepter s'il en a envie. Voilà une assez plaisante mode; et comme je ne l'ignore plus, ce sera ma faute si j'y suis ratrapee.Je partis de cette Hôtellerie où l'on acheva de me rüiner, car tout est gueux en ce Païs-là, et tout y voudroit être riche aux dépens du Prochain. Peu après19Jouvin, p. 86. "Après Irun, on entre dans les montagnes des Pyrenées, & on trouve une quantité de pommiers : avant que de passer une tres haute montagne, à la cime de laquelle il y a une Chapelle dans les bois, d'où descendant le chemin est pavé, & accommodé pour le rendre plus facile : on a la veuë sur plusieurs petites vallées agreables où est Yarsun, b. 2. d'où on ne fait que monter & descendre jusqu'à Rentery, p. d. sur r. [Seulement cette r[ivière], c'est le Rio Oyarzun, et non, comme le dit Mme d'Aulnoy, la rivière d'Andaye, qu'elle a laissée derrière elle en traversant les montagnes. Cf. pp. 63-641 que nous fûmes sorties de la Ville, nous entrâmes dans les Montagnes des Pyrenées, qui sont si hautes et si droites, que lors qu'on regarde en bas l'on voit avec frayeur les Precipices qui les environnent. Nous allâmes de cette maniere jusqu'à Rentery; Dom Antonio (c'est le nom de mon Banquier) prit les devans et pour me faire aller plus commodément, il m'obligea de quitter ma Littiere, parce qu'encore que nous eussions traversé beaucoup de Montagnes, il en restoit de plus difficiles à passer. Il me fit entrer dans un petit Bateau qu'il avoit fait preparer pour descendre sur la riviere d'Andaye, jusqu'à ce que nous fussions proche de l'emboucheure de la Mer, où nous vimes d'assez prés les Gallions du Roy d'Espagne; il y en avoit trois d'une grandeur et d'une beauté considerable; nos petits Bateaux étoient ornez de plusieurs Banderolles peintes et dorées; ils étoient conduits par des Filles d'une habileté et d'une gentillesse charmante ; il y en a trois à chacun, deux qui rament, et une qui tient le Gouvernail.Ces Filles sont grandes, leur taille est fine, le tein brun, les dents admirables, les cheveux noirs et lustrez comme du geais; elles les nattent et les laissent tomber sur leurs épaules, avec quelques rubans qui les attachent; elles ont sur la tête un espece de petit Voile de Mousseline brodée de fleur d'or et de soye qui voltige et qui couvre la gorge; elles portent des pendans d'Oreilles d'or et de Perles et des Colliers de Corail; elles ont des especes de Just'aucorps comme nos Bohémiennes, dont les manches sont fort serrées. Je vous asseure qu'elles me charmerent. L'on me dit que ces Filles au Pied-marin nâgeoient comme des Poissons et qu'elles ne souffroient entre elles ni femmes ni hommes; c'est une espece de petite Republique où elles viennent de tous côtez, et leurs parens les y envoyent jeunes. Quand elles veulent se marier, elles vont à la Messe à Fontarabie (c'est la Ville la plus proche du lieu qu'elles habitent) et c'est là que les jeunes gens se viennent choisir une femme à leur gré; celuy qui veut s'engager dans l'Himenée, va chez les parens de sa Maîtresse leur declarer ses sentimens, regler tout avec eux, et cela étant fait, l'on en donne avis à la Fille. Si elle en est contente, elle se retire chez eux, où les Nôces se font. Je n'ay jamais vû un plus grand air de gayeté, que celuy qui paroît sur leurs visages; elles ont de petites Maisonnettes qui sont le long du rivage, et elles sont sous de vieilles Filles aus-quelles elles obeïssent comme si elles étoient leurs Meres; elles nous contoient toutes ces particularitez en leur langage, et nous les écoutions avec plaisir, lorsque le Diable qui ne dort point nous susita noise.Mon cuisinier, qui est Gascon et de l'humeur vive des gens de ce Païs-là, étoit dans un de nos Bateaux de suite, assis proche d'une jeune Biscayenne qui luy parut tres-jolie; il ne se contenta pas de le luy dire, il voulut lever son Voile, et le voulut bien fort; elle n'entendit point de raillerie, et sans autre compliment, elle luy cassa la tête avec un Aviron armé d'un Croc qui étoit à ses pieds. Quand elle eut fait cet exploit, la peur la prit, elle se jetta promtement dans l'eau, quoy qu'il fit un froid extrême; elle nâgea d'abord avec beaucoup de vitesse; mais comme elle avait tous ses habits, et qu'il y avoit loin jusqu'au rivage, les forces commencerent à luy manquer. Plusieurs filles qui étoient sur la Gréve, entrerent vite dans leurs Bateaux pour la secourir; cependant celles qui étoient restées avec le Cuisinier, craignant la perte de leur Compagne, se jetterent sur luy comme deux Furies; elles vouloient resolument le noyer, et le petit Bateau n'en alloit pas mieux, car il pensa deux ou trois fois se renverser; nous voyions du nôtre toute cette querelle, et mes gens étoient bien empêchez à les separer et à les appaiser.Je vous asseure que l'indiscret Gascon fut si cruellement battu, qu'il en étoit tout en sang, et mon Banquier me dit que quand on irritoit ces jeunes Biscayennes, elles étoient plus farouches et plus à craindre que des petits Lions. Enfin nous prîmes terre, et nous étions à peine débarquez, que nous vîmes cette Fille que l'on avoit sauvée bien à propos, car elle commençoit à boire lorsqu'on la tira de l'eau. Elle venoit à nôtre rencontre avec plus de cinquante autres, chacune ayant une Rame sur l'épaule; elles marchoient sur deux longues files, et il y en avoit trois à la tête qui joüoient parfaitement bien du Tambour de Basque; celle qui devoit porter la parolle s'avança, et me nommant plusieurs fois Andria, qui veut dire Madame (c'est tout ce que j'ay retenu de sa Harangue), elle me fit entendre que la peau de mon Cuisinier leur resteroit, ou que les Habits de leur Compagne seroient payez à proportion de ce qu'ils étoient gâtez. En achevant ces mots, les joüeuses de Tambours commencerent à les fraper plus fort; elles pousserent de hauts cris, et ces belles Pyrates firent l'Exercice de la Rame, en sautant et dançant avec beaucoup de disposition et de bonne grace.Dom Antonio, pour m'indemniser du Present qu'il m'avoit escamoté (j'en parle souvent, mais il me tient encore au cœur), voulut pacifier toutes choses; il trouvoit que mon Cuisinier qui se croyoit suffisamment battu, auroit raison de ne vouloir rien donner, et ce fut luy qui distribua quelques Patagons à la Troupe Maritime. A cette vûë, elles firent des cris encore plue grands et plus longs que ceux qu'elles avoient déja faits, et elles me souhaiterent un heureux voyage et un promt retour, chacune dançant et chantant avec les Tambours de Basque.Nous entrâmes20Bertaut, p.11. "De façon que le lendemain 2. d'Octobre mon Muletier me conduisit par un chemin effroyable, où il ne me paroissoit pas d'abord qu'on pût aller : c'est pourquoy je luy disois qu'il se méprenoit sans doute, car c'estoit par un sentier de pierres fort étroit, qui avoit d'un costé un précipice où couloit le Torrent qui forme la riviere Bidassoa, & de l'autre une aussi grande montagne que la Rune, qui est la plus haute de ces quartiers." dans un chemin tres-rude et nous montâmes long-tems par des sentiers si étroits, au bas desquels il y a des Precipices, que j'avois grand peur que les Mulets qui portoient ma Littiere ne fissent un faux pas. Nous passâmes ensuite21Jouvin, p. 86. " ...on ne fait que monter & descendre jusqu'à Rantery, p. d. sur r. ensuite il faut encore monter, & à la descente le chemin est pavé de petites pierres & de cailloux, dont ces montagnes sont toutes parsemées... Ensuite de ce pont, il faut encore passer des montagnes, & après estre descendu, on arrive sur de grands sablons, où est le Convent de saint François, proche la petite Riviere, où on passe le pont de bois pour entrer dans saint Sebastien, v. i. d. à huit lieuës de la ville de Bayonne." [rivière qui, naturellement, n'est pas non plus celle d'Andaye]. une Campagne sabloneuse. Je m'arrêtay quelque tems au Convent de S. François; il est bâty proche de la riviere d'Andaye; nous la traversâmes sur un Pont de bois extremément long, et bien que nous fussions fort proche de S. Sebastien22Brunel, p. 7-10 (R. H. pp. 127-128) "Au travers de beaucoup de Montagnes qui font un chemin assez incommode & pierreux, nous allasmes cemesme soir coucher à S. Sebastien. On en est auprès sans le voir, y ayant une grande butte de sable qui le couvre. Quand on l'a passée, on voit cette Ville au pied d'une montagne qui la deffend de la Mer, bien que presque des deux costez elle l'embrasse de ses ondes qu'elle pousse assez avant pour y former un port. Mais pour y assurer les Vaisseaux, on y a fait un reduit en forme de bassin, où ils viennent à costé de la Ville, & au pied de la montagne qui les couvre du vent & de la tempeste. Bien qu'il n'y ait aucune apparence qu'ils y puissent estre maltraitez par l'orage, on nous dit qu'il s'estoit neant moins veu des temps si estranges qu'ils avoient fracassé jusques aux Navires qui estoient à l'ancre dans le Port.Bilbao & Sainct Sebastien sont les principaux Ports que tient le Roy d'Espagne en la Mer Oceanne.... Saint Sebastien est situé dans un pays fort petit qu'on nomme Guipuscoa. Ce qui me plaît davantage de cette ville, est que les ruës y sont larges, fort droites & tres-bien pavées d'une pierre qui est comme celle de Florence. Le principal revenu de tout ce pays, se tire de quelques mines de fer. Il y en a de si riches, & d'un métal si pur, qu'elles en peuvent fournir toute l'Europe. Les laines de la vieille Castille s'y embarquent aussi en bon nombre de sacs & de balles, qu'en envoyent les marchands de divers lieux.", nous ne l'apper- cevions point encore, parce qu'une butte de sable assez haute cachoit cette Ville. Elle est située23Jouvin, pp. 87-88. "Saint Sebastien est une ville située proche une petite R. & adossée d'une montagne qui la met à l'abry des vents du costé de la mer, en rendant en mesme-temps son port tres-bon, & frequenté pour ce sujet de plusieurs vaisseaux; car il est profond, & fermé de deux môles ou ponts de pierres, qui ne laissent de la place, que pour y passer un seul vaisseau, & cette entrée est defenduë d'une grosse tour quarrée, où il y a garnison... Au devant de ce port est une grande baye, don't l'entrée est étrecie de deux hautes montagnes, une desquelles met le port à l'abry, où sur le haut est un fort Chasteau, que les murailles de la ville enveloppent, laquelle est située au pied, où on remarque doubles murailles. Les dernieres faites sont accompagnées de demie-lunes, & de grands bastions qui rendent la ville de saint Sebastien une ville tres-forte, & de grand commerce, où les Flamans apportent des Marchandises de toutes les sortes qu'on transporte de là sur des mulets par toute l'Espagne, & y chargent des laines tres-fines, du fer, & de l'acier en quantité... Ses ruës sont larges & belles..." au pied d'une Montagne qui sert d'un côté comme de Digue à la Mer; elle en est si proche, qu'elle y forme un Bassin, et les Vaisseaux viennent jusqu'au pied de cette Montagne pour se mettre à l'abry des orages; car il y a quelquefois là des tempêtes extraordinaires et des Ouragans si affreux, que les Navires à l'ancre perissent dans le Port. Il est profond et fermé de deux Môles, qui ne laissent qu'autant de place qu'il en faut pour passer un seul Navire. On a élevé de cet endroit une grosse Tour quarrée, où il y a toujours une bonne Garnison pour se défendre en cas de surprise. Le jour étoit beau pour la Saison où nous sommes; je trouvay la Ville assez jolie; elle est ceinte d'un double mur. Il y a plusieurs pieces de Canon sur celuy qui donne du côté de la Mer, avec des bastions et des demie-lunes. Elle est située dans une Province d'Espagne nommée Guipuscoa; les dehors en plaisent infiniment à cause que la Mer, comme je viens de vous le dire, luy sert de Canal. Les Ruës de cette Ville sont longues et larges, pavées d'une grande pierre blanche qui est fort unie, et toûjours nettes; les Maisons en sont assez belles, et les Eglises tres propres, avec des Autels de bois chargez depuis la Voûte jusqu'au bas de petits Tableaux grands comme la main. Les Mines de Fer et d'Assier se trouvent tres-facilement dans tout le Païs; on y en voit de si pur, que l'on tient qu'il n'y en a point de pareil en Europe; c'est leur plus grand trafic. On y embarque les Laines qui viennent de la vieille Castille, et il s'y fait un gros Commerce. Bilbao et Saint Sebastien sont les deux Ports les plus considerables que le Roy d'Espagne ait sur l'Ocean; le Château24Brunel p. 10 (R. H. p.129) "..Le Chasteau ou Citadelle qui est sur le haut de la montagne, au pied de laquelle est la ville, sert plûtost de guerite pour la découverte, que de défense à cette Place." est tres élevé et d'une mediocre défense; j'y ay pourtant vû d'assez belles pieces de Canon, et il y en a quantité le long des Ramparts; mais la Garnison est si foible que des femmes la battroient avec leurs Quenoüilles. Tout est aussi cher25Jouvin, p. 88. "Le Cydre est à tres-bon marché dans saint Sebastien, mais le vin, la viande, les logemens, & le reste des vivres y sont tres-chers." dans cette ville qu'à Paris; on y fait tres-bonne chere, le Poisson est excellent, et l'on me dit que les Fruits y étoient d'un goût et d'une beauté admirable.Je descendis dans la meilleure Hôtellerie, et quelque tems aprés que j'y fus, Dom Fernand de Tolede envoya un Gentilhomme sçavoir s'il pourroit me voir sans m'incommoder; mon Banquier qui le connoissoit et qui étoit pour lors dans ma Chambre, me dit que c'étoit un Espagnol de grande Qualite, Neveu du Duc d'Albe, qu'il venoit de Flandres, et qu'il alloit à Madrid. Je le reçûs avec l'honnêteté qui étoit deuë à sa Naissance, et j'y ajoûtay bien-tôt des égards particuliers pour son propre Merite; c'est un Cavalier qui est bien fait de sa personne, qui a de l'esprit et de la politesse; il est complaisant et agreable. Il parle aussi bien François que moy, mais comme je sçay l'Es- pagnol et que je serois bien-aise de le sçavoir encore mieux, nous ne parlâmes qu'en cette Langue.Je restay tres-satisfaite de ses manieres; il me dit qu'il étoit venu en poste depuis Bruxelles, et que si je le trouvois bon, il augmenteroit mon train et seroit de ma suite. Je crûs qu'il railloit et je luy répondis en plaisantant, mais il ajouta que les chemins etoient si remplis de Neiges, qu'effectivement il luy seroit impossible d'aller en poste; qu'il pourroit bien faire sur des Chevaux de plus grandes traites que s'il alloit en Littiere, mais que l'honneur de m'accompagner, etc.... Enfin je connus qu'il étoit fort honnète et qu'il ne démentoit point la galanterie naturelle aux Cavaliers Espagnols; je regarday comme un tres-grand secours d'avoir un homme de cette Qualite, et du Païs qui sçauroit se faire entendre, et encore mieux se faire obeï par les Muletiers, qui ont des têtes de fer et des ârnes de bouë.Je luy dis que j'étois fort aise de l'avoir rencontré, et que les fatigues du chemin me seroient bien adoucies par une aussi bonne compagnie que la sienne. Il commanda aussi-tôt à son Gentilhomme d'aller chercher une Littiere pour luy; il étoit dejà tard, il prit congé de moy, et je me couchay aprés avoir bien soupé; car, ma chere cousine, je ne suis pas une Heroïne de Roman, qui ne mange point. 26Ici prend place la première des nouvelles insérées dans la les Relation - [Les Amants]. Deux jeunes gens de Burgos, deux frères, sont confiés pour finir leur éducation à un gentilhomme de Blaye. Ils tombent amoureux de ses deux filles et les enlèvent. A Saint-Sébastien ils rencontrent l'oncle et tuteur des jeunes gens qui enferme ses neveux et fait aux jeunes filles une scène violente. Les jeunes gens forcent les portes et viennent au secours de celles qu'ils aiment. L'oncle se voit forcé de consentir au mariage.Quelques Dames de la Ville qui me sont venuës voir veulent m'arrêter; elles me proposent d'aller chez des Religieuses27Brunel, p. 10 (R. H. p. 129) "Nous avions esté recommandez à un fort honneste Marchand, qui l'apre dînée, nous mena à un Convent de Religieuses où nous oüismes une pitoyable Musique.... Leur Convent est sur une hauteur ..", dont le Convent est au haut de la Côte; elles m'offrent de m'y faire entrer, et me disent que la veuë de ce lieu n'a point de bornes; que l'on découvre tout à la fois la Mer, des Vaisseaux, des Villes, des Bois et des Campagnes; elles vantent fort la voix, la beauté et les agrémens de ces Religieuses. Ajoutez à cela, que le mauvais tems est augmenté d'une telle maniere, et que la Neige est tombée en si grande abondance, que personne ne me conseille de me mettre en chemin. J'ay balancé un peu, mais l'impatience que j'ay de me rendre à Madrid, l'emporte sur toutes ces considerations, et je pars demain; j'ay reçû de mon Banquier l'argent dont j'avois besoin. Il ne faut pas au reste que j'oublie de vous dire que les Habitans de cette Ville ont un Privilege assez particulier et dont aussi ils se vantent beaucoup : c'est que lorsqu'ils traitent de quelques Affaires avec le Roy d'Espagne et que c'est directement avec luy, il est obligé de leur parler la tête découverte; on ne m'en a pû dire la raison.On m'a avertie qu'il faut faire une grosse provision pour ne pas mourir de faim en quelques endroits par où nous devons passer. Comme les Jambons et les Langues de Porc sont en reputation dans le Païs, j'en ay fait prendre une bonne quantité, et à l'égard du reste, nous n'avons rien oublié. Cependant c'est aujourd'huy le jour du Courrier, je ne veux pas laisser passer cette occasion de vous donner de mes nouvelles, ma chere Cousine, et de vous asseurer de toute ma tendresse.A S. Sebastien, Ce 20 Fevrier 1679SECONDE LETTREJe reprens sans compliment la suite de mon Voyage, ma chere Cousine. En sortant de Saint Sebastien1Brunel, p. 13 (R. H. p. 131) "A une journée & demie de S. Sebastien, il nous falut passer une assez grande Montagne, qu'on nomme le Mont S.Adrien. Elle n'est pas des plus rudes ny des plus affreuses, mais ce que j'y trouve de remarquable, est qu'au haut il y a comme une creste au dos du rocher, qui empesche absolument de la passer, & que la nature sembloit avoir mise pour une separation fixe & insurmontable, entre la Biscaye & la vieille Castille. Aussi a t'il falu en ouvrir le passage à force de marteaux, de ciseaux, ou de mines; car on a percé le rocher, & on marche trente ou quarante pas dans l'ouverture qu'on y a faite.", nous entrâmes dans un chemin fort rude, qui aboutit à des Montagnes si affreuses et si escarpées, que l'on ne peut les monter qu'en grimpant: on les appelle Sierra de Sant Adrian. Elles ne montrent que des Precipices et des Rochers, sur lesquels un Amant desesperé se tuëroit à coup sûr, pour peu qu'il en eût envie. Des Pins d'une hauteur extraordinaire couronnent la cime de ces Montagnes; tant que la vûë peut s'étendre, on ne voit que des Deserts coupez de Ruisseaux plus clairs que le Crystail. Vers le haut du Mont Saint Adrian, on trouve un Rocher fort élevé, qui semble avoir été mis au milieu du chemin pour enfermer le passage et separer ainsi la Biscaye de la Vieille Castille. Un long et penible travail a percé2Jouvin, pp. 90-91. "Le mont saint Adrian est un passage des monts Pyrenées qu'on a percé, afin d'ôter la difficulté de monter par dessus un rocher qui s'élève sur ce passage, où il se fait comme une petite vallée qu'on suit en la montant, laquelle vallée finit au haut où est ce rocher planté, qui bouche ce passage, & qui pour estre haut, n'est large environ que de cinquante pas; c'est pourquoy on l'a taillé & percé en façon de voute, haute de trois toises, & large de huit pas. L'entrée est fermée d'une porte & d'une maison, qui est une hostellerie, & hospital tout seuls au dessous de ce rocher où il y a une petite Chapelle de S. Adrian, & quelques cavernes ou lieux obscurs, car le jour n'y entre que par l'entrée, & par la sortie, d'où il faut encore un peu monter, pour arriver au plus élevé de la montagne saint Adrian, qui est toute couverte de grands bois de haistre. On a de tout temps apprehendé à passer par ce trou, à cause de la rencontre qu'on y fait souvent de voleurs, qui se retirent dans les montagnes voisines pour attendre à ce passage, les passans... Si-tost qu'on est arrivé sur ce haut où est un gibet, il faut descendre en mesme temps par les bois, où se forme un petit r. qu'on suit..." cette Masse de pierre en façon de Voûte : on marche quarante ou cinquante pas dessous sans recevoir de jour que par les ouvertures qui sont à chaque entrée; elles sont fermées par de grandes Portes. On trouve sous cette Voûte une Hôtellerie que l'on abandonne l'Hyver à cause des Neiges. On y voit aussi une petite Chapelle de Saint Adrian et plusieurs Cavernes où d'ordinaire les Voleurs se retirent, de sorte qu'il est dangereux d'y passer sans être en état de se défendre. Lorsque nous eûmes traversé le Roc, nous montâmes encore un peu pour arriver jusqu'au sommet de la Montagne, que l'on tient la plus haute des Pyrennées; elle est toute couverte de grands bois de Haître. Il n'a jamais été une si belle Solitude : les Ruisseaux y coulent comme dans les Valons; la vûë n'est bornée que par la faiblesse des yeux; l'ombre et le silence y regnent, et les Ecos répondent de tous côtez. Nous commençâmes ensuite à descendre autant que nous avions monté; l'on voit en quelques endroits des petites plaines peu fertiles3Brunel, p. 14. (R. H. p. 132.) "Tout le pays n'est que sable & petits tertres peu fertiles, qui souvent sont entrecoupez par des montagnes chaperonnées de rochers." , beaucoup de sables, et de tems en tems des Montagnes couvertes de gros Rochers. Ce n'est pas sans raison qu'en passant si proche l'on apprehende qu'il ne s'en détache quelqu'un dont on seroit asseurément écrasé; car on en voit qui sont tombez du sommet, et qui se sont arrêtez dans la pante sur d'autres Rochers, et ceux-là ne trouvant rien en leur chemin, feroient mal passer le tems aux Voyageurs. Je faisois toutes ces reflexions a mon aise; car j'étois seule dans ma Littiere avec mon Enfant, et la conversation d'une petite fille n'est pas d'un grand secours. Une Riviere nommée Urrola, assez grosse, mais qui étoit beaucoup augmentée par les Torrens et les Neiges fonduës, coule le long du chemin et forme d'espace en espace des Nappes d'eau et des Cascades qui tombent avec un bruit et une impetuosité sans pareille; cela donne beaucoup de plaisir à la vûë. On ne trouve pas là de ces beaux Châteaux qui bordent la Loire, et qui font dire aux Voyageurs que c'est le Païs des Fées. Il n'y a sur ces Montagnes que des cabanes de Bergers et quelques petits Hameaux si reculez, que pour y arriver il faut les chercher long-tems. Cependant tous ces Objets naturels, quoy qu'affreux, ne laissent pas que d'avoir quelque chose de tres beau; les Neiges étoient si hautes, que nous avions toûjours vingt hommes qui nous frayoient les chemins avec des pêles. Vous allez peut-être croire qu'il m'en coûtoit beaucoup; mais les ordres sont si bien établis et si bien observez, que les Habitans d'un Village sont obligez de venir au devant des Voyageurs et de les conduire jusqu'à ce qu'on trouve les Habitans d'un autre village; et comme l'on n'a aucun engagement de leur rien donner, la plus petite liberalité les satisfait. On adjoûte à ce premier soin, celuy de sonner les Cloches sans cesse, pour avertir les Voyageurs des lieux où ils peuvent faire retraite dans un si mauvais tems; il est tres rare d'en voir un pareil en ce Païs, et l'on m'asseura que depuis quarante ans les Neiges n'y avoient pas été si hautes que nous les trouvions; ainsi on les regardoit comme un espece de prodige, et il se passe beaucoup d'Hyvers sans qu'il gelle dans toute cette Province. Nôtre Troupe étoit si grosse, que nous l'aurions bien dispute à ces fameuses Caravannes qui vont à la Méque; car sans compter mon train et celuy de Don Fernand de Tolede, il se joignit a nous proche de Saint Sebastien trois Chevaliers avec leurs gens, qui revenoient d'une Commanderie de Saint Jacques4Bertaut, p. 266, "... ces trois Ordres que l'on a acoustumé de distinguer par trois noms : celuy de saint Iaques dont la marque est une Croix rouge en forme d'espée... celuy de Calatrava, dont la marque est une Croix rouge fleuronnée... & celuy d'Alcantara, dont la marque est une Croix de la mesme façon que celle de Calatrava hormis qu'elle est verte..." . Ils étoient deux de cet Ordre, et un de celuy d'Alcantara. Ceux-là portoient leurs Croix rouges faites en forme d'Epée brodée sur l'épaule; et celuy d'Alcantara en avoit une verte. Un des deux premiers est d'Andalousie, l'autre de Galice, et le troisième de Catalogne. Ils sont d'une Naissance distinguée; celuy d'Andalousie se nomme don Esteve de Carvajal; celuy de Galice s'appelle don Sanche Sarmiento; et celuy de Catalogne, Don Frederie de Cardonne. Ils sont bien faits et sçavent fort le monde. J'en reçois toutes les honnêtetez possibles et je leur trouve quelque chose de nos manieres Françoises. Il est vray aussi qu'ils ont voyagé dans toute l'Europe et que cela les a rendus fort polis. Nous allâmes coucher à Galareta5Jouvin, p. 91. "... aprés l'avoir passé [un ruisseau], on le laisse à main gauche pour aller à Galareta, p. i. d. qui est dans la petite Province d'Alava, qui fait une partie de la Biscaye.", c'est un Bourg peu distant du Mont Saint Adrian, situé dans la petite province d'Espagne dont je viens de parler, nommée Alava, qui fait partie de la Biscaye. Nous y fûmes tres-mal ; l'on compte de là à Saint Sebastien onze lieuës. Nous eûmes un plus beau chemin depuis Galareta jusqu'à Victoria, que nous ne l'avions eu le jour precedent. La terre6Jouvin, p. 91. "Lorsqu'on descend du mont saint Adrian, cette petite Province paroist comme une plaine de dix ou douze lieuës de large, bordée de hautes montagnes, qui n'est remplie que de vignes, & bonnes terres couvertes de bleds, & d'une quantité de bourgades. Il faut icy se donner garde de certaines gens qui sont aux passages d'un Royaume à l'autre pour y faire payer le droit du Roy, & sous cette couleur on se plaint qu'ils volent sans scrupule les passans, si on ne s'attroupe, & si on n'y passe plus forts qu'eux." y rapporte beaucoup de Bleds et de Raisins, et les Villages y sont fort prés les uns des autres. Nous trouvâmes les Gardes de la Doüanne qui font payer les Droits du Roy lorsqu'on passe d'un Royaume à l'autre, et les Royaumes en Espagne sont d'une mediocre etenduë; ce Droit se prend sur les hardes et sur l'argent que l'on porte. Ils ne nous dirent rien par une raison assez naturelle, c'est que nous étions les plus forts. Don Fernand de Tolede m'avoit raconté le soir que l'on voyoit proche de nôtre chemin le Châtezu de Guebare7Jouvin, p. 91. "On voit à main gauche le bourg & Chasteau de Guebaro flanqué de tourelles, où s'élève un donjon dans le milieu qu'ils disent estre habité d'un malin esprit, qui cause qu'il n'y démeure personne, bien qu'il appartienne à un des riches d'Espagne.", où l'on disoit qu'il revendit un Lutin, et il me dit cent extravagances que les Habitans du Païs croyoient et dont ils étoient si bien persuadez, qu'effectivement personne n'y vouloit demeurer. Je sentis un grand desir d'y aller, car encore que je sois naturellement aussi poltronne qu'une autre, je ne crains pas les Esprits, et quand bien j'aurois été peureuse, nôtre Troupe etoit si grosse que je comprenois assez qu'il n'y avoit rien à risquer. Nous prîmes un peu sur la gauche et nous fûmes au Bourg de Guebare; le Maître de l'Hôtellerie où nous entrâmes avoit les Clefs du Château; il disoit en nous y menant que le Duende, c'est à dire l'Esprit folet, n'aimoit pas le monde, que quand nous aurions été mille ensemble, si l'envie luy en prenoit il nous batteroit tous à nous laisser pour morts. Je commençay à trembler; Don Fernand de Tolede et Don Frederic de Cardonne qui me donnoient la main, s'apperçûrent bien de ma frayeur et s'en éclaterent de rire. J'en eus honte, je feîgnis d'être rasseurée, et nous entrâmes dans le Château, qui auroit pû passer pour un des plus beaux, si l'on avoit pris soin de l'entretenir. Il n'y avoit aucuns Meubles, excepté dans une grande Salle une Tapisserie fort ancienne, qui representoit les Amours du Roy don Pedro le Cruel et de Dona Maria de Padilla. On la voyoit dans un endroit assise comme une Reine au milieu des autres Dames, et le Roy luy mettoit sur la tête une Couronne de Fleurs. Dans un autre, elle étoit à l'ombre d'un Bois; le Roy luy montroit un Epervier, qu'il tenoit sur le poing. Et dans un autre encore elle paroissoit en Habit de Guerriere, et le Roy tout armé luy presentoit une Epée, ce qui m'a fait croire qu'elle avoit été à quelque expedition de Guerre avec luy. Elle étoit tres-mal dessinée et Don Fernand disoit qu'il avoit vû de ses Portraits, qu'elle avoit été la plus belle et la plus mauvaise personne de son Siecle, et que les Figures de cette Tapisserie ne ressembloient point ni à Elle, ni au Roy; son Nom, son Chifre, ses Armes étoient par tout. Nous montâmes dans une Tour, au haut de laquelle étoit un Donjon, et c'est là que l'Esprit folet demeuroit; mais apparemment il était en Campagne, car asseurément nous ne vîmes et nous n'entendimes rien qui eut aucun rapport avec luy, et après avoir parcouru ce grand Bâtiment, nous en sortîmes pour reprendre notre chemin. En approchant de Victoria8Brunel, p.15. (R. H. p. 132). "En approchant de Vittoria, qui est la premiere ville de Castille, nous traversasmes la plus jolie plaine & la mieux cultivée que nous ayons rencontrée. Cette petite ville est située au bout de cette plaine, & à ce que nous vimes elle est assez agreable." , nous traversâmes une Plaine tres-agreable; elle est terminée par la Ville que l'on trouve au bout et qui est située dans cette Province d'Espagne dont je viens de Parler, nommée Alava; c'en est la Ville Capitale9Jouvin, p. 92. "Vittoria est la ville Capitale de cette derniere [province d'Alava], fermée d'une vieille muraille, & du depuis par une seconde de plus grand circuit, qui est sans aucunes fortifications.." , aussi bien que la premiere de Castille. Elle est fermée de deux enceintes de Murailles, dont l'une est vieille et l'autre moderne; du reste, il n'y a aucunes Fortifications.Apres que je me fus un peu délassée de la fatigue du chemin l'on me proposa d'aller à la Comedie : mais en attendant qu'elle commençât, j'eus un vray plaisir de voir arriver dans la grande Place quatre Troupes de jeunes hommes precedez de Tambours et de Trompettes; ils firent plusieurs tours, et enfin tout d'un coup ils commencerent la mélée à coups de pelotes de Neiges avec tant de vigueur, qu'il n'a jamais été si bien peloté. Ils étoient plus de deux cens qui se faisoient cette petite Guerre; de vous dire ceux qui tomboient, qui se relevoient, qui culbutoient, qui étoient culbutez, et lè bruit et la huée du Peuple, en verité cela ne se peut. Mais je fus oblîgée de les laisser dans ce ridicule combat, pour me rendre au lieu où se devoit representer la Comedie. Quand j'entray dans la salle, il se fit un grand cry de mira, mira, qui veut dire regarde, regarde. La Décoration du Théatre n'étoit pas magnifique; il étoit elevé sur des Tonneaux et des Planches mal rangés, les Fenêtres toutes ouvertes, car on ne se sert point de Flambeaux, et vous pouvez penser tout ce que cela dérobe à la beauté du Spectacle. On joüoit la Vie de Saint Antoine; et lorsque les Comediens disoient quelque chose qui plaisoit, tout le monde crioit Victora, Victora; j'ay appris que c'est la coutume de ce Pays icy. J'y remarquay que le Diable n'étoit pas autrement vêtu que les autres et qu'il avoit seulement des Bas couleur de feu, et une paire de cornes pour se faire reconnoître. La Comedie n'étoit que de trois Actes, et elles sont toutes ainsi. A la fin de chaque acte serieux, on en commençoit un autre de farce et de plaisanteries, où paroissoit celuy qu'ils nomment El gracioso, c'est-à-dire le Boufon, qui parmy un grand nombre de choses assez fades, en dit quelquefois qui sont un peu moins mauvaises. Les entre-Actes étoient mêlez de Danses au son des Harpes et des Guitarres. Les Comediennes avoient des Castagnettes, et un petit Chapeau sur la tête; c'est la coûtume quand elles dansent; et lorsque c'est la Sarabande, il ne semble pas qu'elles marchent, tant elles coulent legerement. Leur maniere est toute differente de la nôtre : elles donnent trop de mouvement à leurs bras, et passent souvent la main sur, leur Chapeau et sur leur Visage, avec une certaine grace qui plait assez; elles joüent admirablement bien des Castagnettes.Au reste, ne pensez pas, ma chere Cousine, que ces Comediens, pour être dans une petite Ville, soient fort differens de ceux de Madrid. L'on m'a dit que ceux du Roy sont un peu meilleurs; mais enfin les uns et les autres joüent ce que l'on appelle las Comedias famosas, je veux dire les plus belles et les plus fameuses Comedies, et en vérité, la plûpart sont tresridicules. Par exemple, quand saint Antoine disoit son Confiteor, ce qu'il faisoit assez souvent, tout le monde se mettoit à genoux et se donnoit des mea culpa si rudes, qu'il y avoit de quoy s'enfoncer l'estomac.Ce seroit icy un endroit à vous parler de leurs Habits, mais il faut, s'il vous plaît, que vous attendiez que je sois à Madrid car, Description pour Description, il vaut mieux choisir ce qui est de plus beau. Je ne puis pourtant m'empêcher de vous dire que toutes les Dames que je vis dans cette Assemblée avoient une si prodigieuse quantité de rouge, qui commence juste sous l'œil et qui passe du manton aux oreilles et aux épaules et dans les mains, que je n'ay jamais vu d'Ecrevisses cuites d'une plus belle couleur.La Gouvernante de la Ville s'approcha de moy; elle touchoit mes Habits et retiroit vîte sa main, comme si elle s'etoit brûlee. Je luy dis en Espagnol qu'elle n'eut point de peur. Elle s'apprivoisa aisement et me dit que ce n'étoit pas par crainte, mais qu'elle avoit apprehendé de me déplaire; qu'il ne luy étoit pas nouveau de voir des Dames Françoises; et que s'il luy étoit permis, elle aimeroit fort à prendre leurs modes. Elle fit apporter du Chocolat, dont elle me presenta, et l'on ne pût disconvenir qu'on ne le fasse icy meilleur qu'en France. La Comedie étant finie, je pris congé d'elle, aprés l'avoir remerciée de toutes ses honnêtetez. 10Ici se place la seconde nouvelle. [L'imprudent mari] Un mari, le marquis de Barbaran, a un cousin, Don Louis de Barbaran, qu'il aime tendrement. Don Louis tombe amoureux de la marquise. Il s'en va pour fuir la temptation. Mais le marquis, qui ne se doute de rien, force sa femme à lui écrire pour qu'il revienne. Le mari surprend sa femme et son cousin au moment où celui-ci embrasse la marquise qui, dans une chambre obscure, le prend pour son mari. Le marquis tue sa femme innocente qu'il croit coupable et prend la fuite. Le cousin le poursuit en vain et finit par se faire ermite. Mme d'Aulnoy rencontre Don Louis à Vitoria où il lui demande l'aumône, Un ami de Don Louis lui raconte son histoire.Mais pour revenir à mes aventures: bien que j'aye un Passeport du Roy d'Espagne le mieux specifié et le plus general qu'il est possible, j'ay éte obligée de prendre un Billet de la Doüanne11Brunel, p. 15 (R. H. p. 132.) "..jusqu'icy, on ne nous avoit rien dit, ny pour nos hardes, ny pour nos chevaux; mais on nous assura que si nous eussions seulement passé la porte sans avoir pris un billet de la Doüanneont nous auroit été confisqué." car, sans cette précaution, l'on auroit confisqué toutes mes Hardes. "De quoy me sert le passeport du Roy ?", leur ay-je dit. "De rien du tout", ont-ils repliqué; les Commis et les Gardes des Doüannes ne daignent pas même jetter les yeux dessus; ils disent qu'il faut que le Roy vienne les asseurer que cet ordre vient de luy; lorsque l'on manque à la formalité de prendre ce Billet, l'on vous confisque tout ce que vous avez; il est inutile de s'excuser sur ce qu'on est Etranger et qu'on est mal informé des coûtumes du Païs. Ils repondent sechement que l'ignorance de l'Etranger fait le profit de l'Espagnol. Le mauvais tems m'a retenuë encore deux jours icy, pendant lesquels j'ay vû la Gouvernante et la Comedie. La principale place de cette Ville12Jouvin, pp. 92-93. "Vittoria est la ville Capitale de cette dernière [province d'Alava], fermée d'une vieille muraille, & du depuis par une seconde de plus grand circuit, qui est sans aucunes fortifications, où d'abord qu'on arrive, on entre dans la grande place, ornée d'un grand bassin, avec sa fontaine dans le milieu, & environnée de la Maison de Ville, de son horloge, des Convents de saint François, & de saint Dominique, des prisons de la ville, & de plusieurs belles maisons, où aboutissent trois ou quatre des plus grandes ruës de la Ville-Neuve; car la vieille est un peu plus élevée: elle occupe une plate-forme, où sont quelques jardins, & quelques places quasi inhabitées, & dans plusieurs de ses ruës l'herbe y croist,... La Ville-Neuve est au dessous de la vieille, où il y a cinq grandes ruës toutes remplies de riches Marchands, qui trafiquent aux païs étrangers par le moyen des ports de mer de Bilbo, & de saint-Sebastien qui en sont voisins, d'où ce qui leur vient par mer, ils l'envoyent à Madrid, à Saragoça, & par toute l'Espagne, principalement du fer de toutes les sortes qui vient de Biscaye, comme des fers de cheval, qu'on vient querir d'Andalousie, de Grenade, d'Estramadoure, & de toutes les parties de ce Royaume." est ornée d'une fort belle Fontaine qui est au milieu; elle est entourée de la Maison de Ville, de la Prison, de deux Convents, et de plusieurs Maisons assez bien bâties. Il y a la Ville neuve et la vieille; tout le monde quitte cette derniere pour venir demeurer dans l'autre. On y trouve des Marchands fort riches; leur Commerce se fait à Saint Sebastien ou à Bilbao. Ils envoyent beaucoup de fer à Grenade, en Estremadoure, en Galice, et dans les autres parties du Royaume. Je remarquay que les grandes ruës sont bordées de beaux Arbres, et ces Arbres arrosez de ruisseaux d'eau vive. Du Mont S, Adrian icy il y a sept lieuës; enfin je vais partir et finir cette longue Lettre; il est tard, et je vous ay tant parlé de ce que j'ay vû, que je ne vous ay rien dit de ce que je sens pour vous. Croyez au moins, ma chere Cousine, que ce n'est pas manque d'avoir bien des choses à vous dire, vôtre cœur m'en sera caution, s'il est encore à mon égard ce que vous m'avez promis.De Victoria, Ce 24. Février 1679TROISIEME LETTREMes Lettres sont si longues, qu'il est difficile de croire lorsque je les finis, que j'aye encore quelque chose à vous dire; cependant, ma chere Cousine, je n'en ferme jamais aucune qu'il ne me reste toujours de-quoy vous en écrire une autre. Quand je n'aurois à vous parler que de mon amitié, c'est un chapitre inépuisable : vous en jugerez aisément par le plaisir que je trouve à faire ce que vous souhaitez. Vous avez voulu sçavoir toutes les particularitez de mon Voyage, je vais continuer de vous les raconter. Je partis assez tard de Victoria, à cause que je m'étois arrêtée chez la Gouvernante dont je vous ai parlé, et nous fûmes coucher à Miranda. Le Païs1Jouvin, p. 93. "Le pais est tres-agreable à la sortie, où est Arigny, p. I. d'où on arrive sur le bord d'une R. où est la Venta, I. On la suit l'ayant à main droite, & elle coule du costé qu'on chemine assez fortement, où on passe par un détroit entre les hautes montagnes, long environ d'un mille d'Italie, en suivant la R. On voit sur le haut un vieux Chasteau à main gauche, assez proche de la Puebla de Gargançon, C. d. Icy les Marchandises sont visitées pour payer quelque droit de passage." est fort agreable jusqu'à Arigny. Nous arrivâmes ensuite par un chemin difficile au bord de la riviere d'Urola, dont le bruit est d'autant plus grand, qu'elle est remplie de gros Rochers sur lesquels l'eau frape, bondit, retombe et forme des Cascades naturelles en plusieurs endroits. Nous con- tinuâmes de monter les hautes Montagnes des Pyrennées, où nous courûmes mille dangers differens. Nous y vîmes les restes antiques d'un vieux Château, où l'on ne fait pas moins revenir de Lutins qu'à celuy de Guebare. Il est proche de Gargançon, et comme il nous y fallut arrêter pour montrer mon Passeport, parce que l'on paye là les Droits du Roy, j'appris de l'alcade du Bourg qui s'approcha de ma Littiere pour lier conversation avec moy, que l'on disoit dans le Païs qu'il y avoit autrefois un Roy et une Reine qui avoient pour fille une Princesse si belle et si charmante, qu'on la prenoit plutôt pour une Divinité que pour une simple Mortelle. On l'appelloit Mira, et c'est de son nom qu'est venu le Mira des Espagnols, qui veut dire Regarde; parce qu'aussi-tôt qu'on la voyoit, tout le monde attentif s'écrioit, Mira, Mira; voila l'étimologie d'un mot tirée d'assez loin. On ne voyoit point cette Princesse sans en devenir éperduëment amoureux, mais sa fierté et son indifference faisoit mourir tous ses Amans. Le Basilic n'avoit jamais tant tué de monde que la belle et trop dangereuse Mira: elle dépeupla ainsi le Royaume de son Pere et toutes les Contrées d'alentour, ce n'étoit que Morts et que Mourans. Aprés s'être addressé inutilement à elle, on s'addressoit au Ciel pour demander justice de sa rigueur. Les Dieux s'irriterent enfin, et les Déesses ne furent pas les dernieres à se fâcher, de sorte que pour la punir, les fleaux du Ciel acheverent de ravager le Royaume de son Pere. Dans cette affliction generalle, il consulta l'Oracle, qui luy dit que tant de mal-heurs ne cesseroient point, jusqu'à ce que Mira eut expié les maux que ses yeux avoient faits, et qu'il falloit qu'elle partit; que les Destins la conduiroient dans le lieu fatal où elle devoit perdre son repos et sa liberté. La Princesse obeït, croyant qu'il étoit impossible qu'elle fut touchée de tendresse. Elle ne mena avec elle que sa Nourrice; elle étoit vêtuë en simple Bergere, de peur qu'on ne la remarquât, soit par Mer, soit par Terre. Elle parcourut les deux tiers du monde, faisant chaque jour trois ou quatre douzaines d'homicides, car sa beauté n'étoit point diminuée par les fatigues du Voyage. Elle arriva proche de ce vieux Château qui étoit à un jeune Comte appelée Nios, doüé de mille perfections, mais le plus farouche de tous les hommes. Il passoit sa vie dans les Bois; dès qu'il appercevoit une femme, il la fuïoit, et de toutes les choses qu'il voyoit sur la terre, c'étoit celle qu'il haïssoit davantage. La belle Mira se reposoit un jour au pied de quelques Arbres, lorsque Nios vint à passer vêtu de la peau d'un Lion, un Arc à sa ceinture et une Massuë sur l'épaule. Il avoit ses cheveux tous mélez et il étoit barboüillé comme un Charbonnier (cette circonstance est du conte); la Princesse ne laissa pas de le trouver le plus beau et le plus charmant des hommes. Elle courut aprés luy comme une folle; il s'enfuit comme un fou. Elle le perdit de vûë, elle ne sçeut où le trouver; la voila au desespoir, pleurant jour et nuit avec sa Nourrice. Nios revint à la Chasse; elle le vit encore, elle voulut le suivre; dés qu'il l'eut apperçûë, il fit comme la premiere fois, et Mira de pleurer amerement; mais sa passion luy donnant des forces, elle courut mieux que luy; elle l'arrêta par ses longs cheveux, et elle le pria de la regarder, elle croyoit que cela suffisoit pour le toucher. Il jetta les yeux sur elle avec autant d'indifference que si elle eut été de bois. Jamais Fille n'a été plus surprise; elle ne voulut point le quitter; elle vint malgré luy à son Château. Dès qu'elle y fut entrée, il ly laissa et ne parut plus. La pauvre Mira inconsolable mourut de douleur, et depuis l'on dit que l'on entend de longs gemissemens qui sortent du Château de Nios. Les jeunes Filles de la Contrée y alloient et luy portoient de petits presens de fruits, de lait et d'ceufs, qu'elles posoient à la porte d'une Cave où personne ne veut entrer. Elles disoient que c'étoit pour la consoler; mais cette coûtume a été abolie comme une superstition : et bien que je n'aye rien crû de tout ce que l'on me dit à Gargançon de Mira et de Nios, je ne laissay pas de prendre plaisir au recit de ce conte, dont j'ômets mille particularitez dans la crainte de vous ennuyer par sa. Ma Fille étoit si aise, qu'il ne tint pas à elle que nous ne retournassions sur nos pas pour mettre à la porte de la Cave uelques Perdrix rouges, que mes gens venoient d'acheter. Elle comprenoit que les Manes de la Princesse seroient fort consolées de recevoir ce témoignage de nôtre bonne volonté, mais pour moy je compris que je serois plus contente qu'elle d'avoir ces Perdrix à mon souper. Nous passâmes la Riviere d'Urola sur un grand Pont de pierre, et aprés en avoir traversé un autre à gué assez difficilement à cause des Neiges fonduës, nous arrivâmes à Miranda d'Ebro2Jouvin, p. 93. "A la sortie, on suit encore la R. jusqu'à Tarvifion, b. I. où on passe cette R. sur un grand pont de Pierre. Nos Geographes ne marquent point cette R. dans leurs Cartes, quoy qu'elle soit bien grosse, d'où on monte entre les vignes jusqu'au bord d'une petite R. qu'il faut passer à guay; & ensuite des sablons jusqu'à Miranda d'Ebro, b. I. d. L'Ebro y passe par le milieu qui est la plus grosse de l'Espagne... Il y a dans ce bourg une grande place, où sont la Maison de Ville, & une belle fontaine; il faut y passer un pont de pierre, d'où on voit au dessus d'une montagne son fort Chasteau flanqué de quatre tours, du dessous duquel sort une source si grosse, qu'en mesmetemps elle fait tourner un moulin.". C'est un gros Bourg, ou une fort petite Ville. Il y a une grande Place ornée de Fontaines. La Riviere d'Ebro, qui est une des plus considerables de l'Espagne, la traverse. L'on voit sur le haut d'une Montagne le Château avec plusieurs Tours; il paroît de quelque défense, et il sort une si grosse Fontaine d'un Rocher sur lequel il est bâty, que dés sa source, elle fait moudre des Moulins. Du reste je n'y remarquay rien qui merite de vous être écrit. Les trois Chevaliers dont je vous ay déjà parlé, étoient arrivez avant moy, et ils avoient donné tous les ordres necessaires pour le souper, ainsi nous mangeâmes ensemble; et bien que la nuit parut assez avancée, parce que les jours sont courts en cette Saison, il n'étoit pas tard; de sorte que ces Messieurs qui ont beaucoup d'honnêteté et de complaisance pour moy, me de- manderent ce que je voulois faire. Je leur proposay de joüer3Martin, p. 29. "Nous couchâmes à Bribiesca, qui est une grosse Bourgade à 7 lieuës de Miranda. Nous recommençames à jouër ce jour-là, les soirées étant longues, & nous fîmes de même le reste du voyage, ne sachant à quoi nous occuper. [Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'entre Bribiesca et Miranda l'air semble donner l'appétit du jeu : c'est à Bribiesca que Gourville et ses compagnons de voyage se mettent à jouer, et c'est à Miranda, à 7 lieues de là, que les cavaliers servants de Mme d'Aulnoy jouent à l'hombre]. à l'Ombre, et que je me mettrois de moitié avec Don Fernand de Tolede. Ils accepterent la partie. Don Frederic de Cardone dit qu'il aimoit mieux m'entretenir que de joüer. Ainsi les trois autres commencerent, et je m'arrêtay quelque tems à les voir avec beaucoup de plaisir, car leurs manieres sont tout-à-fait differentes des nôtres. Ils ne prononcent jamais un mot, je ne dis pas pour se plaindre (cela seroit indigne de la gravité Espagnole), mais je dis pour demander un gano, pour couper de plus haut, ou pour faire entendre que l'on peut prendre quelqu'autre avantage. Enfin, ils semblent des Statuës, qui agissent par le moyen d'un ressort, et il est vray qu'ils se reprocheroient à eux-mêmes le moindre geste. Aprés les avoir examinez, je passay vers le Brasier, et don Frederic s'y plaça auprés de moy. Il me demanda en quel état étoient les affaires lorsque j'etois partie de Paris, qu'il m'avoüoit que les grandes Qualitez du Roy de France faisoient bien souvent le sujet de ses plus agréables reflexions; qu'il avoit eu l'honneur de le voir, que son idée luy étoit toûjours presente, et que depùis ce tems-là, il en avoit parlé comme d'un Monarque digne de l'amour de ses Sujets, et de la veneration de tout le Monde. je luy repliquay que les sentimens qu'il avoit pour le Roy, me confirmoient la bonne opinion que j'avois deja de son esprit et de ses lumieres, qu'il étoit certain que nos Ennemis et les Etrangers ne pouvoient sans admiration entendre parler des grandes Actions de ce Monarque, de sa Conduite, de sa Bonté pour ses Peuples, et de sa Clemence. Que quelque tems avant mon depart, on avoit reçû les nouvelles de la ratification de la Paix avec la Hollande; qu'il sçavoit assez combien la Guerre4Pseudo-Villars, p. 62-63. "La guerre qui commença en 1672 entre la France et la Hollande ayant partagé presque toute l'Europe, les Hollandais la finirent par la paix qu'ils firent seuls avec la France en l'année 1678... Cette grande paix entre tant de princes différents se traita à Nimègue..." qui avoit commencé en 1672 avoit interessé de Princes, que les Hollandois mieux conseillés que les autres avoient fait leur Paix, et que le Traité qui venoit d'être conclu à Nimegue étoit sçû de toute l'Europe, et luy rendoit la tranquilité qu'elle avoit perduë. J'ajoûtay à cela, que le Roy venoit de reduire ses Compagnies de Cavalerie5Gazette 1679, P. 24. "Aussi-tost que les ratifications de la Paix entre la France & la Hollande, eurent esté échangées, le Roi réforma quinze hommes. par compagnie d'Infanterie: ce qui monte à quarante cinq mil hommes de pied, & dix hommes par compagnie de cavalerie : ce qui fait pres d'onze mille chevaux. Depuis que la Paix entre la France & l'Espagne a esté publiée, Sa Majesté a rédüit les compagnies de Cavalerie à trente-sept Maistres, & celles de Dragons à quarante-cinq, qui est une nouvelle réforme de pres de quatre mille chevaux." à trente-sept Maîtres et celles de Dragons à quarante-cinq; que cette reforme alloit à quatre mille Chevaux, et que celle qu'il avoit encore faite de quinze Soldats par Compagnie d'Infanterie montoit à quarante-cinq mille Hommes; qu'il avoit aussi retranché dix Hommes par chaque Compagnie de Cavalerie, ce qui alloit à douze mille Chevaux; que tout cela faisoit voir les dispositions pour entre-tenir les Traitez de bonne foy. Il me répondit que le Roy son Maître n'y étoit pas moins disposé; qu'il l'en avoit entendu parler plusieurs fois, et qu'il y avoit peu qu'il l'avoit quitte; qu'il s'étoit rendu auprés de luy, parce qu'il avoit été deputé6Gazette 1679, p. 33. De Madrid, le 27 Décembre 1678. "Des Députez de la Principauté de Catalogne & du Royaume de Valence , ont eu Audiance du Roi : & l'ont prié de faire sortir de leurs Pays, les Troupes qui y sont en Quartier d'hyver." par la Principauté de Catalogne avec ceux du Royaume de Valence, pour le supplier de faire sortir de leur Pais les Troupes qui y sont en Quartier d'Hyver; que bien loin de l'obtenir, ils s'estimoient heureux qu'on ne leur eût pas donné quelques-unes de celles qui étoient venuës de Naples et de Sicile7Gazette 1679- P- 43. "La pluspart des Troupes qui sont venues ici, de Naples & de Sicile, ont esté envoyées dans les Royaumes de Galice, de Léon, & de Castille, sur les Frontiéres de Portugal."; qu'ils avoient paré le coup avec bien de la peine; qu'on les avoit envoyées sur les Frontieres de Portugal et dans les Royaumes de Galice et de Leon. Mais, continua-t-il, si on nous avoit secondés, ce ne seroit pas à present au Roy d'Espagne que nous nous adresserions pour être soulagez. Les Peuples de Catalogne, accablez de l'oppression et de la violence inoüie des Castillans, chercherent en 1640 les moyens de s'en affranchir. Ils se mirent sous la protection du Roy Tres-Chrétien, et pendant l'espace de douze ans ils s'y trouverent fort heureux. Les Guerres Civiles qui troublerent le repos dont la France joüissoit alors, luy ôterent les moyens de nous secourir contre le Roy d'Espagne. Il sçeut bien profiter de la conjoncture, et il remit Barcelone avec la plus grande partie de cette Principauté sous son obeïssance. Je lui demanday, s'il retourneroit bien-tôt en ce païs-là; il me dit que la Duchesse de Medina Celi8Gazette 1679, p. 43. De Madrid, le 27 Décembre 1678. "La Duchesse de Cardone femme du Duc de Médina Céli, a gaigné son procez contre sa Belle-mère la Duchesse de Frias femme du Connétable de Castille. Il s'agissoit du Duché de Cardone dans la Principauté de Catalogne, & du Duché de Segorue dans le Royaume de Valence. La Duchesse de Cardone prétendoit ces deux Terres comme Fille aisnée & héritiere du Due de Cardone : & la Duchesse de Frias qui en premiéres nopces, avoit épousé le feu Duc de Cardone, en estoit en possession en vertu du Testament de son mary, qui luy en avoit laissé la joüissance sa vie durant. Mais à la fin, la Duchesse de Frias a esté condamnée à rendre les Terres à la Duchesse de Cardone, avec les joüissances pendant neuf ans, à raison de quarante-huit mille ecus par an." sa proche parente, venoit de gagner un grand Procés contre la Duchesse de Frias, sa belleMere, Femme du Connêtable de Castille; qu'il s'agissoit du Duché de Segorue dans le Royaume de Valence, et du Duché de Cardone dans la Principauté de Catalogne; que Madame de Medina-Celi prétendoit ces deux Terres, comme Fille aînée et heritiere du Duc de Cardone. Que la Duchesse de Frias l'ayant epousé en premieres Nôces, en étoit en possession par le Testament de son Mary, qui luy en avoit laissé la joüissance sa vie durant; mais qu'enfin Madame de Frias avoit été condamnée à rendre les Terres à la duchesse de Medina-Celi, avec les joüissances de neuf ans, qui montoient à quarante mille Ecus par an; qu'elle vouloit l'engager d'aller en son nom prendre possession du Duché de Cardone, et qu'il ne pensoit pas qu'il pût la refuser. Il me dit ensuite qu'il y avoit deux choses assez singulieres dans ce Duché, dont l'une est une Montagne de Sel, en partie blanche comme la Neige, et l'autre plus claire et plus transparente que du Cristal; qu'il y en a de Bleu, de Vert, de Violet, d'Incarnat, d'Orangé, et de mille couleurs differentes, qui ne laisse pas de perdre sa teinture et de devenir tout blanc quand on le lave. Il s'y forme et y croît continuellement, et bien qu'il soit salé, et que d'ordinaire les endroits où l'on trouve le Sel soient si sterilles, que l'on n'y voit pas même de l'Herbe, il y a dans ce lieu-là des Pins d'une grande hauteur et des Vignobles excellens. Lorsque le Soleil darde ses rayons sur cette Montagne, il semble qu'elle soit composée des plus belles Pierreries du Monde; et le meilleur, c'est qu'elle est d'un revenu fort considerable. L'autre particularité dont il me parla, c'est d'une Fontaine dont l'Eau est tres-bonne et la couleur pareille à du vin clairet. On ne m'a rien dit de celle-là, interrompis-je; mais un de mes Parens qui a été en Catalogne m'a assurée qu'il y en a une prés de Balut, dont l'Eau est de sa couleur naturelle, et cependant tout ce que l'on y met paroît comme de l'Or. Je l'ay vûë, Madame, continua Don Frederic, et je me souviens qu'un Homme fort avare et encore plus fou, y alloit tous les jours jetter son Argent, parce qu'il croyoit qu'il se changeroit en Or. Mais il se rüinoit, bien loin de s'enrichir; car quelques Païsans plus fins et plus habilles que luy, ayant apperçu ce qu'il faisoit, attendoient un peu plus bas, et le coulant de l'eau leur conduisoit cet Argent. Si vous retourniez en France par la Catalogne, ajoûta-t-il, vous verriez cette Fontaine. Ce ne seroit pas elle qui pourroit m'y attirer, luy dis-je, mais l'envie de passer par le Montserrat me feroit faire un plus long voyage. Il est situé, dit-il, proche de Barcelone, et c'est un lieu d'une grande devotion. Il semble que le Rocher est cié par la moitié; l'Eglise est au plus haut, petite et obscure a la clarté de quatre-vingt-dix Lampes d'argent. L'on apperçoit l'Image de la Vierge qui est fort brune, et que l'on tient pour miraculeuse. L'Autel a coûté trente mille Ecus à Philippe Second, et l'on y voit chaque jour des Pelerins de toutes les Parties du Monde. Ce Saint Lieu est remply de plusieurs Hermitages, habitez par des Solitaires d'une grande pieté. Ce sont pour la plupart dés personnes de Naissance, qui n'ont quitté le Monde qu'aprés l'avoir bien connu, et qui paroissent charmez des douceurs de leur Retraite, bien que le sejour en soit affreux, et qu'il eut été iinpossible d'y aborder si l'on n'avoit pas taillé un chemin dans les Rochers. On ne laisse pas d'y trouver plusieurs beautez, une vûë admirable, des sources de Fontaines, des Jardins tres-propres, cultivez de la main de ces bons Religieux, et par tout un certain air de solitude et de devotion qui touche ceux qui s'y rendent. Nous avons encore une autre Devotion fort renommée, ajoûtat-til: C'est Nuestra Senora del Pilar. Elle est à Saragosse9Jouvin p. 104-105. "On voit proche la Riviere d'Ebro dans la ville de Saragoce une Chapelle où est un pilier de marbre qui porte la Vierge tenant le petit Jesus entre ses bras, parée de plusieurs dons, & de grandes richesses. Leurs couronnes sont toutes couvertes de pierreries, & leurs paremens brillent tout en or: cette Chapelle ne reçoit autre jour que celuy de la lumiere des lampes, qui sont tout à l'entour au nombre de plus de soixante dont il y en a plusieurs aussi grosses, & aussi larges qu'un muy... On dit que saint Jacques ayant esté envoyé par Nostre-Seigneur en Espagne, pour y convertir le monde à la Foy Chrestienne, & ne pouvant en convertir que tres-peu dans Saragoce, la Vierge luy apparut sur cette colonne pour l'encourager dans son entreprise, grande veneration dans toute l'Espagne." dans une Chapelle sur un Pilier de Marbre, où elle tient le petit Jesus entre ses bras. L'on pretend que la Vierge apparût sur ce même Pilier à S. Jacques et l'on en revere l'Image avec beaucoup de respect. On ne peut la remarquer fort bien, parce qu'elle est élevée et dans un lieu si obscur, que sans les flambeaux qui l'éclairent, on ne s'y verroit pas. Il y a toujours plus de cinquante Lampes allumées; l'Or et les Pierreries y brillent de tous côtez, et les Pelerins y viennent en foule. Mais, continua-t-il, je puis dire sans prévention pour Saragosse, que c'est une des plus belles Villes10Jouvin, p. 102. "Saragoça est la ville Capitale, non seulement d'Aragon; mais aussi l'une des belles, & des plus grosses d'Espagne, située au bord de la Riviere d'Ebro, dans une campagne, & un païs tres-agreables." qu'on puisse voir. Elle est située le long de l'Ebre11Coulon, p. 53. "Elle [Saragosse] est donc assise sur la riuiere d'Ebro, qu'on passe sur un beau pont de pierre, elle a quatre portes, qui regardent les quatre parties du monde, des murailles fortes, auec quantité de tours, force belles ruës, places & maisons..." , dans une vaste Campagne. Elle est ornée de grands Bâtimens, de riches Eglises, d'un Pont magnifique12Jouvin, p. 105. "Je n'ay point veu de si beau pont que celuy de pierres, sur lequel nous nous promenâmes quelquesfois...", de belles Places, et des plus jolies Femmes du Monde, agréables, vives, qui aiment la Nation Françoise et qui n'oublieroient rien pour vous obliger à dire du bien d'elles si vous y passiez. Je luy dis que j'en avois déja entendu parler d'une maniere tres-avantageuse. Mais, continuay-je, ce Païs est fort sterile, et les Soldats13Brunel, pp. 60-61. (R. H. pp. 161-162.) "On a beaucoup de peine non seulement d'assembler du monde pour la Catalogne, mais encore de l'y conserver quant on l'y a mené. Comme c'est un pays où les Soldats pâtissent beaucoup, deux inconveniens font qu'ils n'y subistent guere, l'un qu'ils y perissent bien- tost, & sur tout, les Walons, Flamans, & Allemans. L'autre qu'ils n'y sont pas si-tost, qu'ils se débandent & taschent de se sauver, sur tout les Castillans & les Napolitains; ceux cy passant par la France se rendent à l'Armée, où ils ont encore quelque écu du General, & retournent en leur Pays : ceux là en font autant, & costoyant les Pyrenées le long du Languedoc, rentreht dans la Castille par la Nauarre ou par la Biscaye. Si l'on prend de vieux Soldats de quelque Nation qu'ils soient, on est assuré qu'ils connoissent le Pays, & qu'ils joüeront le tour . & si l'on en prend de nouveaux, outre qu'ils ne valent gueres, ils n'y durent pas longtemps, n'estans pas accoustumez au Pays. Tellement que le Roy d'Espagne ne fait en aucun endroit la guerre qui l'embarrasse plus qu'en celuv-cy, où elle luy est d'une telle importance, estant en une partie de son Estat si jalouse, qu'il n'y fait point de perte qu'il ne voulust racheter par une autre, deux fois aussi grande en Flandre ou en Italie. En effet ceux qui connoissent à fond cette Cour, assurent qu'on s'y moque, pour ainsi dire, des pertes que le Roy fait autre part, mais que celles qu'il fait en Catalogne touchent au vif, & font autant de blessures, qu'il semble que l'Estat reçoit au cœur, par où l'on voit que ceux qui ont étably pour moyen assuré d'ébranler la Monarchie d'Espagne, la guerre qu'on luy feroit en son pays, en ont sans doute bien compris le foible." n'y subsistent qu'avec beaucoup de peine. En effet, repliquat-il, soit que l'Air n'y soit pas sain ou qu'il leur manque quelque chose, les Flamands et les Allemands n'y peuvent vivre; et s'ils n'y meurent pas tous, ils tâchent de trouver les moyens de deserter. Les Espagnols et les Napolitains sont encore plus portez qu'eux à cet esprit de desertion. Ces derniers passent par la France et retournent en leur Païs; les autres côtoient les Pyrenées le long du Languedoc et rentrent dans la Castille, par la Navarre ou par la Biscaye. C'est une Route que les vieux Soldats ne manquent guéres de tenir; pour les nouveaux, ils perissent dans la Catalogne, parce qu'ils n'y sont pas accoûtumez, et l'on peut assurer qu'il n'y a point de lieu où la Guerre embarasse tant le Roy d'Espagne qu'en celuy-là. Il ne l'y soutient qu'avec beaucoup de dépense; et les avantages que les Ennemis y remportent sur luy, ne peuvent être petits. Je sçay aussi que l'on est plus sensible à Madrid sur la moindre perte qui se fait en Catalogne, qu'on ne le seroit sur la plus grande qui se feroit en Flandres à Milan, ou ailleurs. Mais à present, continua-t-il, nous allons être plus tranquilles que nous ne l'avons été; et l'on espere à la Cour que la Paix sera de durée, parce qu'on y parle fort d'un Mariage14Gazette 1679, p. 84. De Madrid, le 26 Ianvier 1679. "Le Roi a envoyé ordre au Marquis de los Balbazes son Ambassadeur Plénipotentiaire à Nimégue, de se rendre en diligence, auprès du Roi Tres-Chrestien. On parle fort ici, du mariage du Roi..." qui seroit une nouvelle Aliance; et comme le Marquis de Los Balbazes, Plenipotentiaire à Nimégue, a reçû ordre de se rendre promptement auprés du Roy Tres-Chrétien pour demander Mademoiselle d'Orleans, l'on ne doute point que le Mariage ne se fasse et l'on pense déja aux Charges de sa Maison. Il est vray que l'on est surpris que Don Juan d'Austriche consente à ce Mariage. Vous me feriez un plaisir singulier, dis-je en l'interrompant, de m'apprendre quelques particularitez de ce Prince; il est naturel d'avoir de la curiosité pour les personnes de son caractere; et quand on se trouve dans une Cour où l'on n'a jamais été, pour n'y paroître pas trop neuve on a besoin d'être un peu instruite. Il me témoigna que ce seroit avec plaisir qu'il me diroit les choses qui étoient venuës à sa connoissance, et il commença ainsi: Vous ne serez peut être pas fâchée, Madame, que je prenne les choses dés leur source et que je vous dise que ce Prince15Pseudo-Villars, p. 33 -34. "Il [Don Juan] étoit fils du Roy Philippe IV et d'une commédienne nommée Marie Calderona, au moins il fut reconnu pour tel; quoy que le dérèglement de sa mère pût avec raison faire douter de son véritable Père, que plusieurs ont crû être Le Duc de Medina de las Torres, auquel il ressembloit. Philippe IV. avoit d'autres enfans naturels, entre autres un qui est Evêque de Malaga, qu'il eut d'une fille de qualité du Palais, et dont il ne pouvoit raisonnablement douter d'être le Père; cependantil n'a reconnu aucun fils naturel que Don Juan..." étoit Fils d'une des plus belles Filles qui fût en Espagne, nommee Maria Calderona. Elle étoit Comedienne et le Duc de Medina de las Torrés en devint éperduëment amoureux. Ce Cavalier avoit tant d'avantage au dessus de tous les autres, que la Calderona ne l'aima pas moins qu'elle en étoit aimée. Dans la force de cette intrigue, Philippe Quatre la vit, et la préfera à une Fille de qualité qui étoit à la Reine et qui demeura si piquée du changement du Roy, qu'elle aimoit de bonne foy, et dont elle avoit eu un Fils, qu'elle se retira à las Descalsas Reales, où elle prit l'Habit de Religieuse. Pour la Calderona, comme son inclination se tournoit toute du côté du Due de Medina, elle ne voulut point écouter le Roy, qu'elle ne sçeut auparavant si le Duc y consentiroit. Elle luy en parla et luy offrit de se retirer secrettement en quel lieu il voudroit; mais le Duc craignit d'encourir la disgrace du Roy, et il luy répondit qu'il étoit resolu de ceder à Sa Majesté un bien qu'il n'étoit pas en état de luy disputer. Elle luy en fit mille reproches; elle l'appella traître à son amour, ingrat pour sa Maîtresse, et elle luy dit encore que s'il étoit assez heureux pour disposer de son cœur comme il le vouloit,elle n'étoit pas dans les mêmes circonstances, et qu'il falloit absolument qu'il continuât de la voir, ou qu'il se preparât à la voir mourir de desespoir. Le Duc touché d'une si grande passion, luy promit de feindre un voyage en Andalousie, et de rester chez elle caché dans un Cabinet. Effectivement il partit de la Cour, et fut ensuite s'enfermer chez elle comme il étoit convenu, quelque risque qu'il y eut à courre par une conduite si imprudente. Le Roy cependant en étoit fort amoureux et fort satisfait. Elle eut dans ce tems-là Don Juan d'Austriche, et la ressemblance qu'il avoit avec le duc de Medina de las Torrés a persuadé qu'il pouvoit être son Fils; mais bien que le Roy eût d'autres enfans, et particulierement l'Evêque de Malaga, la bonne Fortune décida en sa faveur, et il a été le seul reconnu. Les Partisans de Don Juan disent que c'étoit par la raison de l'échange qui avoit été faite du Fils de Calderona avec le Fils de la Reine Elizabeth; et voicy comme ils établissent cét échange, qui est un conte fait expres pour imposer aux Peuples, et qui je croy n'a aucun fondement de verité. Ils pretendent que le Roy étant éperduëment amoureux de cette Comedienne, elle devint grosse en même tems que la Reine; et voyant que la passion du Monarque étoit si forte qu'elle en pouvoit tout esperer, elle fit si bien qu'elle l'engagea de luy promettre, que si la Reine avoit un Fils et qu'elle en eut un aussi, il mettroit le sien à sa Place. Que risquerez-vous, uy disoit-elle, Sire, ne sera-ce pas toujours vôtre Fils qui regnera? avec cette difference, que m'aimant comme vous me le dites, vous l'en aimerez aussi davantage. Elle avoit de l'esprit, et le Roy avoit beaucoup de foiblesse pour elle. Il consentit à ce qu'elle vouloit, et en effet l'affaire fut conduite avec tant d'adresse, que la Reine étant accouchée d'un Fils et Calderona d'un autre, l'échange s'en fit16Don Juan d'Autriche naquit en avril 1629 et le prince Baltasar Carlos en octobre 1629, c'est à dire à une époque où Don Juan avait six mois. L'échange eùt été plutôt malaisé.. Celuy qui devoit regner, et qui portoit le nom de Baltazar, mourut à l'âge de quatorze ans. L'on dit au Roy que c'étoit de s'être trop échauffé en joüant à la Paume; mais la verité est, que l'on laissoit conduire ce Prince par de jeunes Libertins, qui luy procuroient de fort méchantes Fortunes. On pretend même que Don Pedro d'Arragon17Brunel, pp. 43-44. (R. H. p. 152.) "Le Prince estoit d'un esprit hardy, mais sanguinaire & cruel, selon les marques qu'il en avoit données. On tient que ce qui l'enleva à tant d'Es;ats, dont il estoit regardé comrne l'unique heritier, fut que Dom Pedro d'Arragon, premier Gentilhomme de sa Chambre, ayant souffert qu'une nuit il couchast avec une fille de joye, il s'échauffa tant avec elle, que le lendemain il tomba malade d'une grosse fièvre. Les Medecins n'ayant pas sceu ce qui s'estoit passé, le saignerent, & ainsi affoiblissant ses forces, dont la diminution causoit son mal, avancerent sa fin. Dom Pedro, pour n'avoir pas empesché cét excez, ou pour ne l'avoir pas découvert aux Medecins, en a esté long-temps disgracié..." , son Gouverneur et Premier Gentilhomme de sa Chambre, y contribua plus qu'aucun autre, luy laissant la liberté de faire venir dans son Appartement une Fille qu'il aimoit. Aprés cette visite il fut pris d'une violente fiévre, il n'en dit point le sujet. Les Medecins, qui l'ignoroient, crurent le soulager par de frequentes saignées, qui acheverent de luy ôter le peu de forces qui luy restoit, et par ce moyen ils avancerent la fin de sa vie. Le Roy sçachant, mais trop tard, ce qui s'étoit passé, exila Don Pedro pour n'avoir pas empêché cet excés, ou pour ne l'avoir pas découvert assez tôt. Cependant Don Jean d'Austriche, qui étoit élevé comme Fils naturel, ne changea point d'état, bien que cela eût dû être, si effectivement il avoit été Fils legitime. Malgré cela, ses Creatures soûtiennent qu'il ressemble si parfaitement à la Reine Elizabeth, que c'est son Portrait; et cette opinion ne laisse pas de faire impression dans l'Esprit du Peuple, qui court volontiers aprés les nouveautez, et qui aimoit cette grande Reine si passionnément qu'il la regrette encore comme si elle ne venoit que de mourir; tres souvent même l'on prononce son Panegyrique sans autre engagement que celuy de la veneration que l'on conserve pour sa memoire. Il est vray que si Don Juan d'Austriche avoit voulu profiter des favorables dispositions du Peuple, il a trouvé bien des tems propres à pousser sa Fortune fort loin. Mais son unique but est de servir le Roy et de tenir ses Sujets dans les sentimens de fidelité qu'ils doivent. Pour en revenir à la Calderona, le Roy surprit un jour le Duc de Medina de las Torres avec elle, et dans l'excés de sa colere, il courut à luy son Poignard à la main. Il alloit le tuër, lorsque cette Fille se mit entre eux, luy disant, qu'il pouvoit la frapper, s'il vouloit. Comme il avoit la derniere foiblesse pour elle, il ne pût s'empêcher de luy pardonner, et il se contenta d'exiler son Amant. Mais ayant appris qu'elle continuoit de l'aimer et de luy écrire, il ne songea plus qu'à faire une nouvelle passion. Quand il en eut une assez forte pour n'apprehender point les charmes de la Calderona, il luy fit dire de se retirer dans un Monastere, ainsi que c'est la coûtume lorsque le Roy quitte sa Maîtresse. Celle-cy ne differa point, elle écrivit une Lettre au Duc pour luy dire adieu, et elle reçut le Voile de Religieuse de la Main du Nonce Apostolique, qui fut depuis Innocent Dix. Il y a beaucoup d'apparence que le Roy ne crût pas que Don Juan fût à un autre qu'à luy, puisqu'il l'aima cherement. Une chose18Brunel, p. 138. (R. H. p. 214.) "On nous a raconté une Coûtume qui est aussi assez extraordinaire, c'est qu'il n'est pas permis à aucun Fils naturel du Roy, reconnu pour tel par sa Majesté, d'entrer dans Madrid. Partant Dom Juan d'Austrichez qui commande à present en Catalogne n'y a jamais esté, & on l'a eslevé à Ocaña, qui est à quelques lieües de la Cour. Le Roy l'y est allé visiter, & il a quelque temps qu'il fut à une lieuë de cette Ville où sa Majesté fut le trouver . . . . p.139. je me suis enquis de la raison pour laquelle les bastards des Roys ne pouvoient point entrer dans Madrid, & je n'en ay pû apprendre aucune qui me satisfist. Car celle qui est la plus receuë, à sçavoir que c'est pour éviter de leur donner le rang qu'ils pretendent sur les Grands d'Espagne, ne me semble plus valable, depuis que j'ay veu une lettre de D. Lüis de Haro à Dom Juan d'Austriche,où il ne le traitte pas seulement d'Altesse, mais mesme d'Altesse Serenissime, & il n'y a guerre d'apparence qulune simple Excellence ne voulust point ceder à une telle Altesse." qui vous paroîtra assez singuliere c'est qu'un Roy d'Es- pagne ayant des Fils naturels qu'il a reconnus, ils n'entrent point pendant sa vie dans Madrid. Ainsi Don Juan a été élevé à Ocaña, qui en est éloigné de quelques lieuës. Le Roy son Pere s'y rendoit souvent, et il le faisoit même venir jusqu'aux Portes de la Ville, où il l'alloit trouver. Cette coûtume vient de ce que les Grands d'Espagne disputent le Rang que ces Princes veulent tenir. Celuy-cy, avant qu'il allât en Catalogne, demeuroit d'ordinaire au Buen Retiro, qui est une Maison Royale à l'une des extremitez de Madrid, un peu hors la Porte. Et il se communiquoit si peu qu'on ne l'a jamais vû à aucune Fête publique pendant la vie du feu ROY; mais depuis, les tems ont changé,et sa fortune est sur un pied fort different. Pendant que la Reine Marie-Anne d'Autriche, Sœur del'Empereur et Mère du Roy, gouvernoit l'Espagne, et que son Fils n'étoit pas encore en age de tenir les resnes de l'Etat, elle voulut toûjours que Don Juan fût éloigné de la Cour; et d'ailleurs, elle se sentoit si capable de gouverner, qu'elle avoit aussi fort grande envie de soulager long-tems le Roy du soin de ses Affaires. Elle n'étoit point trop fâchée qu'il ignorât tout ce qui donne le desir de regner; mais bien qu'elle apportât les dernieres précautions pour l'empêcher de sentir qu'il étoit dans une tutelle un peu gênante, et qu'elle tâchât de ne laisser approcher de luy que les personnes dont elle pouvoit s'asseurer, cela n'em- pêcha pas que quelques-uns des fidelles Serviteurs du Roy n'hazardassent tout pour luy faire comprendre ce qu'il pouvoit faire pour sa liberté. Il voulut suivre les Avis qu'on luy donnoit, et enfin ayant pris des mesures justes, il se déroba une nuit et fut au Buen-Retiro. Il envoya aussi-tôt un Ordre à la Reine, sa Mere, de ne point sortir du Palais. Don Juan est d'une taille mediocre, bien fait de sa personne; il a tous les traits reguliers, les yeux noirs et vifs, la tête tres belle. Il est poly, genereux et fort brave. Il n'ignore rien des choses convenables à sa Naissance et de celles qui regardent toutes les Sciences et tous les Arts. Il écrit et parle fort bien en cinq sortes de Langues, et il en entend encore davantage. Il a étudié long-tems l'Astrologie judiciaire19Bertaut, p. 43. "D. Iuan d'Austriche demeure dans l'appartement du Concierge [= au Buen Retiro]... Il ayme la Musique & s'y connoist... Outre la Musique il s'adonne aussi à l'Astrologie judiciaire..." . Il sçait parfaitement bien l'Histoire. Il n'y a point d'Instrument qu'il ne fasse et qu'il ne touche comme les meilleurs Maîtres. Il travaille au Tour. Il forge des Armes. Il peint bien. Il prenoit un fort grand plaisir aux Mathematiques; mais étant chargé du Gouvernement de lEtat, il a été obligé de se détacher de toutes ses autres occupations. Il arriva au Buen-Retiro au commencement de l'année 1677, et aussi-tôt qu'il y fut, il fit envoyer la Reine-Mere à Tolede, parce qu'elle s'étoit déclarée contre luy et qu'elle empêchoit son retour auprés du Roy. Don Juan eut une joye extrême de recevoir par le Roy même l'Ordre de pourvoir à tout et de conduire les Affaires du Royaume, et ce n'étoit pas sans sujet qu'il s'en déchargeoit sur luy, puisqu'il ignoroit encore l'Art de regner. On apportoit pour raison d'une éducation si tardive que le Roy son Pere étoit mourant quand il luy donna la vie; que même lorsqu'il vint au monde, l'on fut obligé de le mettre dans une Boëte pleine de Coton, parce qu'il étoit si délicat et si petit, qu'on ne pouvoit l'emmailloter; qu'il avoit été élevé sur les bras et sur les genoux des Dames du Palais jusques à l'âge de dix ans, sans mettre une seule fois les pieds à terre pour marcher; que dans la suite la Reine, sa Mere, qui étoit engagée pour toutes sortes de raisons à conserver l'unique Heritier de la Branche Espagnolle, apprehendant de le perdre, n'avoit osé le faire étudier de peur de luy donner trop d'application et d'alterer sa santé, qui dans la vérité étoit fort foible; et l'on a remarqué que ce nombre de Femmes avec qui le Roy étoit toûjours et qui le reprenoient trop aigrement des petites fautes qu'il commettoit, luy avoit inspiré une si grande àversion pour elles, que dés qu'il sçavoit qu'une Dame l'attendoit en quelque endroit sur son passage, il passoit par un degré dérobé, ou se tenoit enfermé tout le jour dans sa Chambre. La Marquise de Los-Velez20Pseudo-Villars, p. 178. "Il se trouva aussi que le Roi avoit de l'aversion pour cette dernière [la marquise de Los Velez], parce qu'elle avoit été sa gouvernante." , qui a été sa Gouvernante, m'a dit qu'elle a cherché l'occasion de luy parler six mois de suite fort inutilement. Mais enfin, quand le hazard faisoit qu'elles parvenoient à le joindre, il prenoit le Placet de leurs mains et tournoit la tête, de crainte de les voir. Sa santé s'est si bien affermie, que son Mariage avec l'Archiduchesse, Fille de l'Empereur, ayant été rompu par Don Juan, à cause que c'étoit l'ouvrage de la Reine Mere, il a souhaité d'épouser Mademoiselle d'Orleans. Les circonstances de la Paix qui vient d'être concluë à Nimegue luy firent jetter les yeux sur cette Princesse, dont les belles qualitez, Madame, vous sont encore mieux connuës qu'à moy. Il auroit été difficile de croire qu'ayant des dispositions si éloignées de la galanterie, il fut devenu tout d'un coup aussi amoureux de la Reine, qu'il le devint sur le seul recit qu'on luy fit de ses bonnes qualitez et sur un Portrait en Mignature qu'on luy en apporta. Il ne veut plus le quitter, il le met toûjours sur son cœur; il luy dit des douceurs qui étonnent tous les Courtisans, car il parle un langage qu'il n'a jamais parlé ; sa passion pour la Princesse luy fournit mille pensées qu'il ne peut confier à personne; il luy semble que l'on n'entre pas assez dans ses impatiences et dans le desir qu'il a de la voir; il luy écrit sans cesse, et il fait partir presque tous les jours des Courriers extraordinaires pour luy porter ses Lettres et luy rapporter de ses nouvelles. Lorsque vous serez à Madrid, ajouta-t-il, vous apprendrez, Madame, plusieurs particularités qui sans doute se seront passez depuis que j'en suis party et qui satisferont peut-être pfus vôtre curiosité que ce que je vous ay dit. Je vous suis trés obligée, repliquay-je, de vôtre complaisance, mais faites-moy la grace encore de me dire quel est le veritable caractere des Espagnols. Vous les connoissez, et je suis persuadée que rien n'est échapé à vos lumieres; comme vous m'en parlerez sans passion et sans interest, je pourray m'en tenir à ce que vous m'en direz. Pour quoy croyez-vous, Madame, reprit-il en soûriant, que je vous en parle plus sincerement qu'un autre? Il y a des raisons qui me pourroient rendre suspect; ils sont mes Maîtres, je devrois les ménager; et si je ne suis pas assez politique pour le faire, le chagrin d'être contraint de leur obeïr, seroit propre à me donner sur leur chapitre des Idées contraires à la verité. Quoy qu'il en soit, dis-je en l'interrompant, je vous prie de m'apprendre ce que vous en sçavez. Les Espagnols21Martin, p. 71-72. "Pour parler en général des Espagnols, on peut dire qu'ils sont ordinairement fiers & hautains, se croyant au dessus de toutes les autres Nations : ils sont néantmoins civiles & honnêtes à ceux qui ont quelque déférence pour eux; fort jaloux de leurs femmes & de leurs maîtresses, irréconciliables, quant ils se croyent avoir été offensez, comme je le ferai voir par des exemples, que je raporteray cy-aprés. Ils font peu de cas du boire & du manger & donnent plus au faste qu'à toute autre chose. Ils sont faineans & paresseux, se mettent peu en peine des affaires de leur prochain, aimant le repos & la molesse, le peuple, comme les personnes de qualité. Leurs manières sont indifférentes; ils sont tumultueux, pour la pluspart. Les gens de Cour sont beaucoup plus raisonnables que les autres, particulièrement ceux qui sont sortis du Royaume. Mais il leur arrive peu de voyager, excepté aux Indes ou en Flandres; quand les Emplois les y appellent. A l'égard du Commun il se soucie peu des affaires de l'Etat ni de ce qu'ils deviendront. Ils sont fort portez à la colère, quoi que lents à la faire éclater pour mieux prendre leurs mesures, à faire réussir leur vengeance. Ils ne s'engagent pas facilement avec les Etrangers dont ils font en général trés peu de cas, & la charité est trés-rare pour eux en Espagne. Ils ont un extérieur de Dévotion qui pourroit tromper aisément,si elle n'étoit accompagnée de quantité d'actions indécentes, & perfides, n'ayant pas de honte de faire servir leurs Eglises de Théatre à leur vengeance & de rendez-vous de plusieurs choses que la pudeur m'empêche de nommer. Ce qu'on peut dire à leur avantage, c'est qu'ils sont parfaits amis quant ils sont venus jusqu'à vous aimer; mais cela est si rare, qu'on ne doit pas trop les en loùer. Ils sont assez bien faits de leurs personnes, hauts & droits, & moins contrefaits qu'ailleurs." , dit-il, ont toûjours passé pour être fiers et glorieux. Cette gloire est mélée de gravité, et ils la poussent si loin, qu'on peut l'appeller un Orgüeil outré. Ils sont braves sans être temeraires, on les accuse même de n'être pas assez hardis. Ils sont coleres, vindicatifs, sans faire paroître d'emportement, liberaux sans ostentation, sobres pour le manger, trop presomptueux dans la prosperité, trop rampans dans la mauvaise fortune. Ils adorent les femmes et ils sont si fort prévenus en leur faveur, que l'esprit n'a point assez de part au choix de leurs Maîtresses. Ils sont patiens avec excez, opiniâtres, paresseux, particuliers, Philosophes; du reste, gens d'honneur et tenant leur parolle au peril de leur vie. Ils ont beaucoup d'esprit et de vivacité, comprennent facilement et s'expliquent de même et en peu de parolles. Ils sont prudens, jaloux sans mesure, des-interessez, peu œconomes, cachez, superstitieux, fort Catholiques, du moins en apparence. Ils font bien des Vers et sans peine. Ils seroient capables de plus belles Sciences, s'ils daignoient s'y appliquer. Ils ont de la grandeur d'âme, de l'élevation d'esprit, de la fermeté, un serieux naturel, et un respect pour les Dames, qui ne se rencontre point ailleurs. Leurs manieres sont composées, pleines d'affectation; ils sont entêtez de leur propre merite et ne rendent presque jamais justice à celuy des autres. Leur bravoure consiste à se tenir vaillamment sur la défensive, sans reculer et sans craindre le peril, mais ils n'aiment point à le chercher, et ils ne s'y portent pas naturellement, ce qui vient de leur jugement plûtôt que de leur timidité. Ils connoissent le peril et ils l'évitent. Leur plus grand défaut, selon moy, c'est la passion de se vanger et les moyens qu'ils y employent. Leurs maximes là-dessus sont absolument opposées au Christianisme et à l'honneur ; lorsqu'ils ont receu un affront, ils font assassiner celuy qui le leur a fait. Ils ne se contentent pas de cela, car ils font assassiner aussi ceux qu'ils ont offensez, dans l'apprehension d'être prévenus, sçachant bien que s'ils ne tuënt pas, ils seront tuez. Ils pretendent s'en justifier, quand ils disent que leur Ennemy ayant pris le premier avantage, ils doivent s'asseurer du second; que s'ils y manquoient, ils feroient tort à leur reputation; que l'on ne se bat point avec un homme qui vous a insulté; qu'il se faut mettre en état de l'en punir, sans courre la moitié du danger. Il est vray que l'impunité autorise cette conctuite, car le Privilege des Eglises et des Convents d'Espagne, est de donner une retraite asseurée aux Criminels, et tout autant qu'ils le peuvent, ils commettent leurs mauvaises actions proches du Sanctuaire, pour n'avoir guére de chemin à faire jusqu'à l'Autel. On le voit souvent embrassé par un Scelerat, le Poignard encore à la main, tout sanglant du Meurtre qu'il vient de commettre. A l'égard de leur personne, ils sont fort maigres, petits, la taille fine, la tête belle, les traits reguliers, les yeux beaux, les dents assez bien rangées, le tein jaune et bazanné; ils veulent que l'on marche legerement, que l'on ait22Brunel, p. 80 (R. H. p. 175) "un petit pied & un gros gras-de-jambe, sont si fort estimés que les Galans se lient le pied avec des rubans pour le faire paroistre petit..." la jambe grosse et le pied petit, que l'on soit chaussé sans talon23Martin, p. 74-76. Les hommes n'affectent pas d'être lestes, & les gens de qualité bien moins que les autres; je crois que ce pourroit être pour se distinguer du commun; ils ne s'habillent pour la plûpart que de drap noir en hiver & d'une méchante étoffe noire en été qui coûte cinquante sols l'aune & qu'ils appellent de la baguette. Ils portent leurs manteaux fort longs, leurs grégues trés étroites, & un jupon qu'ils serrent d'une ceinture & dessous un buffetin & quelquefois deux, craignant l'air qu'ils estiment fort subtil... Leurs chapeaux sont quarrez & plus larges par le haut que par le bas. Les bords doublez de taffetas, & la forme à peu prés de la hauteur des nôtres. Au lieu de rabat ils estiment une espece de rotonde faite de carton, sur lequel est tirée une toile empesée & façonnée de plusieurs pinces, qu'ils appellent, Golille, c'est une invention bien incommode & qui contraint fort, comme le reste de leurs vêtemens. Elle vous fixe le mouvement du col, & de la tête, & vous rend l'air grave malgré que vous en ayez. Quelques uns ne s'en accommodent pas, & portent de grands rabats qu'on nomme Balones. Ils vont jusqu'à la moitié des épaules avec de ces anciennes dentelles à dents de rat... Les gens du commun. qui ont quelque bien, dépensent volontiers en habits, & portent des culottes de velours à fleurs, & le jupon de satin. Le Maréchal qui ferroit nos chevauy, étoit vêtu de cette maniére, avec l'épée au côté...", que l'on ne mette point de poudre, qu'on se separe les cheveux sur le côté de la tête et qu'ils soient coupez tous droits et passez derriere les oreilles, avec un grand Chapeau doublé de taffetas noir, une Golille plus laide et plus incommode qu'une Fraise, un Habit toûjours noir, au lieu de chemise des Manches de tafetas ou de tabis noir, une Epee étrangement longue, un Manteau de frise noir par là dessus, des chausses tres-étroites, des manches pendantes et un Poignard. En verité tout cela gâte à tel point un homme, quelque bien fait qu'il puisse être d'ailleurs, qu'il semble qu'ils affectent l'habillement le moins agreable de tous et les yeux ne peuvent s'y accoûtumer. Don Frederic auroit continué de parler, et j'avois tant de plaisir à l'entendre, que je ne l'aurois point interrompu, mais il s'interrompit luy-même, ayant remarqué que la reprise d'Ombre venoit de finir; et comme il eut peur que je ne voulusse me retirer, et que nous devions partir le lendemain de bonne heure, il sortit avec les autres Messieurs. Je me levay, en effet, fort matin, parce que nous avions une grande journée à faire pour aller coucher à Birbiesca. Nous suivîmes la Riviere24Jouvin, p. 93-94. "On suit un peu la R. en remontant pour éviter les montagnes, d'où sort une petite R. qui là s'embouche dans l'Ebro, que nous passâmes à Oron, p. d. peu aprés nous la suivismes entre les saintes (sic) montagnes... & nous la costoyâmes entre ces montagnes taillées comme entre deux murailles, jusqu'à sa source, où à mesure qu'on avance chemin, à mesure elle diminuë de sa grosseur, où est Pancoruo, b. I. qui a un Chasteau situé au dessus de la montagne voisine. On y quitte les montagnes pour entrer dans une grande plaine... On voit tout à l'entour les hautes montagnes, principalement celles de Occa, qui sont à main gauche. Icy finit cette petite R. dans une belle plaine, où il y avoir quelques troupeaux de moutons & de bœufs, que nous passâmes en arrivant au bord d'une petite R. qu'on trouve à main droite qu'il faut costoyer contre son cours jusqu'à Birbiesca, B. 2. On la passe avant que d'y entrer. Il y a un College dans ce bourg..." pour éviter les Montagnes et nous passames à Oron un gros Ruisseau qui se jette dans l'Ebre. Nous entrâmes peu aprés dans un chemin si étroit, qu'à peine nos Littieres pouvoient y passer. Nous montâmes le long d'une côte fort droite jusqu'à Pancorvo dont je vis le Château sur une éminence voisine. Nous traversâmes une grande Plaine; et c'étoit une nouveauté pour nous de voir un Païs uny. Celuycy est environné de plusieurs Montagnes, qui semblent se tenir comme une chaîne, et particulierement celles d'Occa25Huesca . Il fallut passer encore une petite Riviere avant que d'arriver à Birbiesca; ce n'est qu'un Bourg qui n'a rien de remarquable que son College et quelques jardins assez jolis le long de l'eau, mais je puis dire que nous nous y rendîmes par le plus mauvais tems que nous eussions encore eu. J'en étois si fatiguée, qu'en arrivant je me mis au lit; ainsi je ne vis Don Fernand de Tolede et les autres Chevaliers que le lendemain à Castel de Peones26Mais quatre pages plus loin on peut voir que dans la même soirée "Après le soupé, ces messieurs jouërent à l'ombre, et comme je n'y suis pas assez forte pour jouer contre eux, je m'intéressay avec Don Frederic de Cardone, et Don Fernand de Tolède se mit auprès du Brasier avec.moy. Il me dit..." Simple étourderie..Mais il faut bien vous dire comme l'on est dans les Hôteleries27Jouvin, pp. 98-99. "Ce fut icy que nous commençâmes à voir la façon des hostelliers d'Espagne, lors qu'on nous demande si nous voulions envoyer querir quelque chose dans le bourg pour souper, & qu'on nous l'appresteroit qu'il ne leur estoit pas permis de rien vendre tout apresté; mais seulement de mettre le couvert sur table, d'apprester le souper à vostre goust, & de donner un lit, en leur payant chacun un Reale de Plata qui sont sept sols de France ou environ. Cela nous sembla d'abord un peu étrange; & de vray, c'est une grande incommodité au voyageur qui souvent fatigué du chemin, entrant dans ces hostelleries-là, ne trouve rien de prest, ce qui l'oblige quelquesfois de manger un morceau, & boire une fois pour aller se coucher & reposer : mais le pire est que souvent on est forcé de le faire dans les villages où on ne trouve rien dont on puisse souper.", et comptez qu'elles sont toutes semblables. Lorsqu'on y arrive fort las et fort fatigué, rôty par les ardeurs du Soleil, nu gelé par les Neiges (car il n'y a guéres de temperamment entre ces deux extremitez), l'on ne trouve ni pot au feu, ni plats lavez; l'on entre dans l'Ecurie, et de là l'on monte en fiaut. Cette Ecurie est d'ordinaire pleine de Mulets et de Muletiers qui se font des lits des Bats de leurs Mulets pendant la Iluit, et le jour ils leur servent de Tables. Ils mangent de bonne amitié avec leurs Mulets, et fraternisent beaucoup ensemble. L'Escalier par où l'on monte est fort étroit et ressemble à une méchante échelle. La Señora de la Casa vous reçoit en Robe détroussée et en Manches abbatuës : elle a le tems de prendre ses Habits du Dimanche, pendant que l'on descend de la Littiere, et elle n'y manque jamais; car elles sont toutes pauvres et glorieuses. L'on vous fait entrer dans une Chambre, dont les Murailles sont assez blanches, couvertes de mille petits Tableaux de devotion, fort mal faits; les Lits sont sans Rideaux, les Couvertures de Coton à Houpes passablement propres, les Draps grands comme des Serviettes, et les Serviettes comme de petits Mouchoirs de Poches; encore faut-il être dans une grosse Ville pour en trouver trois ou quatre, car ailleurs il n'y en a point du tout, non plus que de Fourchettes. Il n'y a qu'une Tasse dans toute la Maison, et si les Muletiers la tiennent les premiers, ce qui arrive toûjours s'ils le veulent (car on les sert avec plus de respect que ceux qu'ils conduisent), il faut attendre patiemment qu'elle ne leur soit plus necessaire, ou boire dans une Cruche. Il est impossible de se chauffer au feu des Cuisines sans étouffer : elles n'ont point de Cheminées. Il en est de même dans toutes les Maisons que l'on trouve sur la Route . On fait un trou au haut du Plancher, et la fumée sort par là. Le feu est au milieu de la Cuisine. L'on met ce que l'on veut faire rôtir sur des Tuilles par terre, et quand cela est bien grillé d'un côté, on le tourne de l'autre. Lorsque c'est de la grosse Viande, on l'attache au bout d'une corde suspenduë sur le feu, et puis on la fait tourner avec la main, de sorte que la fumée la rend si noire, qu'on a peine seulement de la regarder. Je ne croy pas qu'on puisse mieux representer l'Enfer qu'en representant ces sortes de Cuisines et les Gens que l'on trouve dedans; car sans compter cette fumée horrible qui aveugle et suffoque, ils sont une douzaine d'Hommes et autant de Femmes, plus noirs que des Diables, puants et sales comme des Cochons et vêtus comme des Gueux. Il y en a toujours quelqu'un qui racle impudemment une méchante Guitarre et qui chante comme un Chat enroüé. Les Femmes sont toutes echevelées, on les prendroit pour des Baccantes. Elles ont des Coliers de Verre, dont les grains sont aussi gros que des Noix; ils font cinq ou six tours à leur col et servent à cacher la plus vilaine peau du monde. Ils sont tous plus Voleurs que des Choüettes, et ils ne s'empressent à vous servir que pour vous prendre quelque chose; quoy que ce soit, ne fut-ce qu'une Epingle, elle est prise de bonne guerre, quand on la prend à un François.Avant toutes choses, la Maîtresse de la Maison vous amene ses petits Enfants, qui sont nuds tête au cœur de l'Hyver, n'eussent-ils qu'un jour. Elle leur fait toucher vos Habits, elle leur en frotte les yeux, les joües, la gorge et les rnains. Il semble que l'on est devenue Relique, et que l'on guerit de tous les Maux. Ces Ceremonies achevées, l'on vous demande si vous voulez manger, et fut-il minuit, il faut envoyer à la Boucherie, au Marché, au Cabaret, chez le Boulanger, enfin de tous les côtez de la Ville, pour assembler de quoy faire un tres-méchant repas. Car encore que le Mouton y soit fort tendre, leur maniere de le frire avec de l'Huille boüillante n'accommode pas tout le monde; c'est que le Beurre y est tres rare. Les Perdrix rouges28Gourville II, pp. 15-16. "Ces jours-là, j'augmentois mon ordinaire et leur donnois de grands pâtés de perdrix rouges, qui sont très bonnes en ce Pays-là, mais un peu sèches." s'y trouvent en quantité et fort grosses, elles sont un peu seches, et à cette secheresse naturelle, l'on y en ajoûte une autre, qui est bien pire, je veux dire, que pour les rôtir, on les reduit en charbon. Les Pigeons y sont excellens; et en plusieurs endroits, l'on trouve de bon Poisson, particulierement des Bessugos, qui ont le goût de la Truite, et dont on fait des Pâtez, qui seroient fort bons, s'ils n'étoient pas remplis d'Ail, de Safran et de Poivre. Le Pain est fait de Blé d'Inde, que nous appellons en France Blé de Turquie. Il est assez blanc, et l'on croiroit qu'il est pêtry avec du Sucre, tant il est doux; mais il est si mal fait et si peu cuit, que c'est un morceau de Plomb que l'on se met sur l'estomach. Il a la forme d'un Gâteau tout plat et n'est gueres plus épais que d'un doigt; le Vin est assez bon, et dans la Saison des Fruits l'on a tout sujet d'être content; car les Muscats sont d'une grosseur et d'un goût admirable; les Figues ne sont pas moins excellentes. L'on peut alors se retrancher à coup seur sur le Dessert. L'on y mange encore des Salades29Jouvin, p. 162. une salade faite d'une laituë, qu'ils appellent Lechuga, ressemblante à celle que nous appellons laituës Romaines; mais plus grosse blonde, douce, & de tres-bon goust.." faites d'une Laituë si douce et si rafraîchissante que nous n'en avons point qui en approchent. Ne pensez pas, Ma chere Cousine, qu'il suffise de dire "Allez querir telles choses" pour les avoir; tres-souvent on ne trouve rien du tout. Mais supposé que l'on trouve ce que l'on veut, il faut commencer par donner de l'argent, de maniere que sans avoir encore rien mangé, vôtre repas est compté et payé, car on ne permet au Maître de l'Hôtellerie que de vous donner le logement. Ils disent pour raison qu'il n'est pas juste qu'un seul profite de l'arrivée des Voyageurs, et qu'il vaut mieux que l'argent se répande en plusieurs endroits. L'on n'entre en aucun lieu pour dîner, l'on porte sa Provision et l'on s'arrête au bord de quelque Ruisseau, où les Multiers font manger leurs Mulets. C'est de l'Avoine30Jouvin, p. 73. " On n'y voit point d'avoyne, & il y a peu de foin, au lieu de cela les chevaux mangent de l'orge qu'ils appellent Sevada meslée avec de la paille hachée bien menu." ou de l'orge, avec de la Paille hachée qu'ils ont dans de grands Sacs; car pour du Foin, on ne leur en donne point. Il n'est pas permis31Jouvin, p. 82. "Il n'est pas permis aux filles ny aux femmes de demeurer dans une hostellerie plus de deux nuits, sur les grands chemins." à une Femme ou à une Fille de demeurer plus de deux jours dans une Hôtellerie sur les chemins, à moins qu'elle n'en aye des raisons tres-apparentes. En voilà assez pour que vous soyez informée des Hôtelleries et de la maniere dont on y est receu. Aprés le soupé, ces Messieurs jouerent à l'ombre, et comme je n'y suis pas assez forte pour jouër contr'eux, je m'interessay avec Don Frederic de Cardone, et don Fernand de Tolede se mit auprés du Brasier avec moy. Il me dit qu'il auroit bien souhaité que j'eusse eu le tems de passer par Vailladolid32Coulon, p. 28. "Vailladolid nommée autrefois Pintia, bien qu'elle ne soit point la Capitale de la vieille Castille, semble neantmoins auoir beaucoup d'auantage sur elle, comme estant tenuë pour vne des plus belles & agreables villes de l'Europe, qui a seruy quelquefois de demeure aux Roys d'Espagne."; que c'est la plus agreable Ville33Jouvin, p. 143. "Vailladolid est la ville la plus agreable, aprés Madrid, de toute l'Espagne, avec laquelle elle a beaucoup de ressemblance, soit pour sa grandeur & la beauté de ses Palais, que pour le païs qui l'environne le plus fertile du Royaume, qui la fit choisir au Roy Philippe IV. pour un lieu de divertissement, où il a demeuré long temps dans le Palais appellé Palasso real, à cause de la magnificence de son bâtiment & de la beauté de ses grands jardins. Il est dans la place de san Domingo devant l'Eglise & Convent des Dominiquains l'une des riches de Vailladolid, fondée par le Prince de Lerma, dont les Armes & le Blason, paroissent en plusieurs endroits de cette Eglise, & notamment au Portail enrichi de plusieurs petites figures & bas reliefs qui rendent cette façade d'Eglise digne d'estre considerée, comme celle du College de ce mesme Convent, dont la quantité de Fleurs de Lys parsemées sur toutes ses murailles, nous ont fait juger qu'il avoit esté fondé par un Euesque qui estoit François.." de la Vieille Castille; qu'elle avoit été long-tems la demeure des Rois d'Espagne, et qu'ils y ont un Palais digne de leur Grandeur; que pour luy, il y avoit des Parentes qui se seroient fait un plaisir de m'y regaler, et qu'elles n'auroient pas manqué de me faire voir l'Eglise des Dominiquains34Bertaut, pp. 168-169. "Le lendemain jour de Noël j'allay à la Messe à San Pablo. C'est la plus belle Eglise de la Ville, & un Convent de Dominicains. Le portail & tout le dehors aussi-bien que les Cloistres des Religieux, & ceux du College qui y est attaché, sont tous enrichis de sculptures fort delicates & du mesme ouvrage à peu prés que ce qu'on voit de Ferdinand & d'Isabelle. Le Duc de Lerme qui fut depuis Cardinal a fait beaucoup de presens à cette Eglise, & a donné au tresor de grandes pieces de cristal & de coral, dont les Tabernacles & quantité de Reliques sont enrichies, outre l'or massif & l'émail, qui n'y sont pas épargnez. Son effigie de cuivre doré, aussi-bien que celle de sa femme, sont dans la muraille du costé droit du Chœur. Et comme il se retira dans ce Convent estant Cardinal, qu'il y est mort, qu'il y a fait faire deux clochers, & fait des dépenses incroyables pour l'embellir & l'enrichir, on n' y dit point de Messe qu'il n'y ait une Oraison particuliere pour luy.", que des Ducs de Lerma ont fondée; qu'elle étoit fort riche et le Portail d'une singuliere beauté, à cause des Figures et des bas Reliefs qui l'enrichissent; que dans le College du même Convent, les François y voyoient avec satisfaction toutes les Murailles semées de Fleurs de Lis, et que l'on disoit qu'un Evêque, qui appartenoit au Roy de France, les y avoit fait peindre. Il ajoûta quyelles m'auroient menée aux Religieuses de Sainte Claire, pour voir dans le Chœur de leur Eglise le Tombeau d'un Chevalier Castillan, dont on pretend qu'il sort des accents et des plaintes toutes les fois que quelqu'un de sa Famille doit mourir. Je souris à cela, comme étant dans le doute d'une chose qu'effectivement je ne croy point. Vous n'ajoûtez pas foy à ce que je vous dis, continua-t-il, et je ne voudrois pas non plus vous l'assûrer comme une verité incontestable, bien que tout le Monde en soit persuadé en ce Païs-cy. Mais il est certain qu'il y a une Cloche en Arragon, dans un Bourg appellé Vililla sur l'Ebre, laquelle a dix brasses de tour; et il arrive qu'elle sonne quelquefois toute seule, sans que l'on puisse remarquer qu'elle soit agitée par les Vents, ni par aucun tremblement de Terre, en un mot, par rien de visible. Elle tinte d'abord, et ensuite d'intervale en intervale elle sonne a volée tant le jour que la nuit. Lorsqu'on l'entend, on ne doute point qu'elle n'annonce quelque sinistre accident. C'est ce qui arriva en 1601; le Jeudy treize de Juin jusqu'au Samedy quinze du même mois. Elle cessa alors de sonner, et elle recommença le jour de la Fête de Dieu, comme on étoit sur le point de faire la Procession. Elle sonna aussi quand Alphonse Cinquieme, Roy d'Arragon, alla en Italie pour prendre possession du Royaume de Naples. On l'entendit à la mort de Charles-Quint. Elle marqua le départ pour l'Affrique du Roy de Portugal, Don Sebastien, l'extremité du Roy Philippe Second et le trépas de sa derniere femme, la Reine Anne. Vous voulez que je vous croye, Don Fernand, luy dis-je, il semble que je suis trop opiniâtre de ne me pas rendre encore; mais vous conviendrez qu'il est des choses dont il est permis de douter. Avoüez plutôt, Madame, reprit-il d'un air enjoüé, que c'est manque de foy pour moy; car je ne vous ay rien dit qui ne soit sçeu de tout le Monde; mais peutêtre croirez-vous davantage Don Esteve de Carvajal sur une chose aussi extraordinaire, qui est en son Païs. Il l'appella en même tems et luy demanda s'il n'étoit pas vray qu'il y avoit au Convent des Freres Prêcheurs de Cordouë une Cloche qui ne manque point de sonner toutes les fois qu'il doit mourir un Religieux, et qu'ainsi l'on en sçait le tems à un jour prêt. Don Esteve confirma ce que disoit Don Fernand, et si je n'en suis pas demeurée absolument convaincue j'en ay tout au moins fait semblant. Vous passez si vîte dans la Vieille Castille, continua Don Fernand, que vous n'aurez pas le tems d'y rien voir de remarquable. On y parle par tout du Portrait de la Sainte Vierge qui s'est trouvé miraculeusement empreint sur un Rocher. Il est aux Religieuses Augustines d'Avila et beaucoup de Personnes s'y rendent par devotion; mais on n'a guéres moins de curiosité pour de certaines Mines de Sel, qui sont proches de là, dans un Village appelé Mengraville; l'on descend plus de deux cent degrez sous Terre et Pon entre dans une vaste Caverne, formée par la Nature, dont le haut est soutenu par un seul Pilier de Sel cristalin, d'une grosseur et d'une beauté surprenante. Assez proche de ce lieu, dans la Ville de Soria, on voit un grand Riviere sans Pont, et un grand pont sans Riviere, et parce qu'elle a changé de Lit par un Tremblement de Terre. Mais si vous veniez jusqu'à Medina del Campo35Coulon. p. 24 "Medine du Champ, ou del Campo, mise par quelques uns au Royaume de Leon, & par les autres en celuy de Castille, comme estant sur les frontieres, est pareillement une ville riche & de grand trafic à cause de ses longues foires d'Hyuer et d'Esté, franche de toutes impositions, & tellement priuilegiée, que le Roy d'Espagne n'a pas le pouuoir d'y créer des Officiers, ny le Pape d'y conferer des Benefices, d'autant que ce droit appartient aux habitans, qui se battent bien souvent pour l'eslection des Prestres & des Magistrats.", ajoûtat-il, je suis sûr que les Habitans vous y feroient une Entrée, par la seule raison que vous êtes Françoise et qu'ils se piquent de les aimer, pour se distinguer un peu des sentimens des autres Castillans. Leur Ville est tellement privilegiée, qué le Roy d'Espagne n'a pas le pouvoir d'y créer des Officiers, ni le Pape meme d'y conferer des Benefices. Ce Droit appartient aux Bourgeois et tres-souvent ils se battent pour l'Election des Ecclesiastiques et des Magistrats. Une des choses que les Etrangers trouvent la plus belle en ce Païs-cy, c'est l'Aquedue36Coulon, pp. 26-27. "Cette ville a quatre choses remarquables, dont la première est l'Alcaçar & Palais des Rois d'Espagne, fondé sur le roc taillé, auec un fossé fort profond, & vne riuiele assez grosse, qui le rend plus fort. La deuxiéme est son pont, ou plustost son aqueduc, basty de pierre de taille, sans mortier ny ciment, par le haut duquel vient toute l'eau, dont cette ville a besoin, soustenu de plus de deux cens arches, hautes de plus de deux picques en quelques endroits. L'autre est la maison de la Monnoye, où l'on bat plusieurs espèces d'or, d'argent & de cuivre, sans y mettre la main, seulement par le moyen de l'eau, qui passe au Chasteau. Et la quatriéme est l'hermitage, auec vne Image de nostre Dame.." de Segovie37Jouvin, pp. 139-141. "Segovia est au pied des hautes montagnes, sur le bord d'une petite R. qui l'environne, presque;... les eaux sont apportées à la haute ville par un aqueduc long plus de cinq lieuës. Aprés les aqueducs d'Italie, celuy cy est le plus beau que j'aye veu en Europe, il est fait tout de pierres de taille sans ciment, ny autre liaison, ce qui me fait croire qu'il est peut estre un ouvrage des Romains; il est en quelques endroits haut pIus de quinze toises, où il y a deux arches les unes sur les autres... Nous allâmes voir le chasteau à l'un des bouts de la ville, qui est sur le bord d'un rocher escarpé & lavé de la Riviere qui luy sert de fossé... Ce que nous y remarquâmes est une quantité des belles armes... & des tableaux, qui representent tous les Rois d'Espagne... Ce qu'on voit encore à Segovie est la maison où on bat la Monnoye : il faut sortir de la ville & descendre au bord de la R. qui fait tourner plusieurs moulins, qui font aller des roüages & machines qui servent à battre monnoye. Il n'y a dans l'Espagne qù'à Seville & à Segovie, où on bat les pieces d'or & d'argent; les pieces de huit, qui sont faites à Segovie, sont estimées pour leur beauté & leur forme par dessus toutes les autres. Proche cette maison sont les Convents de san Vincentio, & de san jeronimo; ce dernier est le plus beau & le plus riche, ses grands jardins & ses belles fontaines sont merveilleuses à voir, comme sont celles de Lalameda, de Segovia, qui est une promenade dans un pré au bord de la R. de plusieurs allées d'Ormes, qui font un ombrage agreable, & un lieu de divertissement dans les plus grandes chaleurs de l'Esté.", qui est long de cinq lieuës; il a plus de deux cens Arches d'une hauteur extraordinaire, bien qu'en plusieurs endroits il y en ait deux, l'un sur l'autre, et il est tout bâty de pierre de taille, sans que pour les joindre on y ait employé ni mortier, ni ciment. On le regarde comme un ouvrage des Romains, ou du moins qui est digne de l'être. La Riviere qui est au bout de la Ville entoure le Chateau et luy sert de Fossé; il est bâty sur le Roc. Entre plusieurs choses remarquables, on y voit les Portraits des Roys d'Espagne qui ont regné depuis plusieurs Siecles, et de toutes les Villes du Royaume. On ne bat Monnoye qu'à Seville et à Segovie; l'on tient que les pieces de huit que l'on y fait, sont plus belles que les autres. C'est par le moyen de la Riviere que de certains Moulins tournent, lesquels servent à battre la Monnoye. On y trouve aussi des promenades charmantes le long d'une Prairie plantée d'Ormeaux, dont le feuillage est si épais, que les plus grandes ardeurs du Soleil ne le peuvent penetrer. Je ne manque pas de curiosité, luy dis-je, pour toutes les choses qui le meritent, mais je manque à present de tems pour les voir; je serois neantmoins bien-aise d'arriver d'assez bonne heure à Burgos, pour me promener dans la Ville. C'est à dire, Madame, reprit Don Fernand, qu'il faut vous laisser en état de vous retirer. Il en avertit les Chevaliers qui quitterent le jeu, et nous nous separames. Je me suis levée ce matin avant le jour et je finis cette Lettre à Burgos, où je viens d'arriver. Ainsi, ma chere Cousine, je ne vous en manderay rien d'aujourd'huy; mais je profiteray de la premiere occasion pour vous donner de mes nouvelles.A Burgos, ce 27. Février 1679.QUATRIÉME LETTRENous eumes lieu de nous appercevoir en arrivant à Burgos1Jouvin, pp. 148-151. "Burgos est la ville capitale de la Castille vieille, comme Tolede l'est de la Castille nouvelle, ayant un chasteau sur le haut d'une montagne, sur la descente de laquelle elle est située au bord d'une petite R. Elle a esté la demeure de quelques Rois qui tenoient leur Cour dans ce chasteau, bien qu'il ne soit pas de grande étenduë, mais il est élevé au plus haut de cette petite montagne qui luy donne belle veuë sur toute la campagne, & en mesme temps le rend de situation forte ; outre qu'il est ceint de doubles murailles, qu'il est enfermé de celles de la ville, dont les ruës sont presque toutes étroites mal disposées.... la R. qui passe dans Burgos, & qui separe d'avec la ville le faux-bourg qu'on appelle Bega, où pour passer sont trois ponts de pierres sur cette Riviere; celuy de los Malatos, celuy de san Paolo, & le troisiéme de santa Maria, qui est le plus grand. On y remarque la porte de la ville par où on sort pour le passer, qui ressemble à un arc de triomphe, à cause de plusieurs figures entre autres celle de la Vierge, qui est accompagnée de plusieurs Anges... Il y a là une belle ruë remplie de plusieurs grands Palais : celuy du Connestable est un des principaux. Comme aussi sont en ce mesme faux-bourg quèlques Convents tres-remarquables à cause de leurs jardins, qui rendent cette partie de la ville de Burgos tres-belle, bien que les environs n'en soient pas des plus agreables si nous exceptons le costé par où on va à l'Abbaye de Mille-Flores, dont le bastiment est tres superbe... On voit tout auprés l'Hospital Real fonde par Philippe Il. pour recevoir les pelerins malades, & les nourrir un jour lors qu'ils passent à Burgos, pour faire le voyage de saint Jacques. Il y a un grand parc agreable à s'y promener, il est au bord de la Riviere... (nous allâmes voir l'Eglise de la belle devotion de la Virgen da plana, qui est) sur la montagne du chasteau, nous vismes un peu au dessous un tres-bel arc de triomphe, ressemblant quasi à ceux de Rome, qu'ils appellent l'Arco Fernando de Gonzales." que cette Ville est plus froide2Brunel, pp. 16-17 (R. H. pp. 133-134). "Le 3me jour du mesme mois, nous arrivasmes à Burgos, qui est la principale ville de Castille, & si considerable dans les estats des deux Castilles, qu'elle y possede le premier rang, bien que Toléde le luy dispute... Aussi Burgos est la plus froide ville d'Espagne, estant située au pied d'une assez grande montagne. Elle a esté autrefois fort marchande, mais depuis peu, elle a presque perdu tout son commerce. Elle n'est pas fort grande, mais ce qu'on y voit de plus beau, est l'Eglise & l'Archevesché, qui pour l'Espagne sont des Chefs-d'œuvre, car on y bastit generalement assez mal, en des endroits par pauvreté, en d'autres faute de pierre & de chaux, ce qui fait que partout & à Madrid mesme, on voit beaucoup de maisons de terre. Et ceux qui y bastissent le mieux le font avec de la brique, qu'ils lient avec de la terre au lieu de chaux. Un autre ornement de Burgos, est un Pont large & fort commode, qui va du faux-bourg à la ville. On tient que ses habitans parlent le meilleur Castillan de toute l'Espagne. Il est certain que de son territoire il sort de tres bons soldats, & que le Roy n'a gueres d'endroits d'où il en tire plus." que toutes celles par où nous avions passé; et l'on dit aussi que l'on n'y ressent jamais ces grandes et excessives chaleurs qui tüent dans les autres endroits d'Espagne. La Ville est sur la pente de la Montagne et s'étend dans la Plaine jusqu'au bord de la Riviere, qui moüille le pied des Murailles. Les Ruës sont fort étroites et inégales; le Château, qui n'est pas grand, mais assez fort, se voit sur le haut de la Montagne; un peu plus bas est l'Arc de Triomphe de Fernando Gonçales, que les Curieux trouvent extrémement beau. Cette Ville a été la premiere reconquise sur les Maures, et les Roys d'Espagne y ont demeuré long-tems; c'est la Capitale de la VieilleCastille. Elle tient le premier rang3Bertaut, p. 23. "Je n'eus que le loisir d'entrer dans la grande Eglise, & d'y voir la Chapelle des Velasques, Connestables de Castille, qui y ont aussi un fort beau Palais. C'est la premiere ville de Castille, & la Cour y a sejourné les premiers temps. Il y a un assez beau pont sur une petite Riviere qui fait une prairie qui rend le paysage assez joly....On commence à y voir des fontaines dans les places, comme il y en a en beaucoup d'endroits en Espagne." dans les deux Etats des deux Castilles, bien que Tolede le luy dispute. On y voit de beaux Bâtimens, et le Palais des Velascos est un des plus magnifiques. L'on trouve dans tous les Carrefours et dans les Places Publiques des Fontaines jaillissantes, avec des Statuës, dont quelques-unes sont bien faites. Mais ce qui est de plus beau, c'est l'Eglise Cathedralle4Coulon, p. 36-37. "Burgos est vne des fameuses & anciennes villes d'Espagne, qui peut se glorifier de n'auoir que des citoyens laborieux & honnestes, des Marchans riches & fideles, & des Caualiers vaillans & zelez pour la conseruation des droits & franchises du pays. Les maisons des Grands sont autant de petits Palais, son Eglise Cathedrale est vn miracle de l'art où l'on chante au mesme temps le seruice diuin en cinq Chapelles, sans que les Chantres soient diuertis, dont la plus magnifique est celle du Connestable de Castille, Le Crucifix des Augustins qu'on tient auoir esté fait par Nicomede, auec ses cinquante lampes tousiours ardentes dans la Chapelle, est un miroir de pieté.": elle est tellement grande et vaste, que l'on y chante la Messe en cinq Chapelles differentes sans s'interrompre les uns les autres. L'Architecture en est si delicate et d'un travail si exquis, qu'elle peut passer entre les Bâtimens Gotiques pour un Chef-d'œuvre de l'Art; et cela est d'autant plus remarquable, que l'on bâtit assez mal en Espagne; en quelques endroits c'est par pauvreté, et en quelques-autres, manque de pierre et de chaux. On m'a dit qu'à Madrid même on y voyoit des Maisons de terre, et que les plus belles sont faites de brique liée avec de la terre au lieu de chaux. Pour passer de la Ville au Fauxbourg de Bega, on traverse trois Ponts de pierre; la Porte qui répond à celuy de Santa Maria est fort élevée, avec l'Image de la Vierge au-dessus; ce Fauxbourg contient la plus grande partie des Convents et des Hôpitaux, on y en voit un fort grand fondé par Philippes II pour recevoir les Pellerins qui vont à S. Jacques et les garder un jour; l'Abbaye de Mille Flores dont le Bâtiment est tres-magnifique, n'en est pas eloignée. On voit encore dans ce Fauxbourg plusieurs Jardins qui sont arrosez de fontaines et de ruisseaux d'eau vive; la Riviere leur sert de Canal, et l'on trouve dans un grand Parc entouré de Murailles, des Promenoirs en tous tems. Je voulus voir le Saint Crucifix qui est au Convent des Augustins; il est placé dans une Chapelle du Cloître assez grande et si sombre, qu'on ne l'apperçoit qu'à la lueur des Lampes qui sont sans cesse allumées; il y en a plus de cent; les unes sont d'or et les autres d'argent, d'une grosseur si extraordinaire qu'elles couvrent toute la voûte de cette Chapelle; il y a soixante Chandeliers d'argent plus hauts que les plus grands hommes, et si lourds qu'on ne les peut remuer à moins de se mettre deux ou trois ensemble. Ils sont rangez à terre des deux côtez de l'Autel; ceux qui sont dessus sont d'or massif. L'on voit entre deux des Croix de même garnies de Pierreries et des Couronnes qui sont suspenduës sur l'Autel, ornées de Diamans et de Perles d'une beauté parfaite. La Chapelle est tapissée d'un Drap d'or fort épais; elle est si chargée de raretez et de Vœux qu'il s'en faut bien qu'il n'y ait assez de place pour les mettre tous, de sorte que l'on en garde une partie dans le Trésor. Le Saint Crucifix est élevé sur l'Autel à peu prés de grandeur naturelle; il est couvert de trois Rideaux l'un sur l'autre, tous brodez de Perles et de Pierreries. Quand on les ouvre, ce que l'on ne fait qu'aprés de tres-grandes Ceremonies et pour des personnes distinguées, l'on sonne plusieurs Cloches, tout le monde est prosterné à genoux, et il faut demeurer d'accord que ce lieu et cette vûë inspirent un tres-grand respect. Le Crucifix est de Sculture et ne peut être mieux fait, sa carnation est tres-naturelle; il est couvert depuis l'estomach jusqu'aux pieds, d'une toile fine fort plissée, qui fait comme une espece de juppe, ce qui ne luy convient gueres, du moins à mon sens. On tient que c'est Nicomede qui l'a fait, mais ceux qui aiment toujours le merveilleux, pretendent qu'il a été apporté du Ciel miraculeusement. On m'a conté que de certains Religieux de cette Ville le volerent autrefois et l'emporterent, et qu'il fut retrouvé le lendemain dans sa chapelle ordinaire; qu'alors ces bons Moines le remporterent à force ouverte une seconde fois, et qu'il revint encore; quoy qu'il en soit, il fait plusieurs Miracles, et c'est une des plus grandes devotions de l'Espagne. Les Religieux disent qu'il suë tous les Vendredis. J'allois rentrer dans l'Hôtellerie, lorsque nous vîmes le Valet de Chambre du Chevalier de Cardonne qui accouroit de toute sa force aprés nous. Il étoit botté et trois Religieux le suivoient fort échauffez. Je fis dans ce moment un Jugement temeraire, car je ne pus m'empêcher de croire que c'est qu'il avoit volé quelque chose dans cette riche Chapelle, et qu'on l'avoit pris sur le fait. Mais son Maître qui étoit avec moy luy ayant demandé ce qui le faisoit aller si vite, il luy dit qu'il étoit entré avec ses Eperons5Brunel, p. 21 (R. H. p. 137). "Bien que nous fussions presque resolus de coucher à Burgos, nous changeasmes d'avis presque aussi-tost que nous eûmes quitté nostre Marchand, sur ce qu'on nous dit que nous trouverions à trois lieuës de cette ville un tres-bon logis; les valets estant allez promener penserent nous en empêcher l'exécution. Car comme l'un d'eux estoit entré dans l'Eglise avec ses esperons, on luy ferma les portes pour en avoir de l'argent... mais enfin il s'en tira & revint." dans la Chapelle du S. Crucifix, qu'il y étoit demeuré le dernier, et que les Religieux l'avoient enfermé pour luy faire donner de l'argent; qu'il s'étoit échappé de leurs mains, aprés en avoir receu quelques gourmades, et qu'ils le poursuivoient encore, comme nous venions de voir. C'est la verité que l'on n'y porte point d'Eperons, ou que tout au moins, il en coûte quelque chose. La Ville n'est pas extrémement grande; elle est ornée d'une belle Place6Jouvin, p. 149 "Nous allâmes aussi voir la grande place qui est de forme ronde, où les maisons qui l'environnent sont soûtenuës de piliers...", où il y a de hauts Pilliers qui soûtiennent de fort jolies Maisons; l'on y fait souvent des Courses de Taureaux, car le Peuple aime beaucoup céte sorte de Divertissement. Il y a aussi un Pont tres-bien bâty, fort long et fort large. La Riviere qui passe dessous arrose une Prairie, au bord de laquelle on voit des Allées d'arbres qui forment un bocage tres-riant. Le Commerce autrefois y étoit considerable, mais il est bien diminué. On y parle mieux Castillan qu'en aucun autre lieu d'Espagne, et les hommes y sont naturellement Soldats, de maniere que lorsque le Roy en a besoin, il en trouve là de plus braves et en plus grand nombre qu'ailleurs. Aprés le soupé on se mit au jeu à l'ordinaire. Don Sanche Sarmiento dit qu'il cédoit sa place à qui la voudroit, et qu'il luy sembloit que c'étoit à luy à m'entretenir ce soir-là. je sçavois qu'il y avoit tres-peu qu'il étoit de retour de Sicile; je luy demanday s'il avoit été un de ceux qui avoient aidé à châtier ce Peuple rebelle. Hélas! Madame, dit-il, le Marquis de LasNavas7Gazette 1679, p. 91-92. De Naples, le 24 Ianvier 1679. "Apres que le Marquis de las Navas Viceroi de Sicile eut donné quelques ordres à Palerme, il s'embarqua sur deux bâtimens de Majorque, & arriva à Messine, le sixième de ce mois, sans avoir fait avertir la ville de sa venüe : de sorte qu'on ne pût le recevoir avec les honneurs qu'on a accoûtumé de rendre aux Vicerois. Il commença d'abord à faire exécuter les ordres que Dom Vincenzo Gonzaga son prédécesseur avoit reçues depuis long-temps : & le lendemain de son arrivée, il cassa l'Académie des Chevaliers de l'Estoile, fit mettre en prison Dom Vincenzo Zuffo & Dom Diégo de Messine Iurats, & mit à leur place Dom Estienne de Salazar & Dom Laurent de la Guardia Espagnols naturels. Il fit publier en mesme temps, vn Réglement par lequel le Rov d'Espagne change absolument la forme du Gouvernement de Messine, défend à la ville de porter à l'avenir le titre d'exemplaire, & lui oste tous les revenus dont elle joüissoit. Ce Réglement porte, entr'autres articles, qu'au lieu du Stratico qui est aboli, le Roi nommera vn Gouverneur Espagnol qu'il révoquera à sa volonté : qu'il n'y aura plus de Sénat de Messina, & qu'à la place des six lurats, il y aura six Elûs, deux desquels seront Espagnols : que ces Elûs ne pourront plus aller en public,avec leurs habits de Magistrats : qu'ils ne seront assis que sur vn banc, ne pourront plus estre précédez de tambours & de trompettes, ne seront plus encensez dans les Eglises, n'iront point ensemble dans vn carrosse à quatre chevaux, comme ils avoyent accoutumé; qu'ils seront habillez à l'Espagnole, n'auront plus aucune jurisdiction sur le plat-pays, & ne pourront s'assembler pour les affaires publiques que dans vne chambre du Palais du Viceroi, en présence du Gouverneur de la ville, ou de l'Avocat Général qui présidera à l'Assemblée. Le neufième, le Marquis de las Navas commanda au Mestre de Camp général, de se transporter au Palais de la ville,& d'enlever tous les priviléges en original, & mesme toutes les copies qu'il trouveroit : ce qui fut exécuté, & tous les priviléges brûlez publiquement par la main du Bourreau. Il fit arrester le mesme jour le Prince de Condro & Dom Piétro Otrés. Le dixiéme, il fit enlever du Palais de la ville & mettre en piéces la grande cloche qui servoit à faire prendre les armes au Peuple : & le douziéme, il fit publier vne Ordonnance par laquelle il est enjoint à tous les Bourgeois, sous peine de la vie, & à tous les Gentils-hommes, sous peine de cinq mille écus d'amende & de dix ans de prison, d'apporter leurs Armes au Palais du Viceroi. Il a commencé à prendre les alignemens pour bâtir vne CitadeIle qui contiendra le quartier qu'on nomme Terranova, & le Bastion de S. George, & qui doit aller du Palais du Viceroi jusqu'à la mer..." suffisoit pour punir au delà de leur crime. J'étois à Naples dans le dessein de passer en Flandres, où j'ay des parens de rnême nom que moy. Le Marquis de Los-Velez, Viceroy de Naples, m'engagea de quitter mon premier Projet et de m'embarquer avec le Marquis de Las-Navas que le Roy envoyoit Viceroy en Sicile. Nous fîmes voile sur deux Bâtimens de Majorque, et nous nous rendîmes à Messine le six de Janvier. Comme il n'avoit point fait avertir de sa venuë et que personne n'y étoit preparé, on n'eut pas le tems de le recevoir avec les honneurs que l'on rend d'ordinaire aux Vicerois; mais en verité ses intentions étoient si contraires à ces pauvres gens, que son Entrée n'auroit été accompagnée que de larmes. Il fut à peine arrive, qu'il fit mettre en prison deux jurats,nommez Vicenzo Zuffo, et Don Diego; il établit des Espagnols à leur place; il cassa rigoureusement l'Academie des Chevaliers de l'Etoille, et commença d'executer les Ordres que Don Vicenzo Gonzaga avoit receus depuis long-tems, et qu'il avoit eludez par bonté ou par foiblesse. Il fit publier aussi-tôt un Reglement, par lequel le Roy changeoit toute la forme du Gouvernement de Messine, ôtoit à la Ville les revenus dont elle joüissoit, luy défendoit de porter à l'avenir le tître glorieux d'Exemplaire, cassoit le Senat, et mettoit à la place des six jurats six Elûs, deux desquels seroient Espagnols; que ces Elûs ne pourroient plus à l'avenir aller en Public avec leurs Habits de Magistrats; que les Tambours et les Trompettes ne marcheroient plus devant eux; qu'ils n'iroient point ensemble dans un même Carrosse à quatre Chevaux, comme ils avoient accoûtumé : qu'au lieu du Stratico qui demeureroit aboly, le Roy nommeroit un Gouverneur Espagnol, lequel il revoqueroit à sa volonté; qu'ils ne seroient plus assis que sur un Banc; qu'on ne les encenseroit plus dans les Eglises; qu'ils seroient habillez à l'Espagnolle; qu'ils ne pourroient s'assembler pour les Affaires publiques que dans une Chambre du Palais du Viceroy, et qu'ils n'auroient plus de Juridiction sur le Plat-Païs. Chacun demeura consterné, comme si les Carreaux de la foudre étoient tombez du Ciel pour les écraser. Mais leur douleur augmenta bien le cinquiéme du même mois, lorsque le Mestre de Camp General fit enlever tous les Privileges en Original et jusqu'aux Copies qu'il trouva dans le Palais de la Ville, et le Bourreau brûla publiquement ces Papiers. L'on arrêta ensuite le Prince de Condro; et la desolation de sa Famille, mais particulierement de la Princesse Eleonor, sa sœur, avoit quelque chose de si touchant, que l'on ne pouvoit se défendre de mêler ses larmes aux siennes.Cette jeune personne n'a pas encore dix-huit ans, sa beauté et son esprit sont de ces miracles qui surprennent toûjours. Don Sanche s'attendrit au souvenir de la Princesse, et je connus aisément que la pitié n'avait pas toute seule part à ce qu'il m'en disoit. Il continua cependant à me parler de Messine. Le Viceroy, ajoûta-t-il, fit publier une Ordonnance, par laquelle il étoit enjoint à tous les Bourgeois, sur peine de dix ans de prison et de cinq mille écus d'amende, d'aporter leurs Armes dans son Palais. Il fit en même tems ôter la grosse Cloche de l'Hôtel-de-Ville, qui servoit à faire prendre les Armes aux Habitans, et devant luy on la brisa en mille morceaux. Il declara peu aprés qu'il alloit faire bâtir une Citadelle qui contiendroit le Quartier appellé Terra-Nova jusqu'à la Mer. On fondit8Gazette 1679, p. 105-106. De Naples, le 31 lanvier 1679 "Le Marquis de las Navas Viceroi de Sicile a fait fondre toutes les cloches de l'Eglise Cathédrale de Messine, pour en faire vne Statuë du Roi d'Espagne. Il a aussi fait abattre la grosse Tour de Palerme : & a envoyé aux galléres, les principaux Bourgeois de la ville, qui témoignoyent vouloir s'opposer aux nouveaux imposts qu'il a dessein d'établir pour payer la Garnison Espagnole. Le Marquis de Liche Ambassadeur d'Espagne à Rome, avoit conseillé a plusieurs Messinois qui s'estoyent retirez en divers lieux pendant les derniers mouvemens, de retourner en Sicile . & il leur avoit mesme donné des Passeports. Mais à peine eurent ils mis pied à terre à Messine, qu'ils furent arrestez par l'ordre du Marquis de las Navas, qui les fit tous pendre le lendemain." par son ordre toutes les Cloches de l'Eglise Cathedralle pour faire la Statuë du Roy d'Espagne, et les enfans du Prince de Condro furent arrêtez9Gazette 1679, p. 116. De Messine, le 30 lanvier 1679. "Le Marquis de las Navas exécute avec beaucoup de sévérité, les ordres qu'il a reçeus d'Espagne. Il a osté à nos Magistrats, le pouvoir de nommer les Gouverneurs des Lieux qui sont dans le territoire de cette ville : a fait arrester les enfans du Prince de Condro : & a fait couper le col à Dom Vincenzo Zuffo I'vn de nos Iurats. Mais il nous laisse espérer que dans trois mois, il fera publier tout de bon l'Amnistie générale, & la fera mieux observer qu'elle ne l'a esté jusqu'ici." . Mais leur crainte devint extrême, lorsque le Viceroy fit couper la tête à D. Vicenzo Zuffo, l'un des Jurats. Cet exemple de severité alarma tout le monde, et ce qui parut plus terrible, c'est que dans les derniers troubles quelques familles de Messinois s'étant retirées en plusieurs endroits, le Marquis de Liche, Ambassadeur d'Espagne à Rome, leur conseilla de bonne foy de retourner en leur Païs; il les asseura que tout y étoit calme, et que l'Amnistie generale y devoit être déja publiée; et pour leur faciliter le passage, il leur donna des Passeports. Ces pauvres gens qui n'avoient pas pris les Armes, et qui n'étant point du nombre des Revoltez ne se reprochoient rien, et ne croyoient pas aussi qu'on deût les traiter en coupables, se rendirent à Messine; mais ils avoient à peine pris terre au Port, que la joye de se revoir dans leur Païs natal et au milieu de leurs Amis, fut étrangement troublée lorsqu'on les arrêta, et sans aucun quartier dès le lendemain le Viceroy les fit tous pendre, n'ayant points d'égards ny pour l'âge, ny pour le sexe. Il envoya renverser la grosse Tour de Palerme; et: les principaux Bourgeois de cette Ville, ayant voulu s'opposer aux Impôts excessifs que le Marquis de Las Navas venoit de rrnettre sur le Blé, les Soyes et les autres Marchandises, il les emvoya aux Galeres, sans se laisser toucher par les larmes de leurs Femmes et par le besoin que tant de malheureux Enfans pouvoient avoir de leurs Peres. Je vous avouë, continua Don Sanche, que mon caractere est si oppose aux rigueurs que l'on exerce chaque jour contre ce miserable Peuple, qu'il me fut impossible de rester plus longtems à Messine. Le Marquis de Las Navas vouloit envoyer à Madrid pour informer le Roy de ce qu'il avoit fait. Je le priay de me charger de cette Commission; et en effet, il me donna ses Dépêches, que j'ay renduës à Sa Majesté, et en même tems je parlay pour le Prince de Condro. J'ose croire que mes offices ne luy seront pas tout-à-fait inutiles. Je suis persuadée, luy dis-je, que ç'a été le principal motif de vôtre Voyage. Je ne suis pas pénetrante, mais il me semble que vous prenez un tendre interêt dans les Affaires de cette Famille. Il est vray, Madame, continua-t-il, que l'injustice que l'on fait à ce malheureux Prince me touche sensiblement. S'il n'étoit pas Frere de la Princesse Eleonor, luy dis-je, peut-être que vous seriez plus tranquille sur ce qui le regarde; :mais n'en parlons plus. Je remarque que ce souvenir vous afflige; veüillez plutôt m'appren- dre quelque chose de ce qu'on trouve de plus remarquable dans votre Païs. Ah! Madame, s'écria-t-il, vous me voulez insulter; car je ne doute pas que vous ne sçachiez que la Galice est si pauvre et d'une beauté si mediocre, qu'il n'y a pas lieu de la vanter; ce n'est pas que la Ville de Saint Jacques de Compostelle10Jouvin, pp. 165-169. "Saint Jacque de Compostelle est une ville environnée de plusieurs montagnes, qui ne sont pas fort hautes, située dans une plaine quelque peu élevée, y ayant quelques ruisseaux qui arrousent les fauxbourgs & qui rendent les environs de Compostelle assez agreables. Elle n'est pas seulement la Capitale du Royaume de Galice, mais elle est l'une des plus grosses villes de toute l'Espagne, puis qu'elle est un Archevesché, une Université, & la demeure de plusieurs Chevaliers de l'Ordre de saint Jacques, & de riches Marchands. On y voit plusieurs grandes places, où il y a de beaux Palais, de grandes Eglises, & un lieu saint, & le plus fameux Pelerinage du monde." ne soit considerable; elle est Capitale de la Province; et il n'y en a guéres en Espagne qui luy puisse être superieure, en grandeur ni en richesses. Son Archevêché vaut soixante dix mille Ecus de rente, et le Chapitre en a autant. Elle est située dans une agréable Plaine entourée de côteaux, dont la hauteur est mediocre, et il semble que la Nature ne les a mis en ce lieu que pour garantir la Ville des Vents mortels qui viennent des autres Montagnes. Il y a une Université; on y voit de beaux Palais, des grandes Eglises, des Places publiques, et un Hôpital11Jouvin, p. 167. "... le grand Hospital... Deux grandes courts fermées, chacune de quatre grandes aisles en font le plan... il y a dans chaque court une belle fontaine..." des plus consïderables et des mieux servis de l'Europe. Il est composé de deux Cours d'une grandeur extraordinaire, bâties chacune des quatre côtez, avec des Fontaines au milieu; plusieurs Chevaliers de S. Jacques demeurent dans cette Ville, et la Metropole, qui est dediee à ce Saint, conserve son Corps. Elle est extrémement belle, et prodigieusement riche. On pretend que l'on entend à son Tombeau un cliquetis, comme si c'étoit des Armes que l'on frapât les unes contre les autres; et ce bruit ne se fait que lorsque les Espagnols doivent souffrir quelque grande perte. Sa Figure12Jouvin, p. 165 "Ce qu'il y a ensuite de plus remarquable dans cette Eglise, sont Ies Reliques du corps de l'Apôtre saint Jacques qui reposent sous le Maistre-Autel, dont la figure à demy corps, paroist au dessus de l'Autel, ornée de plusieurs lampes, & de chandeliers d'argent. On monte par derrière ce Maistre-Autel quelques escaliers pour embrasser trois fois cette figure de saint Jacques, & pour baiser le dessus de sa teste, qu'on couvre, en ce faisant, de son chapeau, qui est la ceremonie ordinaire des Pelerins, & de ceux de la ville qui viennent prier leur Patron Saint Jacques qui l'est de toute l'Espagne... comme aussi on nous fit voir la Chapelle de France... ils disent que cette Chapelle est entretenuë du Roy de France. Mais ce qui est de plus curieux, c'est qu'on nous fit monter au dessus de l'Eglise couverte de pierres plates jointes avec chaux & ciment, sur laquelle il y a du plaisir à se promener, & à voir une Croix de fer chargée de plusieurs petits morceaux d'étoffe des habits des Pelerins, qui passent par dessous cette Croix par un espace tres étroit, en se glissant le ventre à terre, & croyent que cette ceremonie est tout-à-fait necessaire à leur voyage, sans en sçavoir la raison." est representée sur l'Autel, et les Pelerins la baisent trois fois et luy mettent leur Chapeau sur la tête; car cela est de la Ceremonie. Ils en font encore une autre assez singuliere; ils montent au dessus de l'Eglise qui est couverte de Grandes Pierres plattes. En ce lieu est une Croix de Fer, où les Pelerins attachent toûjours quelques lambeaux de leurs Habits. Ils passent sous cette Croix, par un endroit si petit, qu'il faut qu'ils se glissent sur l'estomach contre le Pavé, et ceux qui ne sont pas menus, sont prêts a crever. Mais il y en eu de si simples ou de si superstitieux, qu'ayant obmis de le faire, ils sont revenus exprés de quatre et cinq cens lieuës; car on voit là des Pelerins de toutes les contrées du Monde. Il y a la Chapelle de France dont on a beaucoup de soin. L'on assure que les Rois de France y font du bien de tems en tems. L'Eglise qui est sous terre13Jouvin, p. 165 "l'Eglise Metropolitaine, qui est l'une des belles d'Espagne... sous laquelle il y a une autre Eglise qui merite d'estre veue commne l'une des choses de l'Europe les plus rares." est plus belle que celle d'en haut. On y trouve des Tombeaux superbes et des Epitaphes tres-anciennes, qui exercent la curiosité des Voyageurs. Le Palais Archepiscopal14Jouvin, p. 167. "Cette Metropolitaine a à sa principale entrée, un escalier ingenieusement fait devant une grande place, à costé de laquelle est la maison Archiepiscopale, qui est un ancien bastiment tres-magnifique fait de grosses pieres de taille.." est grand, vaste, bien bâty, et son antiquité luy donne des beautez au lieu de lui en ôter. Un homme de ma connoissance, grand chercheur d'Etymologies15Jouvin, p. 169. "Ceux qui recherchent l'éthimologie de la ville de Compostelle, disant qu'elle est ainsi nornmée du Champ de l'Estoille, à Campo Stellae; parce que le lieu où saint Jacques devoit estre martyrisé, estoit où il verroit paroistre une Estoille; d'où nous partismes pour aller à Tuy... & passâmes par plusieurs Ventas... avant que d'arriver à Padron... On dit que S. Jacques y arriva, & qu'il y debarqua de son petit batteau avec lequel il avoit passé les grandes mers, & cependant on dit qu'il est de pierre long d'une toise & demie, & large à l'avenant.", assuroit que la Ville de Compostelle se nommoit ainsi, parce que Saint Jacques devoit souffrir le martyre dans le lieu où il verroit paroître une Etoille à Campo-Stella. Il est vray, reprit-il, que quelques Gens le pretendent ainsi; mais le zele et la credulité du Peuple va bien plus loin et l'on montre à Padron, proche de Compostelle, une Pierre creuse, et l'on pretend que c'étoit le petit Bateau dans lequel Saint Jacques arriva, aprés avoir passé dedans tant de Mers, où, sans un continuel Miracle, la Pierre auroit bien dû aller à fond. Vous n'avez pas l'air d'y ajoûter foy, luy dis-je. Il se prit à sourire; et, continuant son Discours: je ne puis m'empêcher, dit-il, de vous faire la description de nos Milices; on les assemble tous les ans au mois d'Octobre16Jouvin, p. 163-164. "Ce qui rend encore la Galice si mal cultivée, c'est qu'au temps de la guerre, environ le mois d'Octobre, on force tous les païsans, qu'ils appellent Milice, à s'assembler pour se trouver aux environs de Tuy ville d'armes en Galice, avec leur équipage d'armes, & de provisions capables de les nourrir longtemps. C'est un plaisir de voir marcher cette Milice par compagnies composées comme d'autant de marmitons, n'ayant point de fourreaux à leurs épées, qui à leur retour de la guerre leur servent de broches à rostir leur poisson; un baudrier fait d'une corde, leur mousquet presque démonté; leurs habits de toile, qui leur servent de chemise avec leur chapeau retroussé, haussant les épaules, honorez de cette qualité si relevée parmy les Espagnols, de Soldao del Rey d'España, & marchent ainsi gravement, se traitant les uns les autres de Cavallero, Capitano, Alfer, Hidalgo, pour aller, ce disent-ils, repousser, & mettre à feu & à sang ces Portugais rebelles, & traistres à la Patrie, & a la nation Espagnole, à qui ils vont faire sçavoir qu'ils s'adressent au Roi d'Espagne irrité contre eux... Mais aprés-tout, cette sorte de'Milice est la meilleure partie de l'armée de Galice, où tous les jeunes-gens dés l'âge de quinze ans, sont contraints d'aller à la guerre; & si ils ne le font, on s'adresse au pere qui est obligé à cet âge de presenter son fils au capitaine, à faute de quoy le pere est condamné à une prison perpetuelle, comme nous l'avons veu, s'il n'en met un autre à sa place.", et tous les jeunes Hommes depuis l'âge de quinze ans sont obligez de marcher, car s'il arrive qu'un Pere ou qu'un Parent celât son Fils ou son Cousin et que ceux qui les assemblent le sçeussent, ils feroient condamner celuy qui cache son Enfant à demeurer toute sa vie en prison. L'on en a vû quelquefois des exemples; mais à la verité, ils ne sont pas frequens, et les Païsans ont une si grande joye de se voir armez, et de se voir traiter de Cavalieros et de Nobles Soldados del Rey, qu'ils ne voudroient pour rien perdre cette occasion. Il est rare que dans tout un Regiment il se trouve deux Soldats qui ayent plus d'une Chemise; leurs Habits sont d'une Etoffe si épaisse, qu'il semble qu'elle soit faite avec de la Ficelle. Leurs Souliers sont de Corde; les Jambes nuës; chacun porte quelques Plumes de Coq ou de Pan à son petit Chapeau qui est retroussé par derriere, avec une Fraize de Guenilles au cou; leur Epée, bien souvent sans Fourreau, ne tient qu'avec une Corde; le reste de leurs Armes, n'est guéres en meilleur ordre; et dans cet équipage, ils vont gravement à Tuy17Jouvin, p. 171. "Tuy est l'une des trois places d'armes d'Espagne, qui sont Badajox, Ciudadrodrigo, & Tuv, frontieres au Portugal & par où les Espagnols l'attaquent avec trois armées. Elle est au bord de la R. de Minhio, élevée sur une pointe de montagne, fortifiée de hauts remparts & de murailles épaisses, munies de plusieurs piects de Canon, outre quelques forts qui sont hors de la ville, du costé de la mer... assez proche d'une porte, où la montagne voisine semble en quelque façon commandée sur une partie de la ville : ce qui a obligé d'y bâtir un fort, où il y a une grosse garnison pour le défendre. Car on voit de l'autre costé de la R. de Minhio, vis-à-vis de Tuy, la ville forte de Valentia qui est en Portugal, où elle est une clef, & une place de grande importance au Royaume, qu'on a fortifiée pour ce sujet de toutes pièces, estant si proche de la vill de Tuy, que sans accord avec elle, elles pourroient facilement se battre à coups de canon.", où est le Rendez-vous general, parce que c'est une Place frontiere au Portugal. Il y en a trois de cette maniere, celle-là,Ciudad-Rodrigo et Badajoz, mais Tuy est la mieux gardée, parce qu'elle est vis-à-vis de Valentia, Place considerable du Royaume de Portugal, et que l'on a fortifiée avec soin. Ces deux Villes sont si proches, qu'elles se peuvent battre à coup de Canon, et si les Portugais n'ont rien oublié pour mettre hors d'insulte Valentia, les Espagnols, pretendent que Tuy n'est pas moins en état de se défendre. Elle est bâtie sur une Montagne, dont la Riviere de Minhio moüille le pied, avec e bons Rempars de fortes Murailles et beaucoup d'Artillerie. C'est là, dis-je, que nos Galiegos demandent à combattre les Ennemis du Roy, et qu'ils assurent d'un air un peu fanfaron qu'ils ne les craignent pas. Il en peut être quelque chose; car dans la suite des tems, on en forme d'aussi bonnes Troupes qu'il s'en puisse trouver en toute l'Espagne. Cependant c'est un mal pour le Royaùme, que l'on en prenne ainsi toute la jeunesse; les Terres pour la plûpart y demeurent incultes; et du côté de S. Jacques de Compostelle il semble que ce soit un desert; de celuy de l'Ocean le Païs étant meilleur et plus peuplé,il y a beaucoup de choses utiles à la vie et même agréables, comme18Jouvin, p. 163. "C'est une chose a remarquer, que bien que la Galice soit un Royaume, où il croist quantité de fruits, comme noix, avelines, citrons, oranges, grenades, olives, pommes, & serizes, de toutes les sortes; rarement vous trouverez de ces fruits-là sur la route de saint Jacques, qui n'est remplie que de deserts, de montagnes, & d'un païs ingrat, mais bien du costé que la mer Oceanne l'environne, qui la rend fertile & bordée de villes, & de ports de mer, où on pêche quantité de tres-bon poisson qu'ils mettent à la broche devant le feu, & souvent les soldats se servent de leurs épées au lieu de broche. Pour le faire cuire, & principalement des sardines, la manne d'Espagnç, & sur tout de la Galice..." des Grenades, des Oranges, des Citrons, de plusieurs sortes de Fruits, d'excellent Poisson et particulierement des Sardines, plus delicates que celles qui viennent de Royan à Bordeaux. Une des choses à mon gré la plus singuliere de ce Royaume, c'est la Ville d'Orense, dont une partie joüit des douceurs du Printems, et des Fruits de l'Automne, à cause d'une quantité de Sources d'eau boüillante qui échauffent l'Air par leurs exhalaisons, pendant que l'autre partie de cette même Ville éprouve la rigueur des plus longs Hyvers, parce qu'elle est au pied d'une Montagne tres froide; ainsi l'on y trouve dans l'espace d'une seule Saison, toutes celles qui composent le cours de l'Année. Vous ne me parlez point, interrompis-je, de cette merveilleuse Fontaine, appellée Louzana. Hé ! qui vous en a parlé à vous même, Madame? Dit-il d'un air enjoüé. Des personnes qui l'ont vûë, ajoutay-je. On vous a donc appris, continua-t-il, que dans la haute Montagne de Cebret on trouve cette Fontaine à la Source du Fléuve Lours, laquelle a son flux et son reflux, comme la Mer, bien qu'elle en soit éloignée de vingt lieuës; que plus les chaleurs sont grandes, plus elle jette d'eau, et que cette eauest quelquefois froide comme de la glace, et quelquefois aussi chaude que si elle boüilloit, sans que l'on en puisse alleguer aucune cause naturelle. Vous m'en apprenez des particularitez que j'ignorois, luy dis-je, et c'est me faire grand plaisir, car j'ay assez de curiosité pour les choses qui ne sont pas communes. Je voudrois, reprit-il, qu'il fût moins tard et je vous rendrois compte de plusieurs raretez qui sont en Espagne et que vous seriez bien-aise peut-être de sçavoir. Je vous en quitte pour ce soir, luy dis-je, mais j'espere qu'avant que nous soyons arrivez à Madrid, nous trouverons le tems d'en parler. Il me le promit fort honnêtement, et le jeu étant finy, nous nous dîmes adieu. Quand je voulus me coucher, on me conduisit dans une Galerie pleine de Lits, comme on les voit dans les Hôpitaux. Je dis que cela étoit ridicule, et que n'en ayant besoin que de quatre, il n'étoit pas necessaire de m'en donner trente et de me mettre dans une Halle où j'allois géler. On me répondit que c'étoit le lieu le plus propre de la Maison, et il fallut en passer par là. Je fis dresser mon Lit, mais j'étois à peine couchée, que l'on frappa doucement à ma Porte; mes Femmes l'ouvrirent et demeurerent bien surprises de voir le Maître et la Maîtresse suivis d'une douzaine de Misérables et si deshabillez qu'ils étoient presque nuds. J'ouvris mon Rideau au bruit qu'ils faisoient, et j'ouvris encore plus les yeux a la vûë de cette noble Compagnie. La Maîtresse s'approcha de moy, et me dit que c'étoîent d'honnêtes Voyageurs qui alloient coucher dans les Lits qui étoient de reste. Comment ! coucher icy ? luy dis-je, je croy que vous perdez l'esprit. Je le perdrois en effet, si je laissois tant de Lits inutiles. Il faut, Madame, que vous les payez ou que ces Messieurs y demeurent. Je ne puis vous exprimer ma colere et je fus tentée d'envoyer querir Don Fernand et mes Chevaliers, qui les auroient plutôt fait passer par les fenêtres, que par la porte. Mais au fond, ç'auroit été un beau sujet de vacarme, pour une douzaine de méchants Grabats. Je m'appaisay donc et je tombay d'accord de payer vingt sols pour chacun de ses Lits. Ils ne sont guéres plus chers à Fontainebleau lorsque la Cour y est. Ces illustres Espagnols, ou pour parler plus juste, ces Marauts qui avoient eu l'insolence d'entrer dans cette Galerie se retirerent aussi tôt, aprés m'avoir fait beaucoup de reverences. Le lendemain, je pensay pâmer de rire, bien que ce fut à mes dépens, quand je connus l'habilité de mes Hôtes pour me ruiner : car vous sçaurez en premier lieu que ces pretendus Voyageurs étoient leurs voisins, et qu'ils sont accoûtumés à ce manége, lorsqu'ils voient des Etrangers ; mais quand je voulus compter les Lits pour les payer, on les roula tous au milieu de la Galerie et l'on commença de tirer des ais qui étoient le long de la muraille et qui cachoient de certains trous pleins de paille, qui auroient pû servir à coucher des Chiens. Je les payay pourtant aussi chacun vingt sols. Quatre Pistolets terminerent nôtre petite dispute. Je n'eus pas la force de m'en fâcher, tant je trouvay la chose singuliere. Je ne vous raconterois pas ce petit incident, sans qu'il pût servir à vous faire connoître le caractere de cette Nation. Nous ne partîmes de Burgos que bien-tard ; le tems étoit si mauvais et il étoit tombé pendant la nuit une si grande abondance de pluye, que j'attendis le plus long-tems que je pûs, esperant toûjours qu'elle cesseroit. Enfin je me déterminay; et je montay dans ma Litiere. Je n'étois pas encore bien éloignée de la Ville, que je me repentois déjà d'en être partie. On ne voyoit aucun chemin, particulierement celuy d'une grande Montagne fort haute et fort roide, par laquelle il falloit de necessité passer. Un de nos Multiers qui alloit devant, prit trop sur le penchant de cette Montagne et il tomba avec son Mulet dans une espece de precipice, où il se cassa la tête et se démit le bras. Comme c'étoit le fameux Philippe de Saint Sebastien, lequel est plus intelligent que tous les autres et qui conduit d'ordinaire les Personnes de qualité à Madrid, il s'attira une compassion generale et nous demeurâmes tres long-tems à le tirer du méchant endroit où il étoit tombé. Don Fernand de Tolede eut la charité de luy donner sa Litiere. La nuit vint promtement; et nous nous en serions consolez si nous eussions pû revenir à Burgos; mais il étoit impossible, les chemins n'étoient pas moins couverts de Neige de ce côté-là que de tous les autres. Ainsi nous nous arrêtâmes à Madrigalexo, qui n'a pas douze Maisons, et je puis dire que nous y fûmes assiegez sans avoir des Ennemis. Cette avanture ne laissa pas de nous donner quelque inquietude, bien que nous eussions apporté des provisisons pour plusieurs jours. La plus considerable Maison du Village étoit à demy-découverte, et il y avoit peu que j'y étois logée, lorsqu'un venerable Vieillard me demanda de la part d'une Dame qui venoit d'arriver. Il me fit un compliment et me dit qu'elle avoit apris que c'étoit le seul lieu où l'on pouvoit être moins incommodé, qu'ainsi elle me prioit de luy permettre qu'elle s'y retirât avec moy. Il ajoûta que c'étoit une Personne de qualité d'Andalousie, qu'elle étoit veuve depuis peu, et qu'il avoit l'honneur d'être à elle. Un de nos Chevaliers, nommé don Esteve de Carvajal, qui est du même Païs, ne manqua pas de demander son nom au vieux Gentilhomme. Il luy dit que c'étoit la Marquise de Los Rios. A ce nom il se tourna vers moy et m'en parla comme d'une Personne dont le merite et la naissance étoient également distinguez; j'acceptay avec plaisir cette bonne compagnie. Elle vint aussi-tôt dans sa Litiere, dont elle n'étoit point descenduë, parce qu'elle n'avoit trouvé aucune Maison où l'on pût la recevoir. Son Habit me parut fort singulier; il falloit être aussi belle qu'elle étoit, pour y conserver ses charmes. Elle avoit un corps d'une étoffe noire, et la juppe de même; et pardessus une maniere de Surplis de toile de Baptiste qui luy descendoit plus bas que les genoux; les manches étoient longues et serrées au bras, qui tomboient jusque sur les mains. Ce surplis s'attachoit sur le Corps, et comme il n'étoit point plissé pardevant, il sembloit que c'étoit une bavette. Elle portoit sur sa tête un morceau de Mousseline qui luy entouroit le visage, et l'on auroit cru que c'étoit une guimpe de Religieuse, sans qu'il étoit trop chiffonné et trop clair. Il couvroit sa gorge et descendoit plus bas que le bord du corps de sa juppe. Il ne luy paroissoit aucuns cheveux; ils étoient tous cachez sous cette Mousseline. Elle portoit une grande Mante de Taffetas noir, qui la couvroit jusqu'aux pieds; et pardessus cette Mante, elle avoit un Chapeau, dont les bords étoient fort larges, attaché sous le menton avec des cordons de Soye. On me dit qu'elles ne portent ce Chapeau que lorsqu'elles sont en voyage. Tel est l'Habit des Veuves et des Dueñas, Habit qui n'est pas supportable à mes yeux; et si l'on rencontroit la nuit une femme vêtuë ainsi, je suis persuadée que l'on pourroit en avoir peur sans être trop poltron; cependant il faut avouër que cette jeune Dame étoit d'une beauté admirable avec ce vilain deüil. On ne le quitte jamais à moins que l'on ne se remarie, et par toutes les choses qu'il faut que les Veuves observent en ce Païs-icy, on les contraint de pleurer la mort d'un Epoux qu'elles n'ont quelquefois guére aimé vivant. J'ay appris qu'elles passent la premiere année de leur deüil dans une Chambre toute tenduë de noir, où l'on ne voit pas un seul rayon de Soleil; elles sont assises les jambes en Croix sur un petit Matelas de toile de Hollande. Quand cette année est finie, elles se retirent dans une chambre tenduë de gris : elles ne peuvent avoir ni Tableaux, ni Miroirs, ni Cabinets, ni belles Tables, ni aucuns Meubles d'argent; elles n'osent porter de Pierreries, et moins encore de couleurs. Quelques modestes qu'elles soient, il faut qu'elles vivent si retirées, qu'il semble que leur ame est déja dans l'autre monde. Cette grande contrainte est cause que plusieurs Dames, qui sont tres-riches et partieulierement en beaux Meubles, se remarient pour avoir le plaisir de s'en servir. Après les premiers complimens, je m'informay de la belle Veuve où elle alloit; elle me dit qu'il y avoit long-tems qu'ellen'avoit vû une Amie de sa Mere qui étoit Religieuse à Las Huelgas19Coulon, p. 36-37 "Son Monastere que les Espagnols nomment Huelgas, fondé par Sancius le Bien aymé, est vne escole de pieté & vertu, dans lequel il y a plus de cent cinquante Religieuses, toutes filles de Princes & des grands du Royaume dont l'Abesse commande a dix-sept autres Monasteres, & est Dame de quatorze grandes villes & de plus de cinquante petites places." de Burgos, qui est une Abbaye celebre où il y a cent cinquante Religieuses, la plûpart Filles de Princes, de Ducs et de Titulados. Elle ajoûta que l'Abbesse est Dame de 14 grosses Villes, et de plus de 50 autres Places, où elle établit des Gouverneurs et des Magistrats; qu'elle est Superieure de 17 Convents,confere plusieurs Benefices et dispose de 12 Commanderies en faveur de qui il luy plaît. Elle me dit qu'elle avoit dessein de passer quelque tems dans ce Monastere. Pourrez-vous, Madame, luy dis-je, vous accoûtumer à une vie aussi retirée que l'est celle d'un Convent ? Il ne me sera pas difficile, dit-elle; je croy même que je voyois moins de monde chez moi que je n'en verray là; et en effet, excepté la clôture, ces Religieuses ont beaucoup de liberté. Ce sont d'ordinaire les plus belles Filles d'une Maison que l'on y met; ces pauvres enfans y entrent si jeunes, qu'elles ne connoissent ni ce qu'on leur fait quitter, ni ce qu'on leur fait prendre. Dés l'âge de six ou, sept ans, et même plûtôt, on leur fait faire des Vœux; bien souvent c'est le Pere ou la Mere ou quelque proche Parent qui les prononcent pour elles, pendant que la petite Victime s'amuse avec des Confitures et se laisse habiller comme on veut. Le marché tient neantmoins, il ne faut pas songer à s'en dédire; mais à cela prés, elles ont tout ce qu'elles peuvent souhaiter dans leur condition. Il y en a à Madrid que l'on appelle les Dames de S. Jacques: ce sont proprement des Chanoinesses qui font leurs Preuves comme les Chevaliers de cet Ordre. Elles portent aussi comme eux une Epee faite en forme de Croix brodée de soye Cramoisy; elles en ont sur leur Scapulaire et sur leurs grands Manteaux qui sont blancs. La Maison de ces Dames est magnifique, toutes celles qui les vont voir y entrent sans difficulté : leurs Appartemens sont tres-beaux; elles ne sont pas moins bien meublées qu'elles le seroient dans le monde. Elles joüissent de tres-grosses Pensions, et chacune d'elles a trois ou quatre Femmes pour la servir. Il est vray qu'elles ne sortent jamais, et ne voyent leurs plus proches parens qu'au travers de plusieurs Grilles. Cela ne plairoit peut être pas dans un autre Païs, mais en Espagne l'on y est accoûtumé. Il y a même des Convents, où les Religieuses voyent plus de Cavaliers que les femmes qui sont dans le monde; elles ne sont aussi guére moins galantes. L'on ne peut avoir plus d'esprit et de delicatesse qu'elles en ont. Et comme je vous l'ay déja dit, Madame, la beauté y regne plus qu'ailleurs ; mais il faut convenir qu'il s'en trouve parmy elles qui ressen- tent bien vivement d'avoir été sacrifiées de si bonne heure. Elles regardent les plaisirs qu'elles n'ont jamais goûtés, comme les seuls qui peuvent faire le bonheur de la vie. Elles passent la leur dans un état digne de pitié, disant toûjours qu'elles ne sont là que par force et que les Vœux qu'on leur fait prononcer à cinq ou six ans doivent être regardez comme des jeux d'enfans. Madame, luy dis-je, ç'auroit été grand dommage que vos proches vous eussent destinée à vivre ainsi; et l'on peut juger en vous voyant que toutes les belles Espagnolles ne sont pas Religieuses. Hélas, Madame, dit-elle en poussant un soûpir, je ne sçay, ce que je voudrois être, il semble que j'aye l'esprit fort mal tourné de n'être pas contente de ma fortune, mais on a quelquefois des peines que toute la raison ne sçauroit surmonter. En achevant ces mots, elle attacha ses yeux contre terre, et elle s'abandonna tout d'un coup à une si profonde rêverie, qu'il me fut aisé de juger qu'elle avoit de grands sujets de déplaisir. Quelque curiosité que j'eusse de les apprendre, il y avoit si peu que nous étions ensemble, que je n'osay la prier de me donner ce témoignage de sa confiance; et pour la tirer de la mélancolie où elle étoit, je la priay de me donner des nouvelles de la Cour d'Espagne, puisqu'elle venoit de Madrid. Elle fit effort sur ellemême pour se remettre un peu ; elle nous dit que l'on avoit fait de grandes Illuminations et beaucoup de rejoüissances20Gazette 1679, p. 33. De Madrid, le 27 Décembre 1678. "Le vingtdeuxième de ce mois, jour de la naissance de la Reyne, on fit ici de grandes réjoüissances. Le Roi envoya à Tolède, vn des Gentils-hommes de sa Chambre, pour lui faire des complimens de sa part." à la Fête de la Reine-Mere, que le Roy avoit envoyé des Gentilshommes de sa Chambre à Tolede pour luy faire des Complimens de sa part ; mais que ces belles apparences n'avoient pas empêché que le Marquis de Mansera21Gazette 1679, p. 105. De Madrid, le 9 Février 1679. "Le Marquis de Manséra Major Dome de la Reyne, a eu ordre de se retirer à vingt lieuës de la Cour. Le Marquis de Léganez a refusé la Viceroyauté de Sardaigne .. On a avis que la Flotte qui portoit des Troupes en Galice, a fait naufrage sur les costes de Portugal.", Major-Dome de la Reine, n'eût receu ordre de se retirer à vingt lieuës de la Cour, ce qui avoit fort chagriné cette Princesse. Elle nous apprit que la Flote qui portoit des Troupes en Galice étoit mal-heureusement perie sur les Côtes de Portugal; que la petite Duchesse de Terranova22Gazette 1679, p. 43. De Madrid, le 27 Décembre 1678. "La Duchesse de Terranova doit épouser Dom Nicolo Pignatelli son oncle." devoit épouser Don Nicolo Pignatelli, Prince de Montéleon, son Oncle; que le marquis de Leganez avoit refusé la Viceroyauté de Sardagne, parce qu'il étoit amoureux d'une belle personne qu'il ne pouvoit se resoudre de quitter; que Don Carlos Omodei23Gazette 1679, p. 43. De Madrid, Ie 27 Décembre 1678. "On refuse le traittement de Grand d'Espagne à Don Charle Omodei Marquis d'Almonazid, qui a épousé l'Héritiére du Marquisat Grandesse de Castel Rodrigue, quoy que Dom Aniel de Gusman son premier mary ait joüi de cet honneur." - Le texte de M-e d'Aulnoy a Ariel, mais c'est probablement une faute d'impression pour la forme correcte de la Gazette., Marquis d'Almonazid, étoit malade à l'extremité, de desespoir de ce qu'on luy refusoit le traitement de Grand d'Espagne qu'il pretend, pour avoir épousé l'Heritiere de la Maison et du Grandat de Castel Rodrigue; et que ce qui l'affligeoit le plus sensiblement, c'est que Don Aniel de Gusman, premier Mary de cette Dame, avoit joüi de cét honneur, de maniere qu'il regardoit les difficultez que l'on faisoit, commeattachez à sa personne, et que c'étoit un nouveau sujet de chagrinpour luy. En verité, Madame, luy dis-je, il m'est difficile de comprendre comme un homme de cœur peut s'abbatre si fortement pour des choses de cette nature : tout ce qui n'attaque ni l'honneur ni la reputation ne doit point être mortel. L'on a pas une ambition si reglée en Espagne, reprit la belle Veuve en soûriant, et comme vous voyez, Madame, en voilâ une preuve. Don Frederic de Cardone, qui s'interessoit beaucoup pour le duc de Medina-Celi24Gazette, 1679, p. 104. De Madrid, le 9 Février 1679. "Le Roi a donné an Duc de Médina-Céli, la Présidance du Conseil des Indes.", luy en demanda des nouvelles. Le Roy, luy dit-elle, vient de le faire President du Conseil des Indes; la Reine Mere25Gazette 1679, p. 105. De Madrid, le 9 Février 1679. "La Reyne Mere a écrit au Roi sur le bruit qui court qu'il a dessein de se marier au Printemps. & qu'en attendant que tout soit disposé pour cela, il doit aller faire vn voyage en Aragon & en Catalogne." a écrit au Roy, sur le bruit qui court qu'il veut se marier, qu'elle est surprise que les choses soient déja aussi avancées qu'elles le sont, et qu'il ne luy en ait point fait part. Elle ajoûte dans sa Lettre, qu'elle luy conseilloit, en attendant que tout fut prêt pour cette Ceremonie, d'aller faire un voyage en Catalogne et en Arragon. Don Juan d'Autriche26Gazette 1679, p. 84. De Madrid, le 26 lanvier 1679. "Dom Iean d'Autriche presse le Roi d'aller en Aragon; & de contenter les Peuples de ce pays Ià en leür promettant par serment, selon la coûtume des nouveaux Rois, de leur conserver leurs anciens Privilèges." en comprend assez la necessité, et il presse le Roy, de partir pour contenter les Peuples d'Arragon, en leur promettant par serment, selon la coûtume des nouveaux Rois, de leur conserver leurs anciens Privileges. Est-ce, Madame, luy dis-je en l'interrompant, que les Arragonnois ont d'autres Privileges27Brunel, p. 300-309 (R. H. PP. 325-331) "Quoy que la Vice royauté & le Gouvernement de Sarragosse, soient les deux plus grandes Charges du Royaume, il n'y en a point neanmoins qui égale en authorité celle du Chef de la justice qu'ils nomment el Justicia, pour montrer que c'est luy qui doit faire Justice en tout & par dessus tous: tellement qu'iljuge du Roy,du Royaume, des Sujets, de la Loy & des privileges; mais pour mieux entendre cecy, & ce que j'obserueray plus bas touchant une grande contestation que nous avons trouvée icy entre les Puissances souveraines : il est necessaire que je marque ce que l'on m'a appris touchant les droits de ce Royaume. Apres l'entrée des Maures en Espagne, par le tort que fit le Roy Dom Rodrigue au Comte Dom.Julian, en la personne de sa fille qu'il viola, nommée la Cava, l'Aragon fut la premiere Province qui se retira du joug de cès Infideles, & qui trouvant la memoire & la race de ses anciens Roys tout à fait esteinte, se reconquit à soy-mesme & par soy-mesme, sans reconnoistre aucun Souverain en terre. Mais pour n'estre pas un corps sans teste, & vivre plus en repos & avec plus de fermeté en leur nouvelle liberté, les Arragonois de ce temps là, delibererent de se choisir un Roy. Ils jetterent les yeux sur un Gentil-homme particulier nommé Garcia Ximenes. Il est vray qu'ils le firent plûtost leur Prince ou President de leur Gouvernement que leur Souverain, & qu'à l'imitation des Spartes, ils lierent si fort son pouvoir, que celuy de Theopompus ne le fut pas davantage par le Conseil des Ephores, que celuy de ce Roy par les Loix qu'ils luy imposerent qu'ils nommerent Fueros, & sans l'observation desquelles il n'avoit point d'authorité sur eux; & comme il est facile de violer les Loix les plus fondamentales d'un Estat quand il s'agit de regner s'il n'y a personne, qui au peril de sa teste soit obligé de veiller à Ieur conservation, ils establirent el Justicia, ou Magistrat Souverain, dont je viens de parler, & afin qu'il ne craignist rien en faisant sa Charge avec vigueur, ils ordonnerent qu'il ne pourroit estre condamné, ny en sa personne, ny en ses biens, pour quelque cas que ce fust qu'en l'assemblée generale des Estats, c'est à dire du Royaume & du Roy, qu'on nomme las Cortes. Apres avoir ainsi bridé celuy qu'ils vouloient choisir pour leur Roy, ils firent une Loy qu'ils nommerent de la Union, qui portoit qu'aussi-tost que le Roy violeroit leurs privileges, ils pouvoient en choisir un autre, encore qu'il fust payen, & qu'en cas quele Roy fist aucun tort à quelque Sujet ou Vassal, ou qu'il violast quelques privileges, les Nobles & les plus considerables du Royaume, pourroient s'assembler pour deffendre & empescher qu'on ne luy payast aucune pension, jusques à ce que celuy auquel il auroit fait tort, fust dédoniagé, & le privilege restably en sa force. Ils establirent pour Conservateur de cette Ordonnance & de plusieurs autres el Justicia, comme je viens de le dire, & afin qu'il eust plus d'authorité, ils voulurent qu'estant élevé sur un siege, & ayant le chapeau sur la teste, le Roy sans chapeau, & à genoux devant luy, jurast leurs privileges entre ses mains; apres quoy ils le reconnoistroient pour leur Roy, mais d'vne estrange façon, car au lieu de luy promettre fidelité, ils luy disoient : Nous qui valons autant que vous, vous faisons nostre Roy & Seigneur à condition, que vous garderez nos privileges & franchises; autrement non... Cette vile façon de reconnoistre un Roy, déplût tellement au Roy Dom Pedro, surnommé el Puñal, que par prieres, par brigues, & en offrant d'autres privileges au lieu de celuy-cy, il la fit abolir en une assemblée des Estats, & dès qu'il eut le parchemin où estoit écrite cette Loy, il tira son poignard, & en se coupant Ia main volontairement, il dit qu'une Loy qui portoit que les Vassaux pourroient élire leur Roy, devoit s'effacer avec le sang du Roy, Ley de poder eligir Rey los Vassallos, sangre de Rey avia de costar, sont les paroles qu'on dit qu'il prononça; depuis il, fut nommé el Rey Don Pedro el Puñal. On voit sa Statuë dans la salle de la deputation à Sarragosse, où il tient le poignard en une main & le privilege en l'autre, & où est marqué le coup qu'il s'en donna en celle-cy, outre tous ces privileges, dont je viens de parler, & dont la plûpart a esté mal observée par les derniers Roys, iIs en establirent un qui est encore aujourd'hui en sa force, on le nomme la loy de [la] Manifestation: Elle porte que chaque Sujet qui se sentira lezé, en sa personne ou en ses biens, par quelque Jurisdiction que ce soit, s'en pourra plaindre devant el Justicia, qui sera obligé apres une exacte recherche, de faire punir le juge qui a mal jugé. Cette Ville est à present toute en murmure pource que l'on veut violer cette Loy. Il y a deux juges qui ont esté accusez pour un Arrest qu'ils ont donné contre une personne qui se croit lezée : & suivant les formes, elle a consigné cinq cens escus, & s'est plainte de ces deux juges. El Tribugnal del Justicia, le Roy,le Viceroy, le Gouverneur, & quelques autres qui taschent d'augmenter l'authorité du Prince, & de diminuer celle du Royaume, ont pris ces juges en leur protection. La partie lezée, voyant qu'elle ne peut avoir raison du tort qu'elle pretend luy avoir esté fait, & à la Loy, a eu recours à las Cortes, ou Estats du Royaume, qui nonobstant que les Inquisiteurs favorisassent les juges accusez, luy ont donné des Commissaires qu'on nomme icy Judicantes. Ce sont neuf personnes qu'on tire des quatre corps de l'Arragon, c'est à dire des grands Nobles qu'on nomme Señores, des Ecelesiastiques, de la petite Noblesse qu'on nomme Hidalgos ou Cavalleros, & des Communautez qu'on nomme Universidades. Du premier Corps, on en prend trois, & de chacun des autres deux, on choisit les moins lettrez pour juger de ces gens de Robbe, soit afin qu'ils le fassent avec moins de faveur, soit que la raison qu'on endonne soit veritable, qui est que la loy doit estre si claire que le paysan mesme, & l'homme le plus ignorant puisse juger de son equité, & voir si on l'suivie... Le Viceroy, & les autres fauteurs des juges, sans parler davantage & si à contre temps de la volonté du Roy, ont souffert qu'on mist hors de leurs Charges & de la Ville, ces deux juges iniques, & qu'on ait confisqué leurs biens. S'il en estoit par tout de mesme, on ne verroit pas tant d'Arrests donnez selon la faveur, la passion, & l'interest des juges, plutôst que selon la Loy & l'equité, qui ne peut estre connuë qu'en ce seul endroit de I'Europe, où on dit que les Juges tremblent quand ils doivent prononcer un Arrest, craignant que ce ne soit souvent le leur, ou celuy de leur mort ou de leur ruine, si ils y commettent la moindre injustice, ou la moindre erreur. Cependant la justice ne laisse pas d'y estre souveraine, car encore qu'on punisse le Juge qui a failly, l'Arrest qu'il a prononcé, quoy qu'injuste, demeure en son entier : tellement que celuy , qui accuse son juge n'a que le plaisir de se venger, en faisant plus pour le public que pour soy-mesme; car par là il assure le droit de tout le peuple, en poursuivant celuy qui luy a fait injustice, & reveille l'attention des autres juges à bien faire leurs Charges. S'il a accusé son juge à tort, il ne perd que les cinq cens écus qu'il a consignez, & si on trouve qu'il ait eu raison de se plaindre, on ne luy rend guere plus que sa consignation qui se prend en ce cas sur les biens du juge inique... Si nous eussions sejourné plus longtemps à Sarragosse, nous eussions veu une ceremonie qu'on y observe en decolant les meurtriers & les assassins; car on y tranche la teste par devant à ceux qui ont tué leur homme par devant, mais à ceux qui l'ont pris par derriere on la coupe de mesme, qui est une coûtume qui n'a pour but que de faire connoistre si le criminel a procédé en traistre ou en vaillant homme; car il n'y a point de doute que le coup du Bourreau qui vient par derriere, est moins cruel que celuy qui vient par devant, & qu'on le devroit plûtost donner à celuy qui a tué le plus genereusernent.... A parler en general de l'humeur des Arragonois, ils ont sans doute autant d'orgueil que les Castillans, & s'estiment plus qu'eux, & que toutes les Nations d'Espagne, aussi peut-on dire qu'il n'y en a guere dont ils n'égalent l'esprit, & qu'ils ne surpassent souvent, tantost en bien, tantost en mal. Leur terroir est fort peu fertile, & hors quelques valées & quelques endroits où l'on conduit de l'eau de l'Ebre par des canaux, pour en oster la secheresse, le reste n'est que sable, bruyere ou rochers, tellement qu'à peine y croist-il du bled pour les nourrir. Si ce pays n'est pas abondant en denrées, il n'a jamais manqué de grands hommes, & depuis leur premier Roy jusques à Ferdinand, ils n'en comptent pas un, qui par son esprit ou par sa valeur ne se soit rendu considerable à ses voisins." que les Castillans? Ouy, reprit-elle, ils en ont d'assez particuliers; et comme vous êtes Etrangere, je croy que vous serez bien-aise que je vous en informe. Voicy ce que j'en ay appris. La Fille du Comte Julien, nommée Cava, étoit une des plus belles personnes du monde; le Roy Don Rodrigue prit une passion si violente pour elle, que son amour n'ayant plus de bornes, son emportement n'en eut point aussi. Le Pere, qui étoit alors en Afrique, informé de l'outrage fait à sa Fille qui ne respiroit que vangeance, traita avec les Maures et leur fournit les moyens d'entrer dans l'Espagne (cela arriva en 1714, apres une Bataille donnée le jour S. Martin, où Don Rodrigue perdit la vie; d'autres disent qu'il s'enfuit en Portugal, et qu'il y mourut dans une ville appellée Viscii [=Viseu]) et d'y faire pendant le cours de plusieurs Siecles, tous les desordres dont l'Histoire parle amplement. Les Arragonnois furent les premiers qui secouërent le joug de ces Barbares, et ne trouvant plus parmy eux aucuns Princes de la Race des Roys Gots, ils convinrent d'en élire un, et jetterent les yeux sur un Seigneur du Païs appellé Garci Ximenez, mais comme ils étoient les Maîtres de luy imposer des Loix, et qu'il se trouvoit encore trop heureux de les commander sous quelque condition qu'ils voulussent luy obeïr, ces Peup1es donnerent des bornes bien étroites à son pouvoir. Ils convinrent entre-eux qu'aussi-tôt que le Monarque dérogeroit à quelqu'une des Loix, il perdroit absolument son pouvoir et qu'ils seroient en droit d'en choisir un autre, quand bien il seroit Payen ; et pour l'empêcher de violer leurs Privileges et les défendre contre luy au peril de la vie, ils établirent un Magistrat Souverain qu'ils nomment le Justicia, lequel devoit être Commis pour veiller à la conduite du Roy, des Juges, et du Peuple : mais la Puissance d'un Souverain étant propre à intimider un simple Particulier, ils voulurent pour affermir le Justicia dans ses fonctions, qu'il ne pût être condamné ni en sa personne ni en ses biens que par une Assemblée complette des Etats, qu'on nomme las Cortes. Ils ajoûterent encore, que si le Roy oppressoit quelqu'un de ses Sûjets, les Grands et les Notables du Royaume pourroient s'assembler, pour empêcher qu'on ne luy payât rien de ses Domaines, jusqu'à ce que l'Innocent fut justifié ou qu'il fût rentré dans son bien. Le Justicia devoit tenir la main à toutes ces choses; et pour faire sentir de bonne heure à Garci Ximenês le pouvoir que cet homme avoit sur luy, ils l'éleverent sur un espece de Trône, et voulurent que le Roy ayant la tête nuë se mit à genoux devant luy pour faire serment entre ses mains de garder leurs Privileges. Cette Ceremonie achevée, ils le reconnûrent pour leur Souverain, mais d'une maniere aussi bizare que peu respectueuse, car au lieu de luy promettre fidelité et obeïssance, ils luy dirent : Nous qui valons autant que vous, nous vous faisons nôtre Roy et Seigneur, à condition que vous garderez nos Privileges et Franchises, autrement nous ne vous reconnoissons point. Le Roy Don Pedro, dans la suite du tems, étant parvenu à la Couronne, trouva que cette coûtume étoit indigne de la grandeur Royale; et elle lui déplût à tel point, que par son authorité, par ses prieres, et par les offres qu'il fit d'accorder plusieurs beaux Privileges au Royaume, il obtint que celuy-là seroit aboly dans l'Assemblée des Etats; l'on en passa le consentement general, que l'on écrivit et qui luy fut presenté. Aussi-tôt qu'il eut le Parchemin, il tira son Poignard et se perça la main, disant qu'il étoit bien juste qu'une Loy qui donnoit aux Sujets la liberté d'élire leur Souverain, s'efface avec le Sang du Souverain. On voit encore aujourd'huy. sa Statuë dans la Salle de la Deputation de Sarragosse; il tient le Poignard d'une main et le Privilege de l'autre; les derniers Rois n'en ont pas été si religieux Observateurs que les premiers. Mais il y a une Loy qui subsiste encore, et qui est fort singuliere : c'est la Loy de la Manifestation. Elle porte que si un Arragonnois a été mal jugé, en consignant cinq cens écus il peut en faire sa Plainte devant le Justicia, lequel est obligé, aprés une exacte perquisition, de faire punir celuy qui n'a pas jugé équitablement; et, s'il y manque, l'Oppressé a recours aux Etats du Royaume, qui s'assemblent et nomment neuf personnes de leur Corps, c'est à dire des Grands, des Ecclesiastiques, de la petite Noblesse, et des Communautez. On en prend trois du premier Corps, et deux de chacun des autres, mais il est à remarquer qu'ils choisissent les plus Ignorans, pour juger les plus habiles de la Robbe, soit pour leur faire plus de honte de leur faute, ou, comme ils le disent, que la Justice doit être si claire, que les Païsans mêmeet ceux qui en sçavent le moins puissent la connoître sans le secours de l'éloquence. On asseure aussi que les Juges tremblent quand ils prononcent un Arrest, craignant que ce n'en soit un contre eux-mêmes pour la perte de leur vie ou de leurs biens, s'ils y commettent la moindre erreur, soit par malice ou par inapplication. Hélas, que si cette coûtume étoit établie par tout on verroit de changemens avantageux! Cependant, ce qui n'est pas moins singulier, c'est que la justice demeure toûjours Souveraine; et bien que l'on punisse rigoureusement le mauvais juge de son mauvais Arrest, il ne laisse pas de subsister dans toute sa force et d'être executé. S'il s'agit donc de la mort d'un malheureux, mal-gré son innocence reconnuë on le fait mourir, mais les Juges sont executez à ses yeux. Voilà une foible consolation! Si le Juge accusé a bien fait sa Charge, celuy qui s'en étoit plaint laisse les cinq cens Eciis qu'il avoit consignez; mais dût-il perdre cent mille livres de rente par l'Arrest dont il se plaint, l'Arrest, dis-je, demeure pour bon, et l'on ne condamne le Juge qu'à luy payer aussi cinq cens Ecus; le reste du bien de ce Juge est confisqué au Roy, ce qui est à mon avis une autre injustice; car enfin l'on devroit avant toutes choses recompenser celuy qui perd par un mechant Arrest. Ces mêmes Peuples ont la coûtume de distînguer par le Supplice le crime qu'on a commis: par exemple, un Cavalier qui en a tué un autre en duel (car il est defendu de s'y battre), on luy tranche la tête par devant; et celuy qui a assassiné, on la luy tranche par derriere; c'est pour faire connoître celuy qui s'est conduit en galant homme ou en traitre. Elle ajoûta qu'à parler en general des Arragonnois, ils avoient un orgüeil naturel qu'il étoit difficile de reprimer ; mais aussi que pour leur rendre justice, on devoit convenir qu'il se trouvoit parmy eux une élevation d'esprit, un bon goût et des sentiments si nobles, qu'ils se distinguoient avec avantage de tous les autres Sûjets du Roy d'Espagne; qu'ils n'avoient jamais manqué degrands Hommes depuis leur premier Roy jusqu'à Ferdinand, et qu'ils en comptoient un nombre si surprenant, qu'il paroissoit y entrer beaucoup d'exageration, qu'il étoit vrai cependant qu'ils s'étoient rendus fort recommandables par leur valeur et par leur esprit. Qu'au reste, leur terroir étoit si peu fertile, qu'excepté quelques vallées qu'on arrosoit par des canaux, dont l'eau venoit de l'Ebre, le reste étoit si sec et si sablonneux, que l'on n'y trouvoit que de la Bruiere et des Rochers; que la ville de Sarragosse28Jouvin, p. 102. "Saragoça est la ville Capitale, non seulement d'Aragon; mais aussi l'une des belles, & des plus grosses d'Espagne... p. 103 Le grand marché, dont les maisons d'un costé sont soustenues sur des arcades... Cette ruë est si large qu'elle passe pour une grande place d'un bout à l'autre... & la grande ruë de Calle Santa, où nous vismes le Palais du Vice-Roy, celuy de Castelmorata, celuy du Comte d'Aranda... On admire dans le Convent de saint François la largeur de la voute qui couvre l'Eglise, comme n'estant soustenue d'aucun pilier..." étoit grande, les Maisons plus belles qu'à Madrid, les Places publiques ornées d'Arcades; que la Ruë Sainte, où l'on faisoit le Cours, étoit si longue et si large, qu'elle pouvoit passer pour une grande et vaste Place; que l'on y voyoit les Palais de plusieurs Seigneurs; que celuy de Castelmorato étoit un des plus agreables, que la Voùte de l'Eglise de S. François surprenoit tout le monde, parce qu'étant d'une largeur extraordinaire, elle n'est soutenuë d'aucuns Pilliers; que la Ville n'étoit point forte29Jouvin, p.102. "Ce Palais est proche les murailles de la ville, où il n'y a quasi point de fossez, ny d'autres fortifications; mais la valeur de ses habitans est capable de le bien défendre..." , mais que les Habitans en étoient si braves, qu'ils suffisoient pour la defendre; qu'elle n'a point de Fontaine30Jouvin, p.103. "... trois grands cloistres... ausquels je souhaiterois pour derniere perfection quelque belle fontaine au milieu, mais il n'y en a point dedans Satagoça.",et que c'est un de ses plus grands defauts; que l'Ebre n'y portoit point de Batteaux31Jouvin, p. 105. " je n'ay point veu de si beau pont que celuy de pierres, sur lequel nous nous promenâmes quelquesfois, estant tout pavé de belles Pierres larges, pour avoir la veuë de la Riviere, incapable de porter batteaux, à cause des rochers...", à cause que cette Riviere est remplie de Rochers tres-dangereux: qu'au reste l'Archevêché valoit soixante mille écus de rente; que la Viceroyauté n'étoit d'aucun revenu, et que c'étoit un poste fort honorable, où il ne faloit que de grands Seigneurs en état de faire de la dépense pour soûtenir leur rang et pour soûmettre des Peuples qui étoient naturellement fiers et imperieux, point ,affables aux Etrangers, et si peu prévenans, qu'ils aimeroient mieux rester seuls toute leur vie dans leurs Maisons, que de faire les premieres démarches pour s'attirer quelque connoissance nouvelle; qu'il y avoit une severe Inquisition32Jouvin, p. 102. "le Palais de l'Inquisition qui est un grand bastiment..",dont le Bâtiment étoit magnifique, et un Parlement tres-rigide; que cela n'empêche pas qu'il ne sorte de ce Royaume des Compagnies de Voleurs33Brunel, p. 311-312 (R. H. p. 332). "Son humeur altiere [celle du peuple aragonais] n'est pas temperée de tant de bonté que celle des Castillans, aussi est-ce de cette Province qu'il s'épand jusques dans la Castille quelques voleurs, qu'on nomme vandoleros, & qui rendent bien souvent les grands chemins peu seurs..." appelez Bandoleros, qui se répandent par toute l'Espagne, et qui font peu de quartier aux Voyageurs; qu'ils enlevent quelquefois des Filles de qualité, qu'ils mettent ensuite à rançon pour que leurs parens les racheptent; mais que lors qu'elles sont belles, ils les gardent, et que c'est le plus grand malheur qui puisse leur arriver, parce qu'elles passent leur vie avec les plus mechantes gens du monde, qui les retiennent dans des Cavernes effroyables, ou qui les menent à Cheval avec eux; qu'ils en ont une jalousie si furieuse, qu'un de leurs Capitaines, ayant été attaqué depuis peu par des Soldats que l'on avoit envoyez dans les Montagnes pour le prendre, étant blessé à mort et ayant avec luy sa Maîtresse qui étoit de la Maison du Marquis de Camaraza, Grand d'Espagne, lorsqu'elle le vit si mal, elle ne songea qu'à profiter de ce moment pour se sauver, mais que s'en étant apperceu, tout mourant qu'il étoit, il l'arrêta par les cheveux et luy plongea son Poignard dans le sein, ne voulant pas, disoit-il, qu'un autre possedât un bien qui luy avoit été si cher; c'est ce qu'il avoüa luy-même aux Soldats qui le trouverent et qui virent ce triste Spectacle. vvLa belle Marquise de Los Rios se tut en cet endroit et je la remerciay autant que je devois de la bonté qu'elle avoit euë de m'apprendre ces choses si curieuses, et que j'aurois peut-être ignorées toute ma vie sans elle. je ne pensois pas, Madame, me dit-elle, que vous me dussiez des remercimens, et je craignois bien plutôt d'avoir merité des reproches pour une conversation si longue et si ennuieuse; mais c'est un défaut dans lequel on tombe même sans s'en appercevoir, lorsque l'on raconte quelques évenemens extraordinaires. Je ne voulus point souffrir qu'elle me quittât pour manger ailleurs, et je l'obligeay de coucher avec moy, parce qu'elle n'avoit point son lit. Un procedé si franc et si honnête l'engagea de me vouloir du bien. Elle m'en assûra en des termes si tendres, que je n'en pûs douter; car je dois vous dire que les Espagnolles sont plus carressantes que nous, et qu'elles ont pour ce qui leur plaît des manieres bien plus touchantes et bien plus delicates que les nôtres. 34Nouvelle [La Marquise de los Rios.] Marianne, jeune Sévillane de famille bourgeoise est aimée du vieux marquis de los Rios, et d'un jeune marchand, Mendez. Elle est fiancée à Mendez, lequel perd toute sa fortune et tombe prisonnier des corsaires. Devant épouser le marquis, Marianne s'échappe avec une amie, Henriette, pour délivrer Mendez qu'elle sait en Algérie. Mais dans une tempête elle perd ses pierreries qui devaient servir à racheter Mendez; elle reste donc comme otage en Algérie. Mendez et Henriette partent et au lieu d'avertir le père de Marianne de la captivité de sa fille, ils se marient. Marianne est rachetée par le marquis de los Rios qu'elle épouse. Veuve, elle est recherchée par Mendez, veuf aussi, qu'elle repousse, bien qu'elle l'aime toujours.Nous aprîmes le lendemain qu'il étoit impossible de partir parce qu'il avoit neigé toute la nuit, et que l'on ne voyoit aucuns sentiers battus dans la Campagne; mais nous avions une assez bonne Compagnie pour nous en consoler, et nous passions une partie du tems à joüer à l'Ombre, et l'autre en conversation. Aprés avoir été trois jours avec la Marquise de Los-Rios, sans m'être apperçuë de la longueur du tems par le plaisir que je trouvois à l'entendre et à la voir (car elle est une des plus aimables Femmes du Monde), nous nous separâmes avec une veritable peine, et ce ne fut pas sans nous être encore promis de nous écrire et de nous revoir. Le tems s'est adoucy, j'ay continué mon Voyage pour arriver à Lerma. Nous avons traversé des Montagnes effroyables, qui portent le nom de Sierra de Cogollos; ce n'a été qu'avec beaucoup de peine que nous nous y sommes rendus. Cette Ville est petite, elle a donné son Nom au fameux Cardinal de Lerma, Premier Ministre de Philippe III. C'est celuy à qui Philippe IV ôta les grands biens qu'il avait reçûs du Roy son Maître. Il y a un Château que je verray demain, et dont je vous pourray parler dans ma premiere Lettre. L'on m'avertit qu'un Courrier extraordinaire vient d'arriver et qu'il partira cette nuit. Je profite de cette occasion pour vous donner de mes Nouvelles et finir cette longue Lettre; car en verité, je suis lasse du chemin et lasse d'écrire, mais je ne le seray jamais de vous airner, ma chere Cousine, soyez-en bien persuadée. Adieu. Je suis toute à vous. De Lerma ce 5. de Mars 1679.CINQUIEME LETTREMa derniere Lettre étoit si grande, et j'étois si lasse quand je la finis, qu'il me fut impossible d'y ajoûter quelques partieularitez qui ne vous auroient peut-être pas déplû. Je vais, ma chere Cousine, continuer de vous dire celles de mon Voyage, puisque vous le souhaitez.J'arrivay tard à Lerma1Bertaut, p. 23. "Nous fusmes tout d'une traitte à Lerma, fort beau chasteau basty par un favori de Philippe Troisième. Il est sur un haut, d'où l'on découvre du costé du Nort, un grand parc qui est dans la plaine d'en bas, où il y a des prairies, où passe une petite rivière qui entretient un bois et des allés qui sont au bord. Il y a une grande place bastie en galleries devant le chasteau, qui est un quarré de quatre grand corps de logis, qui n'ont veuë qu'au dehors, car un dedans ce sont des rangs de portiques comme deux cloistres l'un sur l'autre. Il y a encore en des endroits d'autres petites courts de façon que c'est une grande masse de bastimens. Aux quatre coins, il y a quatre autres pavillons, pas plus gros que de petit clochers, qui est à la mode d'Espagne: de là il y a un Cordior qui donne sur un Convent de Religieuses qui nous firent bien rire, toutes tant vieilles que jeunes, venant à la grille pour nous voir.", et je resolus d'attendre jusqu'au len- demain pour aller voir le Château. Les Espagnols l'estiment à tel point, qu'ils le vantent comme une Merveille aprés l'Escurial, et veritablement c'est un fort beau lieu. Le Cardinal de Lerma, Favory de Philippe III, l'a fait bâtir. Il est sur le penchant d'un côteau; pour y arriver, on passe dans une grande Place entourée d'Arcades et de Galleries au dessus. Le Château consiste en quatre gros Corps de logis, qui composent un quarré parfait de deux rangs de Portiques au dedans de la Cour; ils ne s'élevent guéres moins haut que le toict et empêchent que les Appartemens ayent des vûës de ce côté là. Ces Portiques fournissent les passages necessaires par les Vestibules, les Escalliers, les Offices et l'entrée des Cours. Les fenêtres de toutes les Chambres donnent en dehors et regardent sur la Campagne. Mais ce qui des-honore le Bâtiment, ce sont de petits Pavillons qui sont aux côtez de ces grands Corps de logis. Ils sont faits en forme de petites Tours, qui se terminent en pointe de Clochers, et qui, bien loin de servir d'ornement, servent à gâter tout le reste. C'est la coûtume en ce Païs-cy de mettre par tout ces sortes de Colifichets. Les Salles sont spacieuses, les Chambres fort belles et fort dorées. Il y en a un nombre prodigieux, et tout y paroît assez bien entendu. Ce Château , est accompagné d'un grand Parc qui s'étend dans la Plaine. Il est traversé d'une Riviere et arrosé de plusieurs ruisseaux; de grands Arbres, qui forment des Allées, bordent la Riviere, et l'on y trouve aussi un Bois tres-agreable; je croy que c'est un sejour charmant dans la belle Saison.Le Concierge me demanda si je voulois voir les Religieuses dont le Convent est attaché au Château. Je luy dis que j'en serois tres-aise, de sorte qu'il nous fit passer dans une Gallerie, au bout de laquelle on trouve une Grille qui prend depuis le haut jus- qu'au bas. L'Abbesse ayant été avertie s'y rendit avec plusieurs Religieuses plus belles que l'Astre du jour, caressantes, enjoüées, jeunes et parlant fort juste de toutes choses. Je ne me lassois point d'être avec elles, lorsqu'une petite Fille entra; elle vint parler tout bas à l'Abbesse, qui me dit ensuite qu'il y avoit dans leur Maison une Dame de grande Qualité, qui s'y étoit retirée; que c'étoit la Fille de don Manrique de Lara, Comte de Valime et fils aîné du Due de Naxara; qu'elle étoit veuve de Don Francisco Fernandez de Castro, Comte de Lemos2Le nom du comte de Lemos figure dans la liste des Grands d'Espagne de Bertaut (p. 238) sous la forme : 35. D. Francisco Fernandes de Castro, Comte de Lemris & Andrade, Duc de Tauresano., Grand d'Espagne et due de Tauresano; que lorsqu'elle sçavoit qu'il passoit par Lerma des Dames Françoises, ou quelqu'un de cette Nation, elle les envoyoit prier de la venir voir, et que si je le trouvois bon, elle m'entretiendroit quelques momens. Je luy dis qu'elle me feroit beaucoup d'honneur; ainsi cette jeune Enfant qui s'étoit fort bien acquitée de sa Commission, fut luy rendre ma réponse.Cette Dame vint peu aprés, vêtuë comme les Espagnolles étoient il y a cent ans; elle avoit des Chapins, qui sont des especes de Sandalles où l'on passe le Soulier, et qui haussent prodigieusement; mais l'on ne peut marcher avec sans s'appuyer sur deux personnes. Elle s'appuyoit aussi sur deux Filles du Marquis del Carpio3Le Marquis deI Carpio, comte-duc d'Olivarez, n'avait qu'une fille, Doña Catalina de Haro y Sotomayor Guzman de la Paz, qui épousa, en 1688, le due d'Alva. (Carey, p. 167).; l'une est blonde, ce qui est assez rare en ce Païs-icy, et l'autre a les cheveux noirs comme du geais. En verité, leur beauté me surprit, et il ne leur manque à mon gré que de l'embonpoint. Ce n'est pas un défaut en ce Païs, où ils aiment que l'on soit maigre à n'avoir que la peau et les os. La singularité des Habits de la Comtesse de Lemos me parut si extraordinaire, que je m'en occupay comme d'une nouveauté: elle avoit une espece de Corset de Satin noir, découpé sur du Brocart d'or et boutonné par de gros Rubis d'une valeur considerable. Ce Corset prenoit aussi juste au col qu'un Pourpoint; ses Manches étoient étroites avec de grands ailerons autour des Epaules et dés Manches pendantes aussi longues que sa Juppe, qui s'attachoient au côté avec des roses de Diamans. Un affreux Vertugadin qui l'empêchoit de s'asseoir autrement que par terre, soûtenoit une Jupe assez courte de Satin noïr, tailladée en batons rompus sur du Brocard d'or. Elle portoit une Fraise et plusieurs chaînes de grosses Perles et de Diamans, avec des Enseignes attachées qui tomboient par étages devant son corps; ses cheveux étoient tout blancs, ainsi elle les cachoit sous un petit Voile avec de la dantelle noire, toute vieille qu'elle étoit; car elle a plus de soixante et quinze ans. Il me sembla qu'elle devoit avoir étéextraordinairement belle; son visage n'a pas une ride, ses yeux sont encore brillans; le Rouge qu'elle met et qui ranime son teint luy sied assez bien, et l'on ne peut avoir plus de delicatesse et de vivacité qu'elle en a; son esprit et sa personne, à ce qu'on m'a dit, ont fait grand bruit dans le monde. je la regardois comme une belle Antiquité.Elle me dit qu'elle avoit eu l'honneur d'accompagner l'Infante lorsqu'elle épousa le Roy Loüis XIII; qu'elle étoit une de ses Menines, et des plus jeunes qui fussent auprés d'elle, mais qu'elle avoit conservé une Idée si avantageuse de la Cour de France, et qu'elle aimoit si fort tout ce qui en venoit, qu'elle étoit toûjours ravie, quand elle en pouvoit parler. Elle me pria de luy dire des nouvelles du Roy, de la Reine, de Monseigneur et de Mademoiselle d'Orleans. Nous allons voir cette Princesse, ajoûta-t-elle avec un air de joye, elle va devenir la nôtre et l'on peut dire que la France va enrichir l'Espagne. je répondis à toutes les choses qui pouvoient satisfaire à sa curiosité, et elle m'en parut contente. Elle me demanda comment se portoit la veuve du comte de Fiesque4Brunel, p. 238-240 (R. H. p. 282-283). "Il est temps que je dise un mot de quelques Ministres de Princes étrangers, que nous avons eu l'honneur de connoistre en cette Cour. Le premier que nous y vismes, fut le Comte de Fiesque, Agent de Monsieur le Prince de Condé. Il nous fit tres bon accueil, & comme il a esté vn des plus beaux esprits, & des plus galans de la Cour de France, c'est dommage qu'il se soit jetté dans un party & dans un employ, où il a si fort alteré son temperamment, & tellement changé d'humeur, qu'à peine est-il reconnoissable à ceux mesmes qui l'ont connu le plus particulièrement. Il est tombé dans vne maladie qui par inter-elle le fait pâlir, luy déregle le poux & le met en estat de ne pouvoir souffrir ny compagnie ny entretien. On croit que ce n'est qu'un effet de la melancolie & du chagrin, que luy ont causé tant de broüilleries où il s'est trouvé, & qui l'ont éloigné de ses proches, de son bien, & de son train de vie, doux, & facile qu'il avoit accoûtumé. D'abord il tascha de s'y diuertir [à Madrid) par toutes les recreations que peut donner ce lieu. En outre celles qu'il en pouvoit tirer, il en prit une qui estoit tout de son fonds par quantité de beaux Vers qu'il y composa. Il eut la bonté de nous reciter quelques sonnets qu'il avoit faits à Ia loüange de Monsieur le Prince, & presque une Scene d'une piece qu'il avoit commencée à l'imitation de la Medée de Seneque. Mais ny ses amours ny sa Poësie, n'ont pas esté d'assez puissans charmes contre le chagrin & la mélancholie qui l'a mis au pitoyable estat, auquel nous l'avons laissé : puisqu'il ne jouyt que d'une santé entre-coupée de mille alterations si subites & si frequentes, que les Medecins, ses amis, & luy-mesme n'y comprennent plus rien. Aussi s'est-il retiré de tous les divertissemens, & s'est jetté dans la devotion.". Je ne la connois pas par elle-même, continua-t-elle, mais j'étois amie particuliere de son Mary, lorsqu'il étoit à Madrid pour les interêts du Prince de Condé. Il étoit né galant, je n'ay pas connu de Cavalier dont l'esprit fut mieux tourné, il faisoit bien des Vers, et je me souviensmême qu'il commença à ma priere une Comedie, où des personnes plus capables d'en juger que moy trouverent de fort beaux endroits; elle auroit été admirable s'il eût voulu se donner la peine de la finir; mais une fiévre lente, une profonde mélancolie, une veritable devotion, I'arracherent tout d'un coup à l'Amour et à tous les plaisirs de la vie. Je luy appris que la Comtesse de Fiesque étoit toûjours une des plus aimables Femmes de la Cour, et qu'elle n'avoit pas moins de merite que feu son Mary.Vous dites beaucoup, reprit-elle, et l'estime que le Prince de Con- dé avoit pour luy fait seule son Panegyrique. J'ay eu l'honneur de connoître ce Prince dans le tems qu'il étoit en Flandres et que la Reine de Suede y vint. Vous avez vû cette Reine, dis-je en l'interrompant, hé, Madame, veüillez de grace m'informer de quelques particularitez de son humeur. J'en sçay, dit-elle, d'assez singulieres, et je me feray un plaisir de vous les raconter.Le Roy d'Espagne envoya Don Antonio Pimentel5 Brunel, p. 220-235 (R. H. p. 270-28 1). "Parmy de si grandes affaire & tant de belles negociations qui rendent illustre le Ministere [de] Dom Lüis- [de Haro], il y en a eu une du costé du Nord, [dont] au commencement l'on a assez bien comprist l'interest. Car on ne s'estonnoit point que pour faciliter l'élection du fils de l'Empereur en Roy des Romains, l'Espagne tint à Stokolm un Ambassadeur. On jugeoit bien que les Suedois s'estoient trop accreditez dans l'Empire & qu'ils y avoient trop long-temps contrecarré la maison d'Austriche, pour en voir de bon œil l'agrandissement; un homme d'esprit y pouvoit découvrir leur intention, reconnoistre leur dessein & y adoucir par adresse ce qu'il y trouveroit de plus rude pour l'Empereur, s'il n'y pouvoit rien ménager qui luy fut tout à fait favorable. Pimentel qu'on choisit pour cét Employ y reüssit beaucoup mieux qu'on ne l'avoit esperé, car il donna d'abord dans l'esprit de cette Royne, pour qui la nouveauté a tousiours eu tant de charmes, que de cette foule d'Etrangers qu'elle attiroit à sa Cour, le dernier venu l'emportoit aussi-tost sur tous les autres. Elle fut si satisfaite d'y voir un Espagnol, n'ayant encore point receu d'hommages de cette Nation, qu'il n'eut pas beaucoup de peine à gagner ses bonnes graces; elle luy en fit si bonne part qu'il n'eust pas besoin de corrompre quelqu'un de son Conseil. Aussi ceux qui sçavent comment les affaires se passoient en Suede, ne furent point surpris des lettres qu'elle écrivit à la Diete de Ratisbone, tant à l'Empereur, qu'aux Electeurs, & autres Princes sur l'election du Roy des Romains. Ils s'appercevoient aisement que les grandes Testes, & les Conseillers du Royaume n'avoient rien contribué à une declaration si ouverte & si autentique, en faveur du Roy de Hongrie.... Ainsi il est aisé de comprendre qu'un Ambassadeu de cette Cour y ait esté necessaire durant tout ce temps là; mais qu'il y ait esté continué pendant la decadence de cette Princesse, & qu'à sa sortie du Royaume, Pimentel l'ait suivie par tout sous ce caractere : c'est un mystere, dont on ne peut deviner aucune raison, qui ne semble trop froide & trop foible pour estre ]a veritable... Son abdication a esté sans doute une piece de Cabinet, dont la tranie & le tissu a esté plus fin qu'on ne se l'est imaginé, & tout autre que celuy qu'il a paru; elle ne s'y est pas reservée le credit & l'authorité qu'il faudroit, afin qu'elle fust demeurée maistresse d'autre chose que de ses pensions. Tout le monde a crû que par ce qu'on en avoit bien doré la pillule, elle avoit esté avalée de plein gré, & qu'il n'y avoit point eu d'amertume. Mais voicy ce qu'un homme intelligent & curieux m'en a appris. Si le Palatin qui est aujourd'huy Roy de Suede, s'est montré grand Capitaine, lors qu'il a esté Generalissime en Allemagne, il vient de faire voir qu'il n'est pas moins bon Politique, en se mettant sans bruit sur la Teste la Couronne du grand Gustave son Oncle, du viuant mesme de sa Cousine, qui en estoit la seule heritiere. Il s'y est pris d'un biais qui estoit assez subtil : car apres que partie par les mouvemens heroïques de cette Princesse, qui ne sembloit amoureuse que de son esprit, & qui avoit plus de soin de paroistre femme sçauante & liberale, que Reyne prudente & bonne menagere de son pouvoir; partie par l'inclination des Conseillers & des Estats du Royaume, qui se lassoient d'estre gouvernez par une fille, qui pensoit plus à se rendre la merveille de son sexe , que celle de sa dignité, il fut declaré son Successeur, & qu'on eust resolu que si elle vouloit se marier, elle seroit obligée de l'espouser, il ne s'estudia qu'à faire paroistre qu'il estoit plus propre pour estre Espoux de la Monarchie que de la Reyne. En effet il se montra aussitost égal à la qualité de celle là, & fut[-ce] par Art ou par Nature, il prit si bien l'air de Roy, qu'il luy falloit, qu'autant qu'il s'éloignoit par là, de le devenir auec celle-cy, il s'approchoit de l'estre un jour par le souhait des peuples, & par l'interest de l'Estat. Ses inclinations, & la conformité de sonhumeur, & de ses mœurs avec celles du pays, luy donnoient un si grand ascendant pour ce Thrône, que la Reyne qui en avoit toutes contraires, en conçeut de la jalousie, & une aversion pour sa personne, qu'elle ne pouvoit pas si bien cacher, qu'on ne s'en apperceut. Cela l'obligea à se retirer en une Isle, qu'on luy avoit donnée pour son Appanage, & de laisser faire au temps & à la Reyne mesme, ce qui acheveroit de la ruiner en l'esprit de ses Peuples. Elle continua à en considerer moins qu'elle ne devoit les principales personnes, & les plus importantes affaires. Cette vaste imagination qu'elle avoit, & cette profonde soif d'un sçavoir curieux, & d'vne conduite extraordinaire qui la possedoit la faisoient sauter de pensée en pensée, & d'occupation en occupation, sans que jamais elle tombast pour s'y arrester, sur le deub de sa charge, & sur le soin de son Royaunie & de ses Sujets. Tantost elle estoit toute dans les lettres... Tantost elle quittoit ses Livres & ses Sçavants, & traittoit de bagatelles ceux qu'elle venoit de lire, & de Pedants ceux qu'elle venoit d'escouter. Alors on disoit qu'elle estoit dans son humeur galante, & une foule de jeunes gens qui l'entouroient, estoient en leurs bons-jours avec elle. On ne vivoit que de douceurs, que de bals, que de collations, que de balets, que de masquarades, que de chasse, que de promenades, que de courses, & que de tous ces petits amusements, qui sont les principaux ragouts de l'oisiveté des Cours. L'invention, le caprice, & tout ce qu'un enjoüement evaporé & inquiet peut produire,se déplioient alors avec grace, & celuy-là avoit l'esprit le mieux tourné qui estoit le plus capable de ces divertissemens folastres, qui menent de plaisi en plaisir, & de passe-temps en passe-temps, sans sçavoir ce qu'on y cherche, ny ce qu'on y veut rencontrer. En quelque fantaisie de vie qu'elle fût, elle prodiguoit presque tousjours aux Etrangers les finances de l'Estat, & se gouvernoit en partie par leurs Conseils & en tout le reste par sa conduite ..... Cependant on assure qu'il se forma peu à peu une aversion secrette en la plûpart des Senateurs & du peuple, pour la Reyne... Le respect qu'on portoit au plus proche sang de ce grand Prince [Gustave-Adolphe], faisoit pourtant qu'on n'en ouvroit la bouche qu'à demy, & qu'on n'en osoit parler qu'en cachette; mais soit que les Senateurs s'en fussent en secret plus particulierement expliquez à la Reyne, soit qu'elle comprist bien elle mesme par la conjoncture des affaires & la disposition des peuples, qu'il ne luy restoit plus gueres à regner, soit par quelque demang[e]aison d'esprit heroïque, elle ne s'en soucia plus; ou soit enfin que tout cela ensemble contribuast à son abdication : on la vit éclore avec une Admiration de tout le monde.... Elle n'eut pas quitté le manteau Royal, qu'elle sortit de Suede en un équipage, & dans un ajustement de nouvelle Amazone. Comme en ses actionselle ne voulut rien retenir de son sexe dont elle méprisoit si fort la foiblesse, qu'elle en fuyoit la conversation, elle ne prit en sa suite, pour la servir, ou pour l'accompagner, que des hommes, dédaignant d'avoir des femmes à son lever & à son coucher. Ses habits estoient à demy d'homme, & à demy de femme. Une longue hongreline ou robbe volante, qui ne differoit gueres des justau-corps que l'on porte aujourd'huy, qui luy alloit jusques à my-jambe, une juppe qui luy battoit jusques aux talons, un mouchoir au tour de son col en forme de cravatte, une perruque noire, bien qu'elle ait des cheveux blonds, & un chapeait chargé de plumes, ont esté son ornernent ordinaire, ou plûtost son déguisement pendant qu'elle a esté en chemin. Il est vray qu'estant arrivée à Anvers & à Bruxelles, où elle s'arresta, elle ne changea pas de mode, & que ceux qui l'ont décrite, l'ont representée en un habillement peu different de celuy-cy. Par caprice ou par aversion, elle a tousjours évité autant qu'elle a pû les visites des femmes, & comme une autre Talestris pour un Alexandre elle tesmoigna d'abord une grande impatience, & un empressement tout extraordinaire de voir Monsieur le Prince de Condé. Elle disoit hautement qu'elle avoit regret qu'il ne se pust trouuer à Bruxelles un logis assez grand pour les loger tous deux, & que c'estoit son Heros, & le seul homme pour qui elle avoit de l'admiration. Il estoit alors au siege d'Arras, elle luy écriuit qu'elle vouloit y aller, & qu'après luy elle ne faisoit point de difficulté de prendre l'Escharpe rouge... Après de si belles avances & de si obligeantes recherches pour une entreveuë qu'elle souhaitoit avec passion, on auroit peine à croire, qu'au point qu'elle se devoit faire, il y eut du refroidissement, & qu'après tant de marques d'impatience, elle en eust donné de si visibles de son indifference, en n'en facilitant pas les moyens. Cependant un des Agens de ce Prince vient de me raconter, que par une bizarrerie tout à fait extraordinaire & surprenante, elle s'amusa à pointiller sur la façon dont elle devoit le recevoir, lorsqu'il estoit prest de luy venir rendre visite... Mais parce qu'il estoit en chemin, & qu'on le sollicitoit de ne pas rompre ouvertement avec elle, il prit l'expedient de la voir Incognito. Il envoya tous ceux de sa suite luy faire la reverence comme s'il fust retourné sur ses pas, & pour la voir sans qu'elle le connust il resolut d'entrer en sa chambre, lors qu'elle seroit pleine de son rnonde, & de n'y paroistre que comme l'un de ceux qui la salüoient de sa part. Elle ne le reconnut pas d'abord, mais enfin s'en estant apperceuë lors qu'il la quitta, elle voulut l'accompagner; mais il luy dit qu'il luy falloit tout ou rien.... Cela les [les confidents de la Reine] obligea à penser de les bien remettre ensemble, & de chercher un lieu neutre où ils se pussent rencontrer. Ils firent qu'ils se trouverent au Mail, & qu'on y lia une partie, où l'on les mit tous deux d'un costé. Mais cela n'avança rien pour leur reconciliation, & ils se separerent avec la mesme froideur qu'ils s'estoient veus la premiere fois... On pourroit aussi compter parmy les deferences qu'elle a pour tout ce qui luy vient de la part de ce Roy [d'Espagne], sa façon de vivre avec Antonio Pimentel, si on croyoit qu'elle considerast autant son Ministere que sa personne, en le traitant ainsi. Elle a une bonté excessive pour tout ce qu'il veut, & elle l'a portée jusques à forcer ses inclinations pour se conformer aux siennes."en qualité d'Ambassadeur à Stokolm, pour découvrir les intentions des Suedois, autant que cela luy serait possible. Ils étoient depuis long-tems opposez à la Maison d'Austriche, et l'on ne doutoit pas qu'ils ne fissent de nouveaux efforts pour la traverser, dans le dessein de faire élire pour Roy des Romains le Fils de l'Empereur. On chargea Pimentel de conduire cette affaire délicatement. Il étoit bien fait, galant, spirituel, et il réussit beaucoup mieux que l'on n'auroit ôsé se le promettre. Il connut d'abord le Génie de la Reine, il entra aisément dans sa confidence. Il démêla que la nouveauté avoit des charmes puissans pour elle; que de cette foule d'Etrangers qu'elle attiroit à sa Cour, le dernier venu étoit le plus favorisé. Il se fit un Plan pour luy plaire et il gagna si bien ses bonnes graces, qu'il étoit informé par ellemême des choses les plus secrettes et qu'elle devoit le moins luy dire; mais on peut prendre tous ses avantages, quand une fois on a trouvé le chemin du cceur. Celuy de la Reine se prevint à tel point pour luy, qu'il se rendit le souverain Arbitre de volontez de cette Princesse et par ce moyen il se mit bien-tôt en état d'ecrire à l'Empereur et aux Electeurs des choses si positives et si agréables, qu'il leur fut aisé de juger que le Conseil de la Reine de Suede n'avoit aucune part à la declaration qu'elle faisoit en faveur du Roy de Hongrie.Cette intrigue étant consommée, on croyoit que le Roy rappelleroit Pimentel, parce qu'il ne paroissoit aucune Affaire qui demandât la presence d'un Ambassadeur. Mais s'il étoit inutile au Roy d'Espagne qu'il demeurât à Stokolm, la chose n'étoit pas égale du côté de la Reine et elle ne negligea rien pour le conserver auprés d'elle. Il la suivit dans tous les lieux où elle alla depuis, et bien des Gens qui sont toujours la dupe des apparences, jugerent, lors qu'elle quitta sa Couronne à son Cousin, qu'elle le faisoit avec plaisir, parce qu'elle avoit les yeux secs et qu'elle eut le courage de haranguer les Etats avec beauçoup de force et d'éloquence. Mais le Public étoit dans l'erreur sur les mouvemens secrets de cette Princesse. Son Ame dans ce même moment étoit penetrée de la plus vive douleur, elle étoit au désespoir de ceder au Prince Palatin un Sceptre qu'elle se trouvoit digne de porter toute seule et dont elle étoit legitime heritiere.Ce Prince eut l'adresse de faire declarer que si elle vouloit se marier, elle le choisiroit pour son Epoux. Aussi-tôt que cette Declaration fut faite, elle commença de souffrir de l'assujetis- sement dans lequel on la mettoit, et d'un autre côté le Peuple ne s'accommodoit pas d'être gouverné par une Fille. Il étudioit plus ses défauts que ses belles qualitez. Le Prince y contribuoit sous main; la Reine, qui étoit penetrante, s'en apperçut, elle remarqua l'inclination que l'on avoit pour luy et les vœux que l'on faisoit pour le voir sur le Trône, elle en eut de la jalousie et de ce premier mouvement elle passa à ceux d'une haine secrette dont elle ne pouvoit arrêter le cours. La presence du Prince luy devint si insupportable, que s'en étant apperçû, il se retira dans une Isle que l'on luy avoit donnée pour son Appanage. Mais il ne fit cette démarche qu'aprés avoir laissé de bons Memoires à ses Creatures contre la conduite de la Reine.Lors qu'elle se vit delivrée d'un objet dont la vûë la blessoit, elle ne ménagea plus les Grands, ni les Affaires de son Royaume; elle suivit le penchant qu'elle avoit pour les belles Lettres. Elle s'appliqua toute entiere à l'Etude. Son Esprit merveilleux faisoit des progrés admirables dans les Sciences les plus profondes; mais elles luy étoient moins necessaires qu'une bonne conduite pour ménager sa gloire et ses interêts. Il arrivoit souvent qu'aprés avoir passé dans son Cabinet un certain nombre de jours, elle en paroissoit ensuite dégoûtée; qu'elle traitoit les Auteurs d'ignorans, qui avoient l'esprit gâté et qui gâtoient celuy des autres; et quand les Seigneurs de sa Cour la voyoient dans cette disposition, ils l'approchoient avec plus de familiarité, ët il n'étoit plus question que de goûter les plaisirs que l'Amour, les Comedies, le Bal, les Tournois, la Chasse et les Promenades fournissent. Elle s'y donnoit toute entiere, rien ne pouvoit plus l'en tirer; mais elle ajoûtoit à ce défaut celuy d'enrichir les Etrangers aux dépens de son Etat.Les Suedois commencerent d'en murmurer; la Reine en fut avertie, leurs plaintes luy parurent injustes et peu respectueuses; elle en eut du depit contr'eux, et elle fut si mal habille qu'elle s'en vengea contre elle-même. En effet, à l'heure que l'on s'y attendoit le moins, et dans un tems aù elle étoit encore en état de trouver des remedes moins violens, elle abandonna tout d'un coup sa Couronne et son Royaume à son Cousin, à ce Cousin, dis-je, qu'elle n'aimoit point, auquel elle souhaitoit tant de mal, et auquel elle fit tant de bien; elle ne croyoit pas que l'on pût en penetrer les motifs : elle pretendoit, par ce grand trait de generosité, se distinguer entre les Heroïnes des premiers Siecles; mais en effet, la conduite qu'elle tint dans la suite, ne la distingua qu'à son desavantage.On la vit partir de Suede vêtuë d'une maniere bizare, avec un espece de Just'au corps, une Juppe courte, des Bottes, un Mouchoir noüé au col, un Chapeau couvert de plumes, une Perruque, et derriere cette Perruque un Rond de cheveux nattez, tels que les Dames en portent en France, lorsqu'elles sont coëffées, ce qui faisoit un effet ridicule. Elle défendit à toutes ses Femmes de la suivre; elle ne choisit que des hommes pour la servir et pour l'accompagner; elle disoit même ordinairement qu'elle n'aimoit pas les hommes parce qu'ils étoient Hommes, mais qu'elle les aimoit parce qu'ils n'étoient pas Femmes. Il sembloit qu'elle avoit renoncé à son Sexe en abandonnant ses Etats, quoy qu'elle eut quelquefois des foiblesses qui auroient fait honte aux moindres femmes.Le fidele Pimentel passa en Flandres avec elle, et comme j'y etois alors, continua-t-elle, je l'y vis arriver; il me procura l'honneur de luy baiser la main, et il ne falloit pas moins que son credit pour y parvenir; car elle fit dire à toutes les Dames de Bruxelles et d'Anvers qu'elle ne souhoitoit point qu'elles allassent chez elle. Elle ne laissa pas de me recevoir fort bien, et le peu qu'elle me dit me parut plein d'esprit et d'une vivacite extraordinaire : mais elle juroit à tous momens comme un Soldat, et ses parolles et ses actions étoient si libres, pour ne pas dire si peu honnêtes, que si l'on avoit moins respecté son Rang, on ne se seroit guere soucié de sa personne.Elle disoit à tout le monde qu'elle souhaitoit passionnément de voir le Prince de Condé; qu'il étoit devenu son Heros, que ses grandes actions l'avoient charmée; qu'elle avoit envie d'aller apprendre le métier de la Guerre sous luy. Le Prince n'avoit pas moins de curiosité de la voir, qu'elle en témoignoit pour luy. Au milieu de cette commune impatience, la Reine s'arrêta tout d'un coup sur quelques formalitez et sur quelques démarches qu'elle refusa de faire lorsqu'il viendroit la salüer. Ces raisons l'empêcherent de la voir avec les Ceremonies accoûtumez ; mais un jour que la Chambre de la Reine étoit pleine de Courtisans, le Prince s'y glissa; soit qu'elle eût vû son Portrait, ou que son air martial le distinguât entre tous les autres, elle le déméla et le reconnut; elle voulut aussi-tôt le luy témoigner par des civilitez extraordinaires. Il se retira sur le champ. Elle le suivit pour le conduire. Alors il s'arrêta, et luy dit ces mots : Ou tout, ou rien. Peu de jours aprés, on ménagea une entreveuë entre-eux au Mail, qui est dans le parc de Bruxelles; ils s'y parlerent avec beaucoup d'honnêteté et beaucoup de froideur.A l'égard de Don Antonio Pimentel, les bontez qu'elle a eues pour luy ont fait assez de bruit pour aller jusqu'à vous, et si vous les ignorez, Madame, je croy que je ne dois pas vous en apprendre le détail, dont j'ay peut-être été moy-même mal informée.Elle se tût, et je profitay de ce moment pour la remercier de la complaisance qu'elle avoit euë de me parler d'une Reine qui m'avoit toûjours tant donné de curiosité. Elle me dit civilement que je la remerciois sans avoir lieu de le faire, et elle s'informa ensuite si j'avois vû tout le Château de Lerma. Celuy qui l'a fait bâtir, dit-elle, étoit Favory de Philippes III, dont les circonspections de la Cour d'Espagne causerent la mort. J'ay toujours dit qu'une telle Avanture ne seroit jamais arrivée au Roy de France.Philippes III, dont je vous parle, continua-t-elle, faisoit ses Dépêches dans son Cabinet6Bassompierre, I, p. 548-549. "Sa maladie luy commença dés le premier vendredy de caresme, lors qu'estant sur des despesches, le jour estant froid, on auoit mis vn violent brasier au lieu où il estoit, dont la reuerberation luy donnoit si fort au visage, que les goutes de suëur en desgoutoient, & de son naturel il ne trouuoit jamais rien à redire ny ne s'en plaignoit. Le Marquis de Pobar, de qui j'ay appris cecy, me dit, que voyant comme ce brasier l'incommodait, il dit au Due d'Albe, Gentilhomme de sa chambre, comme luy, qu'il fist retirer ce brasier, qui enflammoit la joue du Roy, mais comme ils sont trop ponctuëls en leurs charges, il dit, que c'estoit au sommellier du corps le Due dVssede. Sur cela le Marquis de Pobar l'envoya chercher en sa chambre, mais par malheur il estoit allé voir son bastiment; de sorte que le Roy, auant que l'on eust fait venir le Due d'Vssede, fut tellement grillé, que le lendemain son temperament chaud luy causa vne fieure : cette fieure vn heresipele, & cet heresipele, tantost s'appaisant, tantost s'enflammant, degenera enfin en pourpre, qui le tua.". Comme il faisoit froid ce jour-là, on avoit mis proche de luy un grand Brasier, dont la reverberation luy donnoit si fort au visage, qu'il étoit tout en eau, comme si on luy en eut répandu sur la tête; la douceur de son esprit l'empêcha de s'en plaindre, et même d'en parler, car il iie trouvoit jamais rien de mal fait. Le Marquis de Pobar ayant remarqué l'incommodité que le Roy recevoit par cette extrême chaleur, en avertit le Duc d'Albe, Gentilhomme de la Chambre, pour qu'il fit ôter le Brasier. Celuy-cy dit que cela n'étoit point de sa Charge, qu'il falloit s'addresser au Due d'Useda, Sommelier du Corps. Le Marquis de Pobar, inquiet de voir souffrir le Roy, et n'osant luy-même le soulager, crainte d'entreprendre trop sur la Charge d'un autre, laissa toûjours le Brasier dans sa place; mais il envoya chercher le Duc d'Useda, qui étoit par mal-heur allé proche de Madrid voir une Maison magnifique qu'il y faisoit bâtir. On vint le redire au Marquis de Pobar, qui proposa encore au duc d'Albe d'ôter le Brasier. Il le trouva inflexible là-dessus et il aima mieux envoyer à la Campagne querir le Duc d'Useda, de sorte qu'avant qu'il fut arrivé, le Roy étoit presque consommé,et dés la nuit même son temperament chaud luy causa une grosse fiévre avec un éresipelle qui s'enflamma; l'inflammation dégenera en pourpre, et le pourpre le fit mourir.Je vous avouë, ajoûta-t-elle, qu'ayant vû dans mes Voyages d'autres Cours que la nôtre, je n'ay pû m'empêcher de blâmer ces airs de ceremonie et d'arrangement, qui empêchent de faire un pas plus vîte que l'autre dans des occasions necessaires, comme étoit par exemple celle dont je viens de vous entretenir; et je louë le Ciel de ce que nous aurons une Reine Françoise, qui pourra établir parmy nous des coûtumes plus raisonnables.J'ay même quitté mes habits de Veuve, pour en prendre de Bizarros et de Galas, afin d'en témoigner ma joye. Je vous diray, ma chere Cousine, que ces termes de Bizarros et de Galas signifient galands et magnifiques.La vieille Comtesse de Lemos aimoit à parler; et continuant son discours: Qui pourroit aussi manquer de se rejoüir, dit-elle, de l'esperance de voir sur le Trône une seconde Reine Elisabeth, dont la bonté avoit rendu ses Sûjets dignes de l'envie de toutes les autres Nations? J'avois un proche parent qui connoissoit bien, la grandeur de son Merite, c'étoit le Comte de Villa-Mediana7Brunel, p. 47-49 (R. H. p. 15-155). "Avant qu'il [le Comte de Castrillo] fust en faveur, il estoit dans le Carosse avec Villa Medina, lors qu'on le tua à coups de Stillet. Ce Gentilhomme estoit le plus galant, & le plus spirituel Courtisan de toute l'Espagne. Les Curieux racontent quantité de ses traits d'esprit; & celuy-cy ne fut pas le moindre, lors qu'entrant dans une Eglise, on luy presenta un bassin où l'on donnoit de l'argent pour tirer des âmes du Purgatoire; car ayant demandé combien il falloit, pour en déliurer une, & l'autre luy disant ce qu'il voudroit, il y mit deux pistoles, & à mesme temps voulut sçavoir si elle estoit dehors. L'autre l'en assurant, il reprit ses deux pistoles, & dit qu'il luy suffisoit, & qu'elle n'estoit plus en danger d'y retourner, mais que ses deux pistoles couroient grand risque de ne retourner plus dans sa bourse, s'il ne les y mettoit, & ainsi les y remit. De toutes ses gentilesses & galanteries il n'y en a point eu, qui luy ait cousté plus que celle d'une masquarade. Il estoit devenu amoureux de la Reyne Elisabeth, & eust si peu de retenuë, qu'il en donna des marques qui éclaterent & le firent iuger pour temeraire & indiscret. La bonté de cette Princesse qui aimoit les hommes d'esprit, ne sçachant rien de sa folie, faisoit qu'elle le voyoit d'assez bon ceil. Cela aida à le perdre, car outre qu'il ne peut s'empescher de parler en Galant de sa Maistresse, plutost qu'en sujet, il parut un jour masqué d'un habit tout chargé de pieces de huit, avec cette devise : mis amores son reales. Elle fit parler tout le monde, bien qu'elle fust équivoque, parce que l'on vit bien qu'elle marquoit plûtost le haut lieu où il aimoit, que l'avarice dont il s'accusoit. La force de sa passion le porta à faire preparer une Comedie en machines, & d'y dépenser vingt mil écus; & apres pour pouvoir embrasser la Reyne, en l'enlevant au feu, il le fit mettre au theatre & brûler presque toute la maison. Un sujet,qui donne de la jalousie à son Maistre, est sur le penchant de sa ruyne. Et celuy-cy en plein jour fut poignardé dans son Carrosse, où il estoit avec Dom Luis de Haro.". Ce nom-la, Madame, ne m'est pas inconnu, dis-je en l'interrompant, et j'ay oüi raconter qu'étant un jour dans l'Eglise de Notre-Dame d'Atocha, et y ayant trouvé un Religieux qui demandoit pour les Ames du Purgatoire il luy donna une piece de quatre Pistolles. Ah! Seigneur, dit le bon Pere, vous venez de délivrer une Ame. Le Comte tira encore une pareille Piece, et la mit dans sa Tasse. Voila, continua le Religieux, une autre Ame délivrée. Il luy en donna de cette maniere six de suite; et à chaque Piece le Moine se recrioit: l'Ame vient de sortir du Purgatoire. M'en asseurezvous ? dit le Comte. Ouy, Seigneur, reprit le Moine affirmativement, elles sont à present au Ciel. Rendez-moi donc mes six Pieces de quatre Pistolles, dit-il, car il seroit inutile qu'elles vous restassent; et puisque les Ames sont dans le Ciel, il ne faut pas craindre qu'elles retournent en Purgatoire8Cette historiette, prise dans Brunel et attribuée ici à Villamediana, se retrouve en divers livres; nous nous bornerons à deux citations.RANA. Esto de dar alcaldadases para mi lo mejordel mundo; estotra mañanamandè que todas las missas, que los Cregos llaman de Altnas, que tienen dichas este afio, no se paguen. REY.Por que causa?RANA.Yo os Io dirè : aquestas missas,no se dizen porque salganlas almas del Purgatorio?REY.Si, Juan Rana, cosa es clara.RANA. Y dezidme : vna vez dichas,aunque no paguemos branca,no auràn salido?REY. Tambien.RANA. Pues si se intenta que salgany estàn fuera, ellas serànvnas grandes mentecatassi se bueluen allà dentro.(Juan Perez de MontaIvan. Segunda parte del Seneca de Espaiia, Don Felipe Segundo. jornada primera). Imprimée en 1638." . . . Ciertamente, dijo Manuel, no hay cosa mas justa que pedir à Dios por los difuntos; y yo me acuerdo de un cofrade de las ànimas, que estaba una vez pidiendo por ellas à la puerta de una capilla, y diciendo á gritos : "El que eche una peseta en esta bandeja, saca un alma del Purgatorio." Pasó un chusco, y habiendo echado la peseta, preguntó : "Diga Vd., hermano, è cree Vd. que ya està el alma fuera? - è Qué duda tiene? repuso el hermano. - Pues entonces, dijo el otro, recojo mi peseta, que no serà tan boba ella que se vuelva à entrar." (Fernan Caballero, La Gaviota. Parte primera, capitulo VII).. La chose se passa comme vous venez de la dire, ajoûta la Comtesse, mais il ne reprit pas son argent; car on s'en feroit un vray scrupule parmy nous. La devotion au Merite des Messes et aux Ames de Purgatoire, nous paroît la plus recommandable; cela est même quelquefois poussé trop loin, et j'ay connu un homme de grande Naissance qui, étant fort mal dans ses Affaires, ne laissa pas de vouloir en mourant qu'on luy dit quinze mille Messes. Sa derniere volonté fut executée; de sorte que l'on prit cét argent preferablement à celuy qu'il devoit à ses pauvres Creanciers; car quelque legitime que soient leurs dettes, ils ne sçauroient rien recevoir jusqu'à ce que toutes les Messes qui sont demandées par le Testament soient dites. C'est ce qui a donné lieu à cette maniere de parler dont on se sert ordinairement : Fulano a dejado su alma heredera9 Carel de Ste.-Garde, p. 108-110. "Ha dejado su alma heredera. Cela signifie, il a laissé son bien à l'Eglise pour faire dire des Messes. Les Espagnols ont sur tout beaucoup de foy au merite des Messes, pour le salut des Ames des Trépassez; en sorte que leurs legs pieux vont toûjours principalement à cet Article. En voicy un du Testament du feu Roy Catholique Philippe IV. sur ce sujet, que je vous prie de lire.I'ordonne que le jour de ma mort tous les Prestres seculiers & Religieux du lieu où je mourray, disent la Messe pour le repos de mon Ame: Et que l'on en dise tant que l'on pourra aux Autels privilegiez durant trois jours. le veux qu'outre cela l'on dise pour mon Ame cent mille Messes: & c'est mon intention que celles dont par la misericorde de Dieu, je n'auray pas besoin, s'appliquent pour mes Pere & Mere & autres Predecesseurs. Et en cas qu'ils n'en ayent pas aussi besoin, qu'elles soient appliquées pour les Ames du Purgatoire de ceux qui sont morts dans les Guerres d'Espagne.J'ay oüy parler d'un Grand d'Espagne qui mourut assez incommodé dans ses affaires, lequel laissa neantmoins en mourant un fonds pour luy faire dire aussi dix mille Messes. Mais vous notterez que tous ceux qui laissent des legs pareils, les font preferablement au payement de leurs debtes les plus legitimes, qui ne sont jamais payées qu'apres la derniere Messe." ; ce qui veut dire, Vn tel a fait son Ame heritiere; et l'on entend par là, qu'il a laissé son bien à l'Eglise pour faire prier Dieu pour luy.Le Roy Philippe IV ordonna que l'on dit cent mille Messes à son intention, voulant que s'il cessoit d'en avoir besoin, elles fussent pour son Pere et pour sa Mere; et que s'ils étoient au Ciel, on les appliquât pour les Ames de ceux qui sont morts dans les Guerres d'Espagne.Mais ce que je vous ay deja dit du Comte de Villa-Mediana me fait souvenir qu'étant un jour dans l'Eglise avec la Reine Elisabeth, dont je viens de vous parler, il vit beaucoup d'argent sur l'Autel, que l'on avoit donné pour les Ames de Purgatoire; il s'en approcha et il le prit, en disant : Mon Amour sera eternel, mes Peines seront aussi eternelles; celles des Ames de Purgatoire finiront, helas ! les miennes ne finiront point; cette esperance les console, pour moy je suis sans esperance et sans consolation; ainsi ces Aumônes qu'on leur destine me sont mieux deuës qu'à elles. Il n'emporta pourtant rien, et il ne dit ces mots que pour avoïr lieu de parler de sa passion devant cette belle Reine qui étoit presente, car, en effet, il en avoit une si violente pour elle, qu'il y a quelque sujet de croire qu'elle en auroit été touchée, si son austere vertu n'avoit garenty son cœur contre le merite du Comte. Il étoit jeune, beau, bien fait, brave, magnifique, galant et spirituel. Personne n'ignore qu'il parut pour son mal-heur dans un Carousel qui se fit à Madrid, avec un Habit brodé de pieces d'argent toutes neuves, que l'on nommoit des Realles, et qu'il portoit pour Devise: Mis Amores son Reales, faisant une allusion du mot de Reales, qui veut dire Royales, avec la passion qu'il avoit pour la Reine. Cela est plus fin Espagnol, et veut dire en François : Mes Amours sont Royales. Le Comte Duc d'Olivarez, Favory du Roy et l'ennemy secret de la Reine et du Comte, fit remarquer à son Maître la temerité d'un Sujet qui osoit jusqu'en sa presence declarer les sentimens qu'il avoit pour la Reine, et dans ce moment il persuada au Roy de s'en venger. On en attendoit une occasion qui ne fit point d'éclat, mais voicy ce qui avança sa perte: comme il n'appliquoit son Esprit qu'à divertir la Reine, il composa une Comedie que tout le Monde trouva si belle, et la Reine plus partieulierement que les autres y découvrit des traits si touchans et si delicats, qu'elle voulut la joüer elle-même, le jour qu'on celebroit la Naissance du Roy10On représenta, en effet, le 15 mai 1622, à Aranjuez, une pièce du Comte de Villamediana, La Gloria de Niquea, mais ce n'était pas le jour de naissance du roi, le 8 avril, pour lequel cependant elle fut composée. Il est exact que la reine y joua un rôle, ce que M-e d'Aulnoy ne trouva pas dans Brunel. Il est également exact qu'il éclata un incendie, mais ce ne fut pas pendant la représentation de la Gloria de Niquea, ce fut au 2e acte de El vellocino de oro de Lope de Vega. Il y avait dans La Gloria de Niquea un nuage, mais ce n'était pas la reine qui paraissait au milieu de ce nuage, c'était Doña Maria de Aragon, qui représentait l'Aurore. (Cotarelo y Mori, El Conde de Villamediana, Madrid, 1886, in-8, p. 118- 129). Madame d'Aulnoy eut donc, à côté de ce qu'elle trouva dans Brunel, quelques autres renseignements, manifestement inexacts, mais dérivant de faits réels.L'anecdote de la comédie se trouve aussi dans Tallemant des Réaux (Historiettes, t. 1, p. 458-459) : "On a une pièce imprimée qui s'appelle la Gloria de Niquea. Elle est de la façon du comte de Villamediana. On dit que le comte la fit jouer, à ses dépens, à l'Aranjuez. La reine et les principales dames de la cour la représentèrent. Le comte en étoit amoureux ou du moins, par vanité, il vouloit qu'on le crût, et, par une galanterie bien espagnole, il fit mettre le feu à la machine où étoit la reine, afin de pouvoir l'embrasser impunément. En la sauvant, comme il la tenoit entre ses bras, il lui déclara sa passion et l'invention qu'il avoit trouvée pour cela.". C'etoit l'amoureux Comte qui conduisoit toute cette Fête; il prit soin de faire faire les Habits11D'après E.Cotarelo y Mori,El Condede Villamediana, p. 129, Mme d'Aulnoy commet plusieurs erreurs : "La Condesa de Aulnoy, al hablar de esto, incurre en una porción de errores, como son : el de suponer que fué el mismo VILLAMEDIANA el que mandó hacer los trajes y preparô la máquina, abonando de su bolsillo los gastos; el de que la Reina estaba sentada en una nube y que ésta fué la que ardió primero, y el que la fiesta se hizo en una casa que, según dice, valía cien mil escudos.", et il ordonna des Machines qui luy coûterent plus de trente mille Ecus. Il avoit fait peindre une grande Nuée, sous laquelle la Reine étoit cachée dans une Machine. Il en étoit fort proche, et à un certain signal qu'il fit à un Homme qui luy étoit fidele, il mit le feu à la Toile de la Nuée. Toute la Maison qui valoit cent mille Ecus fut,presque brûlée; mais il s'en trouva consolé, lorsque profitant d'une occasion si favorable, il prit sa souveraine entre ses bras, il l'emporta dans un petit Escalier, il luy déroba là quelques faveurs; et ce que l'on remarque beaucoup en ce Pays icy, il toucha même à son pied. Un petit Page qui le vit en informa le Comte Duc; il n'avoit pas douté quand il apperçut cette incendie, que ce ne fût là un effet de la passion du Comte. Il en fit une perquisision si exacte, qu'il en donna des preuves certaines au Roy, et ses preuves ralumerent si fort sa colere, que l'on pretend qu'il le fit tuer d'un coup de Pistolet12On trouve également le coup de pistolet dans un ouvrage dont Mme d'Aulnoy ne semble pas s'être servie : Vanel, Abrégé nouveau de l'Histoire d'Espagne. Paris, 1689, 3 vol. in-12., t. III, p. 1266 : "Lorsqu'ils furent arrivez à la porte de Guadalachara, ce Comte ayant mis la tête hors de la portiere, eut le bras percé d'un coup de pistolet qui lui entra dans le corps, & lui sortit par les épaules." Et Saint-Simon (t. XVIII, p. 98) écrira que le comte "fut tué d'un coup de pistolet... étant dans son carrosse"., un soir qu'il étoit dans son Carosse avec Don Loüïs de Haro. On peut dire que le Comte de Villa mediana étoit le Cavalier le plus parfait de Corps et d'Esprit que l'on ait jamais vû, et sa memoire est encore en recommandation parmy les Amans mal'heureux.Voilà une fin bien funeste, dis-je en l'interrompant, je ne pensois pas même que les Ordres du Roy y eussent contribué, et j'avois entendu dire que ce coup avoit été fait par les Parens de Dofïa Francisca de Tavara13Bertaut, p. 197 "Il y a des gens qui disent que tout cela est faux, aussi bien que la galanterie du Comte de Villamediana, qui estoit à ce que tout le monde m'a dit, petit, malfait, & tout couperosé, que la Francelinda qui est dans son Livre, estoit une Marquise nommée Doña Francisca de Tavara, qui se moquoit avec luy de l'amour que le Roy avoit pour elle, & qu'elle luy donna cette escharpe que le Roy luy avoit donnée, & dont on a tant parlé, que c'estoit pour elle & non pas pour la Reyne D. Isabel, qu'il avoit pris des pieces de huit avec mot mis amores son reales.", Portugaise, laquelle étoit Dame du Palais et fort aimée du Comte. Non, continua la Comtesse de Lemos, la chose s'est passée comme je viens de vous la dire ,. et pendant que je vous parle de Philippe IV, dit-elle, je ne puis m'empêcher de vous conter qu'une des Personnes qu'il a aimée avec le plus de passion, c'étoit la Duchesse d'Alburquerque. Il ne pouvoit trouver un moment favorable pour l'entretenir14Brunel, p.42 (R. H. p. 150-151). "On racconte qu'une nuit s'estant hazardé d'entrer dans la maison d'un seigneur qui estoit adverty qu'il en vouloit à sa femme, il ne fut pas seulement chassé, mais de plus mal-menné, Car cet homme estant au guet avec un de ses amis, poussa si vigoureusement le Roy que dans la ruë où il chammalloit l'ayant blessé au bras, & se pieparant a une grande violence, il l'auroit poussé a bout si le Comte Duc qui seul l'accompagnoit n'eust dit qui il estoit. Celuy qui estoit offencé & qui le sachant bien le vouloit ignorer, traittoit la declaration du Duc de fourbe & de defaite, disant qu'ils ne s'eschapperoient pas par là & que leur Roy estoit un prince trop vertueux pour vivre de la sorte. Il auroit passé plus outre si cet amy qui l'assistoit ne l'en eust empeché. Plusieurs m'ont raconté cette action & tous adjoutent que le Roy fut fort faché, que son favory l'eust decouvert, & qu'il se fit panser sans en avoir jamais rien dit & sans s'en estre ressenty.";le Duc son mary faisoit bonne garde sur elle; et plus le Roy rencontroit d'obstacles, plus ses desirs augmentoient; mais un soir qu'il joüoit fort gros Jeu, il feignit de se souvenir qu'il avoit une Lettre à écrire de la derniere consequence. Il appellà le Duc d'Albuquerque qui étoit dans sa chambre, et il lui dit de tenir son Jeu15Bertaut, p.196-197. "On dit que le Comte Duc n'estoit parvenu à estre Ministre de son [Philippe IV] Estat que pour avoir esté d'abord celuy de ses plaisirs; si bien qu'il le menoit luy-mesme partout. Comme cette fois que l'on dit qu'il le mena chez la Duchesse de Veraguas, croyant que le mary joüoit en un lieu où il l'avoit laissé, mais ce Duc en ayant quelque soupçon, & s'estant retiré en son logis en intention de tuer le Comte Duc, il frappa le Roy au lieu du Comte, & ils eurent l'un & l'autre bien de la peine à se sauver.". Aussi-tôt il entra dans son Cabinet, prit un Manteau, sortit par un Degré derobé et fut chez la jeune Duchesse avec le Comte Duc, son Favory. Le Duc d'Albuquerque, qui songeoit à ses interêts Domestiques plus qu'au jeu du Roy, crut aisément qu'il ne luy en auroit pas donné la conduite sans quelque dessein particulier. Il commença donc de se plaindre d'une Colique horrible, et faisant des cris et des grimaces à faire peur, il donna les Cartes à un autre, et sans tarder il courut chez luy. Le Roy ne faisoit que d'y arriver sans aucune Suite; il étoit même encore dans la Court, et voyant venir le Duc, il se cacha; mais il n'y a rien de si clair voyant qu'un Mary jaloux. Celuy-cy apperçut le Roy, et ne voulant point que l'on apportât des Flambeaux pour n'être pas obligé de le reconnoître, il fut à luy avec une grosse Canne qu'il portoit ordinairement : Ha, ha, Marault, luy dit-il, tu viens pour voler mes Carosses; et sans autre explication, il le batit de toute sa force. Le Comte Duc ne fut pas non plus épargné, et celuy-cy craignant qu'il n'arrivât pis, s'écria plusieurs fois que c'etoit le Roy, afin que le Duc arrêtat sa furie. Bien eloigné, il en redoubloit ses coups, et sur le Prince, et sur le Ministre, s'écriant à son tour que c'étoit là un trait de la derniere insolence, d'employer le Nom de Sa Majesté et de son Favory dans une telle occasion; qu'il avoit envie de les mener au Palais, parce qu'assûrément le Roy les feroit pendre. A tout ce vacarme, le Roy ne disoit pas un mot, et il se sauva enfin demy desesperé d'avoir reçû tant de coups, et de n'avoir eu aucunes faveurs de sa Maitresse16Lord Holland, (Some Account of the Lives and Writings of Lope Felix de Vega Carpio and Guillen de Castro. London, 1817, p. 163) cite cette anecdote,probablement d'après Mme d'Aulnoy, à propos de la scène nocturne entre le roi et Busto Tabera dans La Estrella de Sevilla.. Cela n'eut pas même des suites fâcheuses pour le Duc d'Albuquerque: au contraire, le Roy, n'aimant plus la Duchesse, en plaisanta au bout de quelque tems. Je ne sçay si je n'abuse point de vôtre patience par la longueur de cette conversation, ajoûta la Comtesse de Lemos, et je tombe insensiblement dans le défaut des personnes de mon âge, qui s'oublient lorsqu'elles parlent de leur tems. Je vis bien qu'elle vouloit se retirer, et aprés l'avoir encore re merciée de l'honneur qu'elle m'avoit fait, je pris congé d'elle, et je retournai dans mon Hôtellerie.Le tems se trouva si mauvais, que nous eûmes de la peine à nous mettre en chemin; mais ayant pris une bonne resolution, nous marchâmes tant que la journée dura, tombant et nous relevant comme nous pouvions. On ne voyoit pas à quatre pas devant soy ; la tempête étoit si grande, qu'il tomboit des quartiers de Rocher du haut des Montagnes qui venoient jusques dans le chemin, et qui blesserent même un de nos Gens; il en auroit été tue, s'il n'avoit esquive une partie du coup. Enfin, aprés avoir fait plus de huit lieuës à notre compte, nous fûmes bien étonnez de nous retrouver aux portes de Lerma, sans avoir avance ni reculé. Nous avions toujours tourné autour de la Ville, sans l'appercevoir comme par un enchantement, tantôt plus loin, tantôt plus prés, et nous pensâmes tous désesperer d'avoir pris tant de peine si inutilement.L'Hôtesse, ravie de nous revoir, elle qui auroit voulu de tout son cœur que nous eussions marché ainsi tous les jours de nôtre vie pour revenir coucher chez elle toutes les nuits, m'attandoit au haut de son petit degré. Elle me dit qu'elle étoit bien-fâchée de ne me pouvoir rendre ma Chambre, mais qu'elle m'en donneroit une autre qui me seroit aussi commode, et que la mienne étoit occupée par une Seignora des plus grandes Seignora d'Espagne. Don Fernand luy en demanda le Nom; elle luy dit qu'elle s'appelloit Doña Eleonor de Tolede. Il m'apprit aussi-tôt que c'étoit sa proche parente. Il ne pouvoit comprendre par quel hazard il la trouvoit en ce lieu.Pour en être promptement éclaircy et pour satisfaire aux devoirs de la proximité, il envoya son Gentilhomme luy faire un Compliment et sçavoir s'il ne l'incommoderoit point de la voir. Elle répondit qu'elle avoit une grande satisfaction de cette heureuse rencontre, et qu'il luy feroit beaucoup d'honneur. Il passa aussi-tôt dans sa Chambre, et il apprit d'elle plusieurs particularitez qui la regardoient. Il vint ensuite me trouver, et il me dit fort civilement que si Doña Eleonor n'étoit pas malade et tres-fatiguée, elle me viendroit voir. Je crûs que je devois faire les premiers pas, à l'égard d'une personne de cette qualité et si proche Parente d'un Cavalier duquel je recevois tant d'honnêtetez. Ainsi je le priay de me conduire dans sa Chambre. Elle me reçût de la maniere du monde la plus agreable, et je remarquay dans les premiers momens de nôtre conversation, qu'elle avoit beaucoup d'esprit et de politesse. Elle étoit dans une negligence magnifique (si cela se peut dire); elle n'avoit rien sur sa tête; ses cheveux, qui sont noirs et lustrez, étoient separez des deux côtez, et faisoient deux grosses Nates qui se. ratachoient par derriere à une troisieme. Elle avoit une Camisolle de Naples brochée d'or et mêlée de differentes couleurs, fort juste par le Corps et par les Manches, garnie de Boutons d'Emeraude et de Diamans ; sa Juppe étoit de Velour vert, couverte de Point d'Espagne. Elle portoit sur ses épaules une Mantille17 La description que Mme de Villars donne de la mantilla se rapproche autant de celle de Mme d'Aulnoy qu'elle s'éloigne du type de la mantilla actuelle: "Les damas sont en leurs plus beaux habit- avec des chapeaux et des plumes assez élégamment mises, et sur leurs épaules, ce qu'elles appellent mantillas; ce n'est ni manteau, ni écharpe; cela est de velours en broderie d'or et d'argent; les unes les ont vertes, les autres incarnates. Elles les portent d'un air particulier, un bout qui passe sous le bras, et l'autre sur l'épaule, en sorte qu'elles ont un bras dégagé. Voilà ce qu'elles ont de meilleure grâce." Lettres de Mme de Villars à Mlle de Coulanges, p. 150.de Velour couleur de feu, doublée d'Hermine. C'est de cette maniere que les Dames Espagnoles sont en Deshabillé. Ces Mantilles font le même effet que nos Echarpes de Taffetas noir, excepté qu'elles siéent mieux ; elles sont plus larges et plus longues, de sorte que quand elles veulent, elles les mettent sur leur tête, et s'en couvrent le visage.Je la trouvay parfaitement belle; ses yeux étoient si vifs et si brillans, que l'on n'en soûtenoit l'éclat qu'avec peine. Don Fernand luy dit qui j'étois, et que j'allois voir une de mes proches Parentes à Madrid. Son Nom ne luy étoit pas inconnu, non plus que sa Personne; elle me dit même qu'il y avoit peu que le Roy l'avoit faite Titulaire et Marquise de Castille. Que je vous serois obligée, Madame, dis-je en l'interrompant, de m'apprendre ce que signifie ce Titre-là, parce qu'elle m'en a parlé dans ses Lettres sans me l'expliquer, non plus que celuy de Grandat et de Mayorasque. J'en ay entendu dire quelque chose à plusieurs Personnes; mais soit qu'elles l'ignorassent elles-mêmes, ou qu'elles ne voulussent pas se donner la peine de me le dire, je n'en ay jamais été bien instruite.Je vous apprendray avec plaisir ce que j'en sçay, reprit Dofia Eleonor; et J'ay toujours entendu dire, que du tems des premiers Rois, d'Oviedo, de Galice et d'Asturie, ils étoient élûs par les Prelats du Royaume et par les Ricos-homes. Ces Seigneurs n'ayant point encore obtenu les Titres de Ducs, de Marquis, et de Comtes, qui les distinguent d'avec les Gentilshommes, on les nommoit Ricos-Homes18Bertaut, p. 223. "Pour les Titulos (car on dit titulos aussi bien que titulados) les plus anciens estoient ceux qu'ils appeloient ricos homes, qui est bien different d'home rico, qui doit signifier homme riche : car ricos homes, c'estoient les grands Seigneurs d'Espagne d'autresfois, devant qu'il y eût des Comtes, des Marquis ny des Ducs, & c'estoient de grands Seigneurs de ce temps-là qui se couvroient tous devant les Roys, & qui avoient voix active & passive dans les Assemblées, où quelquesfois on elisoit les Roys, dont l'image est demeurée encor dans le serment que l'on preste aux Princes des Asturies... La pluspart des Espagnols croyent que les Grands des derniers temps sont la mesme chose que les ricos homes des anciens.", qui étoit comme les Grands d'Espagne19 Brunel, p. 54-56 (R. H. p. 158- 159). "Les Grands d'Espagne sont de deux sortes, ou à vie ou à race. A ceux-là, le Roy dit, qu'ils se couvrent pour leurs personnes, & aux autres pour eux, & tous les leurs... Ceux qui épousent des heritiers des maisons des Grands d'Espagne, qui l'ont esté faits à race, le deviennent par leurs femmes. C'est ce que j'ay appris touchant les Grands, mais je trouve dans les Livres Espagnols, qu'il y en a de trois sortes, les uns ausquels le Roy commande de se couvrir avant qu'ils luy parlent, les autres aprés luy avoir parlé, & avant qu'il leur réponde, & les derniers qui ne se couvrent qu'aprés luy avoir parlé, & qu'il leur a répondu... A leurs femmes se les da el almohada en el estrado de la Reina y las recibe levantada. C'est à dire que la Reyne les reçoit debout, & qu'elle leur donne le carreau. Le Roy les traite de princes, en las cartas, cedulas y prozlisiones reales. En la Chapelle du Roy ils s'assient sur un banc que l'on nomme el vanco de los Grandes: no por antiguedad sino como cadauno llega, y halla el lugar desocupado. On les traite de Señoria par la Pragmatique de Philippe II. ... Mais à parler en general de toute la Noblesse d'Espagne, elle a un beau droict, si au moins il luy est bien conservé,c'est que pour endetée qu'elle soit, on ne peut luy saisir que le revenu de son bien, parce qu'il est tout en Mayorazgo, c'est à dire, comme je croy, en Fideicommis, mais avec cet avantage de plus que les creanciers arrestans les revenus, les Juges ordonnent que le Gentilhomme ayant tant de volets, de chevaux, de carrosses, & de train, jouyra d'une pension capable de Ie nourrir, & entretenir selon son rang, & quand il devroit cinquarite mil écus de rente, & qu'il n'en auroit que trente, ses creanciers ne peuvent pretendre, que ce qui restera de ce qu'on luy ordonnera pour son entretien." d'aujourd'huy. C'étoit l'ordre, qu'ils choisissoient toûjours pour regner les Parens les plus proches des Rois qui venoient de mourir. Mais cette Coûtume ne fut observée que depuis Pelage jusqu'à Ramire. En 843 on le declara Successeur d'Alfonse le Chaste, Roy d'Asturie, et l'on admit sous son Regne la succession du Pere au Fils en ligne directe, ou du Frere au Frere en ligne collaterale, pour la Couronne,si bien que ce consentement devint des lors une Loy Municipale qui s'est toûjours depuis observée en Espagne. Vous remarquerez que le mot de Ricos-Homes n'a pas la même signification que HombresRicos qui veut dire Hommes-Riches en François. Les Ricos Homes se couvroient devant le Roy, entroient aux Etats, y avoient leur Voix active et passive. Sa Majesté leur accordoit toutes ces Prerogatives par des Actes autentiques, et les Titulados d'apresent sont les memes que l'on appelloit alors RicosHomes. Mais leurs Privileges ne sont pas si étendus et la plûpart de ces Honneurs, ainsi que je vous diray, ont été reservez aux Grands d'Espagne. Les Titulados peuvent avoir un Dais dans leur Chambre, un Carosse dans Madrid, à quatre Chevaux, avec los Tiros largos : ce sont de longs Traits de Soye, qui attachent les derniers Chevaux aux premiers. Quand il y a des Fêtes de Taureaux, on leur donne des Balcons dans la Grande Place, où leurs Femmes sont iregalées de Corbeilles remplies de Gands, de Rubans, d'Eventails, de Bas de Soye, et de Pastilles, avec une magnifique Collation de la part du Roy ou de la Ville, selon que c'est le Roy ou la Ville qui donne ces Fêtes au Public. Ils ont leur Banc marqué dans les Ceremonies; et quand le Roy fait un Titulado Marquis de Castille, d'Arragon ou de Grenade, il entre aux Etats de ces Royaumes-là.A l'égard des Grands20Bertaut, p. 227-228. [mêlé avec Brunel, p. 54-561]. "Mais pour revenir à la difference qu'il y a entre les Grandesses, il faut remarquer premierement qu'il y a de deux sortes de Grands.La premiere quand le Roy leur dit de se couvrir simplement, cobreos ou cubrios; & cela n'est attaché en ce cas-là qu'à leur seule personne, & pendant leur vie... L'autre sorte est de ceux ausquels le Roy dit: cobrios, conde o Marques de un tal 1ugar, & alors cela est attaché à la terre, & passe avec la terre en quenoüille en d'autre familles, ce que ne font pas les Duchez & Pairries en France, & de cette sorte il y en a trois classes, qu'ils appellent.De la Primera clase sont ceux qui se couvrent devant que de parler au Roy...De la Segunda sont ceux qui commencent à parler & puis se couvrent.De la tercera sont ceux qui ne se couvrent qu'après avoir parlé & s'estre retirez à leur place..", il y en a de trois Classes differentes et la maniere dont le Roy leur parle en les faisant, les distingue. Les uns sont ceux à qui il dit de se couvrir, sans y rien ajoûter: la Grandeur n'est attachée qu'à leur Personne, et n'est point conservée à leur Maison, les autres que le Roy qualifie du Titre d'une de leurs Terres, comme par exemple: "Duc ou Marquis d'un tel lieu, Couvrez-vous, pour vous et pour les vôtres", sont Grands d'une manière plus avantageuse que les premiers, parce que la Grandeur étant attachée à leur Terre, passe à leur Fils aîné, et s'ils n'en ont point, à leur Fille ou à leur Heritier. Cela fait que dans une seule Maison il peut y avoir plusieurs Grandeurs, et que l'on voit des Heritieres qui en apportent jusqu'à six ou sept à leurs Maris, lesquels sont Grands à cause des Terres de leurs Femmes.Les derniers ne se couvrent qu'aprés avoir parlé au Roy; et l'on fait la difference des uns aux autres, en disant: Ils sont Grands à Vie, ou à Race. Il faut encore remarquer qu'il y en a que le Roy fait couvrir avant qu'ils luy parlent, en leur disant : cubridos; et ils parlent et écoutent parler le Roy, toûjours couverts. D'autres, qui ne se couvrent qu'aprés luy avoir parlé et qu'il leur a répondu. Et les troisiémes, qui ne se couvrent qu'aprés s'être retirez d'auprés du Roy vers la muraille; mais lorsqu'ils sont tous ensemble dans des fonctions publiques, ou à la Chapelle, il n'y a aucune difference entr'eux : ils s'asseoient et se couvrent devant luy. Et lorsqu'il leur écrit, il les traite comme s'ils étoient Princes; on leur donne le Titre d'Excellence. Ce n'est pas que quelques Grands Seigneurs ne se contentent de les traiter de Vôtre Seigneurie; mais cela est moins honnête et tres peu usité. Quand leurs Femmes vont chez la Reine, elle les reçoit debout, et au lieu d'être seulement assises sur le Tapis de pied, on leur presente un Carreau.Pour les Mayorasques, c'est une espece de substitution qui se fait de la plupart des grandes Terres qui appartiennent à des Personnes de naissance. Car celuy qui ne seroit pas Noble, et qui possederoit une de ces Terres, ne jouïroit pas du Privilege du Mayorazgo; mais lorsque c'est un Homme de qualité, quelques Dettes qu'il ait, on ne sçauroit luy faire vendre ses Terres en Mayorasque, s'il ne le veut bien, et il ne le veut presque jamais. De sorte que ses Creanciers n'ont que la voye d'arrêter son revenu, et ce n'est pas encore la plus courte; parce qu'avant qu'ils en touchent un Sol, les juges ordonnent une pension convenable, selon le rang de celuy sur qui on vient de faire la Saisie, tant pour ses Enfans que pour sa Table, ses Habits, ses Domestiques, ses Chevaux, et même ses menus plaisirs. D'ordinaire tout le revenu est employé à celà, sans que les Creanciers soient en droit de s'en plaindre, bien qu'ils en souffrent beaucoup.Voila, Madame, continua Doña Eleonor, ce que vous avez souhaité de sçavoir, et je me trouve heureuse d'avoir eu lieu de satisfaire vôtre curiosité. Je luy témoignay qu'elle avoit extrémement ajoûté au plaisir que je pouvois trouver dans le simple recit des choses dont je m'étois informée, et que je mettrois toûjours une grande difference entre ce que j'apprendrois d'elle ou ce que j'apprendrois d'une autre.Elle me demanda si je sçavois celuy que le Roy venoit de nommer pour être son Ambassadeur en Espagne. Je luy dis qu'on ne me J'avoit pas encore ecrit. Je n'ay pû apprendre qui c'est, ajouta-t-elle, avant que je sois partie de Madrid, mais j'ose dire que tout le Monde ne nous convient pas. Nous souhaitons que l'on aye de bonnes qualitez personnelles et de la naissance. Nous ne souffrons qu'avec peine, qu'un Homme d'un merite et d'une condition mediocre soit revêtu d'une Dignité qui l'éleve si fort au dessus des autres, lorsqu'il represente un grand Monarque et qu'il traite de sa part avec le nôtre. Nous voulons, dis-je, qu'il honore autant son caractere, que son caractere l'honore.Elle apprit ensuite à Don Fernand de Tolede, que la Marquise de la Garde, sa Tante, étoit morte il y avoit peu, et que le Comte de Medelin21Gazette 1679, p. 104. De Madrid, le 9 Février 1679. " Dom Pédro Portocarréro Comte de Médelin Grand d'Espatgne, Gentilhomme de la Chambre du Roi, & Président du Conseil Souverain des Indes, mourut ici, le vingtseptième du mois passé. La Marquise de la Garde sa sœur, femme du Marquis de la Garde Alcayde ou Gouverneur du Büon-Retiro, estoit morte le jour précédant.", Frere de cette Dame, étoit mort le lendemain; que plusieurs personnes croyoient que c'étoît de douleur de la mort de sa Sœur. Hé quoy ! Madame, dis-je, en l'interrompant, les Espagnols ont-ils un si bon naturel ? Il me semble que leur gravité s'accorde mal avec la tendresse. Elle se prit à rire de ma question, et elle me dit que j'étois comme toutes les autres Dames Françoises, qui se previennent aisément contre les Espagnols; mais qu'elle esperoit que lorsque je les connoîtrois, j'en aurois meilleure opinion. Elle eut l'honnêteté de me prier de venir me reposer quelques jours proche de Lerma, à une Maison dont elle étoit la Maîtresse. Je la remerciay de ses offres obligeantes, et luy dis que j'en aurois profité avec plaisir, si j'avois eu des raisons moins pressantes d'aller à Madrid; mais que je l'assurois que lorsqu'elle y seroit, je ne manquerois pas de la voir. Nous demeurâmes le reste du soir ensemble; et l'heure de se retirer étant venuë, je luy dis adieu, et je la priay de m'accorder son amitié.Je me levay avant le jour, parce que nous avions une furieuse journée à faire pour aller coucher à Aranda de Duero. Le tems s'étant adoucy, il faisoit un grand broüîllard mélé de pluye; et en arrivant le soir, l'Hôte nous dit que nous serions fort bien chez luy, mais que nous n'aurions point du tout de Pain22Bertaut, p. 208. " Ainsi bien souvent le pain leur manque, comme j'ay veu dans Almagro... & dans Segovie... où il n'y avoit point de pain dans toute la ville le jour que j'y arrivay, & il n'y en eut qu'a quatre heures aprés midy, que l'on le distribua par ordre du Corregidor, aussi bien qu'à Almagro, & cependant ils ne s'effarouchoient point de cela & disoient que c'estoit la gelée qui estoit cause que les moulins n'alloient point..". C'est pourtant une chose dont on se passe difficilement, répondis-je. Et, en effet, cette nouvelle me chagrina. Je m'informay d'où venoit cette disette. Il me fut dit que l'Alcayde Major de la Ville, (c'est celuy qui ordonne de tout) et qui est tout ensemble le Gouverneur et le Juge, avoit envoyé querir le Pain et la Farine qui étoit chez les Boulangers et l'avoit fait apporter dans sa Maison, pour en faire une distribution proportionnée aux besoins de chaque Particulier; et que ce qui avoit donné lieu à cela, c'étoit que la Riviere de Duero 23Bertaut, p. 24. "L'onziéme nous allasmes à Aranda del Duero, nommée ainsi à cause qu'elle est sur cette Riviere, qui commence à estre là assez forte, & à qui l'on fait dire . Ie suis Duero qui boit toutes les eaux: Soy Duero, que todas aguas bevo, à cause qu'il n'y en a point où il y en entre tant d'autres, comme la Pïsuerga, celle de Leon, Tormes de Salamanca, celle de Burgos, & quantité d'autres petites.", qui passe autour de la Ville, étoit gelée, et les Rivieres de Leon, de Suegra24Lire: Pisuerga., de Burgos, de Tormes et de Salamanque, qui s'y jettent et s'y perdent, avoient aussi cessé leurs cours; qu'ainsi aucuns Moulins ne pouvoient moudre, ce qui faisoit aprehender la famine. Cela nous obligea de nous adresser à luy pour avoir le Pain qui nous étoit necessaire. Don Fernand luy envoya un Gentilhomme de sa part, de celle des trois Chevaliers, et de la mienne. Aussi-tôt on nous apporta tant de Pain, que nous en eûmes assez pour en donner à notre Hôte, et à sa Famille, qui en avoit grand besoin.Nous n'étions pas encore à Table, lorsque mes Gens apporterent dans ma Chambre plusieurs Paquets de Lettres qu'ils avoient trouvez sur les Degrez de l'Hôtellerie. Celuy qui les portoit ayant bû plus qu'il ne faut, s'y étoit endormy, et tous ses Paquets étoient exposez à la curiosité des Passans. Il y a dans ce Pays un tres-méchant ordre pour le Commerce, et lorsque le Courier de France arrive à Saint Sebastien, on donne toutes les Lettres qu'il apporte à des Hommes qui vont fort bien à pied, et qui se relayent les uns les autres. Ils mettent ces Paquets dans un Sac attaché avec de méchantes cordes sur leurs épaules; de maniere qu'il arrive souvent que les secrets de vôtre Cœur et de vôtre Maison sont en proye au premier Curieux qui fait boire ce miserable Pieton; et c'est ce qui arriva dans cette occasion; car Don Frederie de Cardone ayant regardé plusieurs dessus de Lettres, reconnut l'écriture d'une Dame à laquelle il prenoit apparemment interest, du moins je le jugeay ainsi par l'émotion de son Visage et par l'empressement avec lequel il ouvrit le Paquet. Il lût la Lettre et voulut bien me la montrer, sans vouloir me dire ni de qui elle venoit, ni pour qui elle étoit; mais il me promit de m'en informer à Madrid. Comme je la trouvay bien écrite, il me vint dans l'esprit que vous seriez peut-être bien aise de voir le stile d'une Espagnole quand elle écrit à ce qu'elle aime; je priay le Chevalier de m'en laisser prendre une copie, mais il est vray que la traduction ôte beaucoup d'agrement à cette Lettre. La voicy: "Tout contribue à m'affliger dans la malheureuse ambassade où vous allez, sans compter que l'éloignement est le poison des plus fortes amitiez. Je.ne puis me flatter que quelque rupture entre les Souverains puisse abreger le tems de vôtre absence, et me rendre un bien sans lequel je ne sçaurois vivre. De tous les, Princes de l'Europe, celuy à qui l'on vous envoye est le plus uny avec nous. Je ne prevoy point de guerre contre luy, et ce fleau dont le Ciel punit les coupables, seroit pour moy mille fois plus, doux que la Paix. Ouy, je consentirois d'en porter seule tous les, desastres, de voir mes Terres ruïnées, mes Maisons en feu, de perdre mon Bien et ma liberté, pourveu que nous fussions ensemble, et que sans vous faire partager mes disgraces, je pusse joüir du plaisir de vous voir. Vous devez juger par de telles dispositions de l'état où je suis, quand je pense qu'effectivement vous allez partir, que je reste à Madrid, que je n'ose vous suivre, que mon devoir étouffe tout d'un coup les projets que je pourrois faire pour me consoler, et que je vous perds enfin dans le tems où je vous trouve le plus digne de ma tendresse, où j'ay plus de sujet d'estre persuadée de la vostre, et où je sens davantage les marques que vous m'en donnez. je devrois vous cacher ma. douleur et ne rien ajoûter à1a vostre; mais quel moyen de pleurer et de pleurer sans vous ? Helas, helas ! je seray bien-tôt reduite à pleurer toute seule. Ne craignez vous point qu'une affliction si vive ne me tue, et ne pourriez vous pas feindre d'estre malade pour ne me point quitter ? Songez à tous les biens qui sont renfermez dans cette proposition ! Mais je suis folle de vous la faire, vous prefererez les Ordres du Roy aux miens, et c'est me vouloir attirer de nouveaux chagrins que de vous mettre à une telle épreuve. Adieu, je ne vous demande rien, parce que j'ay trop à vous demander; je n'ay jamais été si affligée."Comme j'achevois de traduire la Lettre que je vous envoye, le Fils de l'Alcade vint me voir. C'étoit un jeune Homme qui avoit bonne opinion de luy-même, et qui étoit un vray Guap. Que ce mot ne vous embarasse point, ma chere Cousine, Guap veut dire en Espagnol, Brave, Galant et mesme Fanfaron. Ses cheveux étoient separez sur le milieu de la tête, et noüez par derriere avec un ruban bleu, large de quatre doigts, et long de deux aulnes, qui tomboit de toute sa longueur; il avoit des chausses25Brunel, p. 80 (R. H. p. 175). "Leurs chausses sont fort étroites, & jusques là que pour les tirer & les mettre, ils ont des boutons aux costez d'en bas, par où ils s'y enserrent le matin & s'en deffont le soir." de Velour noir, quise boutonnoient de cinq ou six boutons au-dessus du genous, et sans quoy il seroit impossible de les ôter sans les déchirer en pieces, tant elles sont étroites en ce Pays; il avoit une Veste si courte, qu'elle ne passoit pas la poche, et un Pourpoint à longues basques de Velour noir ciselé, avec des manches pendantes, larges de quatre doigts; les manches du Pourpoint étoient de Satin blanc brodées de jais; et au lieu d'avoir des manches de chemise de toille, il en portoit de Taffetas noir fort bouffantes, avec des Manchettes de mesme. Son Manteau étoit de drap noir; et comme c'étoit un Guap, il l'avoit entortillé autour de son bras, parce que cela est plus galant, avec un Broquel à la main; c'est un espece de Bouclier fort leger, et qui a au milieu une pointe d'acier; ils le portent quand ils vont la nuit en bonne ou en mauvaise fortune. Il tenoit de l'autre main une épée plus longue que demy pique, et le fer qu'il y avoit à la garde auroit pû suffire à faire une petite cuirasse; comme ces épées sont si longues qu'on ne pouroit les tirer du foureau à moins que l'on ne fut aussi grand qu'un Geant, ce foureau s'ouvre en appuyant le doigt sur un petit ressort. Il avoit aussi un poignard dont la lame étoit étroite, il étoit attaché à sa ceinture contre son dos. Sa Gulille de carton, couverte d'un petit quaintin, luy tenoit le col si droit qu'il ne pouvoit ni baisser ni tourner la tête; rien n'est plus ridicule que ce hausse-col, car ce n'est ni une fraize, ni un rabat, ni une cravatte, cette Gulille enfin ne ressemblant à rien, qui incommode beaucoup, et qui défigure même. Son Chapeau étoit d'une grandeur prodigieuse; la forme basse et doublée de taffetas noir avec un gros crespe autour, comme un mary le porteroit pour le deüil de sa femme. L'on m'a dit que ce crespe est le titre le plus inontestable de la plus fine galanterie. Ceux qui se piquent de se mettre bien, ne portent ni chapeaux bordez, ni plumes, ni nœuds de rubans d'or et d'argent; c'est un crespe bien large et bien épais dont ils se parent; et il n'y a point de chimeres qui puisse tenir contre cette vision. Ses souliers étoient d'un Maroquin aussi fin que les peaux dont on fait les gands, et tout découpez malgré le froid, si justes aux pieds, qu'il sembloit qu'ils fussent collez dessus, et qui n'avoient point de talon. Il me fit en entrant une reverence à l'Espagnole, les deux jambes croisées l'une sur l'autre, et se baissant gravement comme font les Femmes lorsqu'elles salüent quelqu'un; il étoit fort parfumé, et ils le sont tous beaucoup. Sa visite ne fut pas longue; il sçavoit assez son monde, il n'oublia pas de me dire qu'il alloit souvent à Madrid, et qu'il ne se faisoit point de courses de Taureaux où il ne fût exposer sa vie. Comme j'avois sur le cœur le peu de soin que l'on prend des Lettres, je luy parlay du Courier que mes gens avoient trouvé endormy sur le degré; il me dit que cela venoit de la negligence du Grand-Maitre des Postes, ou pour mieux dire, de ce qu'il vouloit trop gagner; et que si le Roy en étoit informé, il ne le souffriroit pas. Ce nom de Grand-Maitre des Postes fit que je luy demandai si l'on alloit quelquefois en poste en Espagne. Il me dit que oüy, pourvû qu'on en eut la permission du Roy, ou du Grand-Maitre qui est toûjours un homme d'une naissance distinguée, et qu'à moins d'un Ordre bien signé et en bonne forme, qu'on ne donnoit point de Chevaux. Mais, luy dis-je, un homme qui vient de se battre, ou qui a d'autres raisons de vouloir faire diligence, que fait-il ? Rien, iMadame, me dit-il; s'il a de bons Chevaux, il s'en sert, et s'il n'en a pas, il est assez embarrassé; mais lorsque l'on veut aller en poste, et que l'on ne part pas directement de Madrid, il suffit de prendre un billet de l'Alcayde, qui veut dire Gouverneur, des Villes par ou l'on passe. Ma curiosité étant satisfaite sur ce chapitre, le Galant Espagnol se retira et nous soupâmes tous ensemble à notre ordinaire.Il y avoit déja du tems que j'étois couchée et endormie, quand je fus réveillée par un son de cloches et par un bruit confus de voix effroyables. Je ne sçavois encore ce qui le causoit, lorsque Don Fernand de Tolede et Don Frederic de Cardonne, sans frapper à ma porte, l'enfoncerent, et m'appellant de toute leur force pour me trouver (car ils n'avoient point de lumiere), vinrent l'un et l'autre à mon lit, et jettant ma Robe sur moy ils m'emporterent avec ma Fille au plus vîte jusqu'au haut de la maison. Je ne peux vous representer mon étonnement et ma crainte, je leur demandai enfin ce qui étoit arrivé, ils me dirent que le dégel étoit venu tout d'un coup avec tant de violence, que les Rivieres grossies par les torrents qui tomboient de tous côtez des Montagnes, dont la Ville est entourée, s'étoient débordez et l'inondoient; qu'au moment qu'ils m'étoient venu prendre, l'eau étoit déja dans ma chambre et que le desordre étoit horrible. Il n'étoit pas necessaire qu'ils m'en dissent davantage, car j'entendois des cris affreux, et l'eau ébranloit toute la maison. je n'ay jamais eu si grand peur, je regrettois tendrement ma chere Patrie. Helas! disois-j e, j'ay bien fait du chemin, pour me venir noyer au quatriéme étage d'une Hôtellerie d'Aranda. Toute mauvaise plaisanterie à part, je croyois mourir; et j'en étois si troublée que je fus prête vingt fois de prier Messieurs de Tolede , ou de Cardonne de m'entendre en Confession. Je crois que dans la suite ils en auroient plus ry que moy. Nous fûmes jusqu'au jour dans des alarmes continuelles; mais l'Alcade et les Habitans de cette Ville travaillerent si promptement et si utilement à détourner les torrents et à faire écouler les eaux, que nous n'en eûmes que la peur. Deux de nos Mulets furent noyez; mes Litieres et mes Hardes se trouverent si penetrées d'eau, que pour les faire secher il a fallu rester un jour tout entier; et ce n'étoit pas une chose trop facile, car il n'y a point de cheminee aux Hôtelleries; l'on chauffa le four et l'on mit toutes mes hardes dedans. je vous assure que je n'ay point gagné à cette malheureuse inondation; je me couchay aprés cela, ou pour mieux dire, je me mis dans le bain, mon lit étant aussi moüïllé que tout le reste.Nos Voyageurs ont jugé qu'il falloit me laisser un peu en repos; j'ay employé une partie de ma journée à vous écrire. Adieu, ma chere Cousine, il est tems de finir, je suis toûjours plus à vous que personne du monde.A Aranda de Duero, ce 9. de Mars.SIXIEME LETTREL'Exactitude que j'ay à vous apprendre les choses que je crois dignes de votre curiosité, m'oblige tres-souvent de m'informer de plusieurs particularitez que j'aurois negligées, si vous ne m'aviez pas dit qu'elles vous font plaisir, et que vous aimez à voyager sans sortir de vostre Cabinet.Nous partîmes d'Aranda1Brunel, p. 23-24 (R. H, p. 138). "Le plus joly bourg que nous vismes en chemin fut Aranda de Driero, où nous nous preparasmes pour passer le septiéme la Montagne de Samosierra, qui separe la vieille Castille d'avec la nouvelle, où est Madrid. On nomme ces passages Puertos, tout de mesme que si c'estoit quelque Riviere qu'on deust passer en bateau ou à gué.." par un temps de dégel qui rendoit l'air bien plus chaud, mais qui rendoit aussi les chemins bien plus mauvais. Nous trouvâmes peu aprés la Montagne de Somozierra, qui sépare la vieille Castille d'avec la nouvelle, et nous ne la traversâmes pas sans peine, tant pour sa hauteur, que pour la quantité de neiges dont les fonds estoient remplis, et où nous tombions quelquefois comme dans des précipices, croyant le chemin uni. L'on appelle ce Passage Puerto; il semble que ce nom ne devroit être donné qu'à un Port où l'on s'embarque sur la Mer ou sur la Riviere, mais c'est ainsi qu'on explique le Passage d'un Royaume dans un autre; et toûjours en faisant son chemin il en coûte, car les Gardes des Doüanes, qui font payer les Droits du Roy, attendent les Voyageurs sur le grand chemin, et ne les laissent point en repos qu'ils ne leurs ayent donné quelque chose.En arrivant à Buitrago, nous étions aussi moüillez que la nuit de l'inondation d'Aranda, et encore que je fusse en litiere, je ne m'appercevois guére moins du mauvais temps, que si j'eusse été à pied ou à cheval, parce que les litieres sont si mal faites en ce Païs et si mal fermées, que lors que les Mulets passent dans quelque Ruisseau, ils jettent avec leurs pieds une partie de l'eau dans la litiere; et quand elle y est une fois, elle y demeure, de sorte que je fus obligée en arrivant de changer de linge et d'habits. Ensuite Don Fernand, les trois Chevaliers, ma Fille et mes Femmes, vinrent avec moy au Château dont on m'avoit beaucoup parlé.Il me parut aussi regulierement bâti que celuy de Lerma2Bertaut, p. 24. "Le douziéme à Buytrago, Chasteau de la forme de celuy de Lerme, mais pas si beau. Il y a un grand parc où il y a bien des bestes. C'est au Duc de Pastrana, qui est aussi Duc de l'Infantado.." un peu moins grand, mais plus agreable. Les Appartemens en sont mieux tournez et les meubles ont quelque chose de fort riche, et même de singulier, tant par leur antiquité que par leur magnificence. Ce Château est, comme celuy de Lerma, à Don Rodrigo de Silva de Mendoça, Duc de Pastrane et de l'Infantade. Sa Mere se nomme Doña Caterina de Mendoça et Sandoval, Heritiere des Duchez de l'Infantado et de Lerma. Il vient de Pere en Fils de Ruy Gomes de Silva qui fut fait Duc de Pastrane et Prince d'Eboly par le Roy Philippe II. Cette Princesse d'Eboli, dont il a été tant parlé pour sa beauté, étoit sa Femme, et le Roy en étoit tres-amoureux. On me montra son Portrait3Pour les tableaux de Buytrago cf. Préface, p. 66-68. qui doit avoir esté fait par un excellent Peintre : elle est representée toute de sa grandeur, assise sous un Pavillon attaché à quelques branches d'arbres; il semble qu'elle se leve, car elle n'a sur elle qu'un linge fin, qui laisse, voir une partie de son corps. Si elle l'avoit aussi-beau qu'il paroît dans son Portrait et si ses traits étoient aussi reguliers, on doit croire qu'elle étoit la plus charmante de toutes les Femmes; ses yeux sont si vifs et remplis d'esprit, qu'il semble qu'elle va vous parler; elle a la gorge, les bras, les pieds et les jambes nuës; ses cheveux tombent sur son sein, et des petits amours qui paroissent dans tous les coins du tableau, s'empressent pour la servir; les uns tiennent son pied, et luy mettent un brodequin; les autres passent des fleurs dans ses cheveux; il y en a qui soûtiennent son miroir. On en voit, plus loin, qui lui éguisent des fleches, pendant que les autres en emplissent son carquois, et bandent son Arc; un Faune la regarde au travers des branches, elle l'aperçoit, elle le montre à un petit Cupidon, qui est appuyé sur ses genoux et qui pleure comme s'il en avoit peur, dont il semble qu'elle soûrit. Toute la bordure est d'argent ciselé et doré en beaticoup d'endroits. Je demeuray long-tems à la regarder avec un extrême plaisir, mais on me fit passer dans une Galerie, où je la vis encore. Elle étoit peinte dans un tres-grand Tableau à la suite de la Reine Elisabeth, Fille de Henry II, Roy de France, que Philippe II, Roy d'Espagne, épousa, au lieu de la donner au Prince Don Carlos son Fils, avec qui elle avoit été accordée. La Reine faisoit son Entrée à cheval comme c'est la coûtume, et je trouvay la Princesse d'Eboly moins brillante auprés d'elle qu'elle ne m'avoit paru étant seule. Il faut juger par là des charmes de cette jeune Reine. Elle étoit vêtuë d'une Robe de satin bleu, mais du reste tout de même que je vous ay representé la Comtesse de Lemos. Le Roy la regardoit passer de dessus un Balcon; il étoit habillé de noir, avec le Colier de la Toison; ses cheveux rous et blancs; le visage long, pâle, vieux, ridé et laid. L'Infant Don Carlos accompagnoit la Reine ; il étoit fort blanc; la tête belle, les cheveux blonds, les yeux bleus, et il regardoit la Reine avec une langueur si touchante, qu'il paroît que le Peintre a penetré le secret de son cceur et qu'il a voulu l'exprimer4Mme de Villars, p. 153. "Toute mon attention fut de regarder [au Pardo] très longtemps les portraits de cette reine Élisabeth, et de ce misérable don Carlos, en songeant à leurs funestes aventures : ils étoient bien faits l'un et l'autre.". Son Habit étoit blanc, et brodé de Pierreries; il étoit en Pourpoint tailladé avec un petit chapeau relevé par le côté, couvert de Plumes blanches. Je vis dans la même Galerie un autre Tableau qui me toucha fort : c'étoit le Prince Don Carlos mourant. Il étoit assis dans un Fauteüil, son bras appuyé sur une Table qui étoit devant luy, et sa tête penchée sur sa main; il tenoit une plume comme s'il eût voulu écrire; il y avoit devant luy un vase où il paroissoit quelque reste d'une liqueur brune, et apparemment que c'étoit du poison. Un peu plus loin on voyoit preparer le Bain où l'on devoit luy ouvrir les veines; le Peintre avoit representé parfaitement bien l'état où l'on se trouve dans une occasion si funeste, et comme j'avois lû son Histoire, et que j'en avois été attendrie, il me sembla qu'effectivement je le voyois sur le point de mourir. On me dit que tous ces Tableaux étoient de grand prix. On me conduisit dans une chambre dont l'ameublement avoit été à l'Archiduchesse Marguerite d'Autriche, Gouvernante des Pays-Bas; et l'on prétend qu'elle y a travaillé elle-même; c'est un petit lit de Gase sur lequel on a appliqué des plumes d'Oiseaux de toutes les couleurs, et cela forme des Grotesques, des Plumes, des Fleurs, des petits Animaux, la Tapisserie est pareille, et les differentes nüances des Plumes font un effet tres-agreable. Voilà ce que je remarquay de plus singulier au Château de Buitrago; et comme il étoit déja tard, nous en sortîmes.Il y avoit plusieurs jours que je n'avois eu le plaisir de voir joüer à l'Ombre. Je fis apporter des Cartes: Don Fernand avec deux des Chevaliers commencerent une reprise, je m'interessay à mon ordinaire, et Don Esteve de Carvajal en fit autant, de sorte qu'aprés avoir regardé joüer quelques momens, je luy demanday auquel des trois Chevaliers étoit la Commanderie d'où ils revenoient lors que je les rencontray. Il me dit qu'elle n'étoit à pas un d'eux, qu'ils y étoient allé voir un de leurs amis communs, sur un accident fâcheux qui lui étoit arrivé à la Chasse. Me trouvant sur le Chapitre des Commanderies, je le priay de m'apprendre si les Ordres5Bertaut, p. 264-276." El Consejo de Ordenes est composé aussi d'un President & de six Oydores, sans les autres Officiers qui doivent avoir tous -El habito. Il connoist des causes civiles & criminelles de ceux des Ordres de Santiago, Calatrava & Alcantara, dont j'ay parlé, & des informations qui se font pour estre receu Chevalier de cet Ordre : car ce n'est pas le tout d'avoir le Brevet del habito que le Roy donne; il faut faire preuve que l'on est noble & venu de Christianos viejos, sans aucun mélange de Morisme ny de Iuiverie... Celuy de saint Iacques dont la marque est une Croix rouge en forme d'espée, s'appelle le Noble; celuy de Calatrava, dont la marque est une Croix rouge fleuronnée, s'appelle le Galand, & celuy d'Alcantara, dont la marque est une Croix de la mesme façon que celle de Calatrava hormis qu'elle est vei-te s'appelle le Riche... Pour l'Ordre de la Toison, c'est l'Ordre des Ducs de Bourgogne qui n'a point d'autre marque que la Toison d'or qui pend à un ruban de soye, & que les Espagnols negligent parce qu'il n'y a aucune Commanderie; le Roy ne le donne gueres qu'à des Princes ou à des Seigneurs Estrangers... Les Chevaliers de ces trois Ordres estoient en ce temps-là de vrais Religieux de saint Bernard & de saint Augustin qui ne se marioient point, mais la vie militaire à laquelle ils estoient obligez, & les grands biens qu'ils eurent aprés que les Mores furent chassez d'Espagne, firent tant d'envie, que tous les Grands voulurent estre de cet Ordre, & obtinrent des dispenses de se marier, & encore à present ils ne se marient point sans dispense, mais on ne la leur refuse point... Au commencement il y avoit un Grand-Maistre de chaque Ordre... chaque Charge de Grand-Maistre valoit bien cent mille ducats de revenu... Ferdinand & Isabelle reunirent ces trois Grandes - Maistrises en leur personne par permission du Pape, gagnant par ce moyen trois cent mille éscus de rente tout d'un coup... Ainsy le Roy d'Espagne comme Grand-Maistre donne toutes les Commanderies, & quelquefois tient Chapitre de ces Ordres dans lequel il fait couvrir tous les Chevaliers... Outre ces trente-quatre Commanderies, il y a huit tant Prieurez que Sacristias [dans l'ordre de Calatrava]_ Outre ces 33 Commanderies il y a quatre Alcadies... & quatre tant Prieurez que Chappelles [dans l'ordre d'Alcantara]... Commanderies de l'Ordre de Santiago : Encomiendas de Castilla au nombre de quarante-deux... Encomiendas de Leon au nombre de quarante-cinq... Tous les Chevaliers ont le privilege de s'asseoir & de se couvrir en presence du Roy quand il tient Chappelle de l'Ordre, ou fait quelque assemblée comme Grand-Maistre."En ce qui concerne Ies chiffres du revenu des trois Ordres, Bertaut ne donne pas le chiffre total, mais le revenu de toutes les commanderies séparées. Ces chiffres additionnés ne répondent pas aux sommes donnés par Mme d'Aulnoy Calatrava :Bertaut 80.400 ducats d'Aulnoy 120.000 ducatsAlcantara :Bertaut 76.250 ducats d'Aulnoy 80.000 ducats.Santiago :Bertaut 269.400 ducats d'Aulnoy 272.000 ducats. Il se peut que Mme d'Aulnoy ait pris les sommes ailleurs; mais étant donné son procédé constant de majorer tous les chiffres qu'elle copie, il est plutôt probable qu'elle les a pris dans Bertaut. En effet l'écart n'est considérable que pour le revenu de l'Ordre de Calatrava. de Saint Jacques, de Calatrava, et d'Al- cantara étoient anciens; il me répondit qu'il y avoit plus de 500 ans qu'ils subsistoient; que l'on appelloit autrefois l'Ordre de Calatrava, le Galant; celuy de Saint Jacques, le Riche6Mme d'Aulnoy s'est trompée, en copiant : l'ordre de Saint Jacques qu'elle nomme le Riche, est appelé le Noble par Bertaut; et c'est l'ordre d'Alcantara qu'elle appelle le Noble, que Bertaut qualifie de Riche.; et celuy d'Alcantara, le Noble. Ce qui les faisoit nommer ainsi, c'est que d'ordinaire il n'entroit dans Calatrava que des jeunes Cavaliers; que Saint Jacques étoit plus riche que les deux autres, et que pour être reçeû Chevalier d'Alcantara7Brunel, p. 57 (R. H. p. 159). "Alcantara est le plus estimé, aussi pour l'obtenir, il faut prouver devant le Conseil des Ordres, qu'on est noble de quatre races; aux autres il ne le faut estre que de deux.", il falloit faire ses preuves de quatre races; au lieu que pour entrer dans les autres, il ne faut les faire que de deux. Dans les premiers tems que ces Ordres furent établis, les Chevaliers faisoient des Vœux, vivoient tres-regulierement en Communauté et ne portoient des armes que pour combattre les Mores. Mais ensuite il y entra les plus grands Seigneurs du Royaume, lesquels obtinrent la lîberté de se marier, sous cette condition, qu'ils seroient obligez d'en demander une dispense expresse au Saint Siege. Il faut avoir un Brevet du Roy, faire ses preuves de No- blesse, et prouver aussi que l'on vient de Christianos viejos, c'est à dire, qu'il n'est entré dans la Famille du Pere ni de la Mere, aucuns Juifs, ni Mores. Le Pape Innocent VIII donnaen 1489 au Roy Ferdinand et à ses Successeurs la disposition de toutes les Commanderies de ces trois Ordres, que l'on nomme Militaires. Le Roy d'Espagne en dispose en effet sous le titre d'Administrateur perpetuel et il joüit des trois grandes Maîtrises qui luy vallent plus de quatre cens mille ecus de rente. Lors qu'il tient Chapelle comme Grand-Maître de l'Ordre, ou qu'il fait quelque Assemblée, les Chevaliers ont le Privilege d'être assis et couverts devant luy. Don Esteve ajoûta que l'Ordre de Calatrava avoit 34 Commanderies et huit Prieurez, qui valoient 120 mille Ducats de revenu, qu'Alcantara avoit 33 Commanderies, 4 Alcaydies et 4 Prieurez, qui rapportoient 80 mille Ducats, et que les 87 Commanderies de Saint Jacques, tant en Castille, qu'au royaume de Leon, valoient plus de 272 mille Ducats. Vous pouvez juger par là, Madame, continua-t-ilqu'il y a des ressources pour les pauvres Gentilshommes Espagnols.Je conviens, luy dis-je, que ce seroit une chose tres-avantageuse pour eux, s'ils étoient les seuls que l'on voulut admettre dans ces trois Ordres; mais il me semble que vous venez de me dire, que les plus grands Seigneurs en possedent les plus belles Commanderies. C'est par une regle generalle, interrompit-il, qui veut toûjours que le bien aille aux plus riches, quoy qu'il y eut de la justice d'en faire part aux atitres; et les Aînez de grande qualité auroient encore de quoy se satisfaire, en obtenant l'Ordre de la Toison, qui distingue extrémement ceux que le Roy en honore. Cependant, comme c'est une faveur qui n'est accompagnée d'aucun revenu, et qu'elle ne se donne pas même aisément, peu de gens la recherchent, et l'on ne voit d'ordinaire l'Ordre de la Toison qu'à des Princes. Si vous sçavez qui l'a institué, luy dis-je, vous m'obligerez de m'en informer. On pretend, reprit-il, que dans le tems que les Maures possedoient la meilleure et la plus grande partie de l'Espagne, un Villageois qui vivoit selon Dieu, le priant avec ferveur de délivrer le ]Royaume de ces Infidelles, apperçût un Ange qui descendoit ciu Ciel, lequel luy donna une Toisôn d'or, et luy commanda de s'en servir pour amasser des Troupes, parce qu'à cette vûë on ne refuseroit pas de le suivre et de combattre les Ennemis de la Foy. Ce Saint Homme obeït, et plusieurs Gentilshommes prirent en effet les armes sur ce qu'il leur dit. Le succez de cette entreprise répondit à l'esperance que l'on en avoit conçûë, de maniere que Philippe le Bon, Due de Bourgogne, institua l'Ordre de la Toison d'Or, en l'honneur de Dieu, de la Vierge, et de Saint André, l'an 1429, et le propre jour de ses Nôces avec Isabeau, Fille du Roy de Portugal, fut choisi pour cette Ceremonie. Elle se fit à Bruges; il ordonna que le Duc de Bourgogne seroit Chef Perpetuel de l'Ordre, parce que Saint André est Patron de la Bourgogne. On appelle ceux qui l'ont, Cavalleros del Tuzon, c'est à dire Chevaliers de la Toison; et l'on peut remarquer par là que l'on fait une difference à l'egard de cet Ordre, disant quand on parle des autres: Fulano es Cavallero de la Orden de Santiago, ou de la Orden de Calatrava, qui veut dire, Un tel est Chevalier de l'Ordre de S. Jacques ou de l'Ordre de Calatrava.Dans le tems que nous parlions ainsi, nous entendîmes un assez grand bruit, comme d'un Equipage qui s'arrêtoit; au tout d'un moment, le Valet de Chambre de Don Frederic de Cardone entra dans ma Chambre, pour avertir son Maître que Monsieur l'Archevêque de Burgos8Henric. de Peralta y Cardenas.mort 20. xi. 1679. (Gams, Series episcoporum,p. 18) venoit d'arriver.C'est une rencontre heureuse pour moy, dit-il; car j'étois party de Madrid exprés pour le voir, et ne l'ayant point trouvé à Burgos, j'en étois fort chagrin.La Fortune,est toujours dans vos interéts, luy dit Don Sanche, en soûriant; mais pour ne vous pas retarder le plaisir de voir cet illustre Parent, nous allons quitter nôtre reprise. Don Frederic témoigna qu'il l'acheveroit volontiers et que son impa tience cederoit toûjours à leur satisfaction.Don Fernand et Don Sanche se leverent. Apparemment, dit Don Esteve, que Don Frederic ne sera pas des nôtres de ce soir! J'en juge d'une autre maniere, interrompit Don Fernand. L'Archevêque est l'Homme du Monde le plus honête ; dés qu'il sçaura qu'il y a icy une Dame Françoise, il voudra la venir voir. Il me feroit beaucoup d'honneur, dis-je, mais avec tout cela, j'en serois un peu embarrassée; car il faut souper et se coucher de bonne heure. J'achevois à peine ces paroles, quand Don Frederie revint sur ces pas.Dés que Monsieur l'Archevêque a sçû qu'il y avoit une Dame étrangere à Buytrago, me dit-il, il n'a plus songé à moy, et si vous le voulez bien, Madame, il viendra vous offrir tout ce qui dépend de luy en ce Pays-cy.Je répondis à cette civilité comme je le devois, et Don Frederic étant retourné vers luy, l'amena un moment aprés dans ma Chambre. Je luy trouvay beaucoup de civilité; il parla peu, et garda la gravité convenable à son caractère et à la Nation Espagnole. Il me plaignit fort de faire un si long voyage dans une Saison si rigoureuse. Il me pria de luy commander quelque clhpse en quoy il me pût obéïr. C'est le compliment qu'on fait d'ordinaire en ce Pays. Il avoit par-dessus ses Habits une Soutanelle de Velour violet, avec des hauts de Manches tous plissez, qui luy alloient jusqu'aux oreilles, et une paire de Lunettes sur le nez.Il fit apporter à ma Fille un petit Sagoin, qu'il voulut luy donner; et'bien que j'en eusse de la peine, il fallut bien y consentir par les instances qu'il m'en fit, et par l'envie que mon Enfant avoit de, l'accepter. Toutes les fois que Monsieur l'Archevêque prenoit du Tabac. ce qu'il faisoit assez souvent, le petit Singe luy tendoit la patte, et il en mettoit dessus, qu'il faignoit de prendre.Ce Prelat me dit que le Roy d'Espagne attendoit avec une extreme impatience la réponse du Marquis de Los Balbazes, sur les Ordres qu'il luy avoit donnez de demander de sa part Mademoiselle au Roy Tres-Chrétien. S'il ne l'obtenoit pas, ajoûta-t-il, je ne sçay ce qui en arriveroit, car il est sensiblement touché de son merite : mais toùtes les apparences veulent que si l'on considere bien la Grandeur du Roy Tres-Catholique, on souhaitera ce Mariage. Quand le Soleil se couche sur une partie de ses Royaumes, il se leve sur l'Autre. Et ce Monarque ne joüit pas seul de sa Grandeur, il a le plaisir de la partager avec ses Sujets, il ést en état de les recompenser, de les rendre heureux, de les mettre dans des postes élevez, où toute leur ambition est remplie, où ils reçoivent les memes honneurs que des Soùverains. Et n'est-ce pas aussi ce que doit souhaiter un Roy, d'être en état de recompenser magnifiquement les services qu'on luy rend, de prévenir par ses bienfaits, et de forcer un ingrat à devénir reconnoissant ? C'est une chose surprenante que le nombre d'Emplois dans l'Epée, de Dignitez dans l'Eglise, et de Charges de Judicature que sa Majesté donne tous les jours.Plusieurs Personnes m'en ont parlé comme vous, Monseigneur, luy dis-je, mais j'espere m'en instruire parfaitement à Madrid. Je suis en état de vous éclaircir au moins d'une partie de ce que vous voulez sçavoir, reprit-il; quelques raisons m'ont obligé d'en faire un petit Memoire, et je peiise même l'avoir sur moy. Il me le donna aussi-tôt, et comme j'en ày gardé une copie et qu'il me paroît curieux, je vais, ma chere Cousine, vous le traduire icy.Viceroyautez qui dépendent du Roy d'Espagne:Naples, Sicile, Arragon, Valence, Navarre, Sardaigne, Catalogne, èt dans la nouvelle Espagne, le Perou.Gouvernements de Royaumes et de Provinces :Les Etats de Flandres, de Milan, Galice, Biscaye, les Isles de Maillorques et Minorques. Sept Gouvernemens9Parmi les "sept gouvernements dans les Indes Occidentales", il en est trois, "les isles de la Madere, le Cap Vert, Saint-Thomas" qui se retroüvent un peu plus loin (p. 94) dans la liste des évêchés "aux Indes Orientales". Il est à peine besoin de faire remarquer que Mina et Angola sont en Afrique, et les Algarves en Portugal. Angola est dans l'Afrique continentale et non "dans les isles Terceres", lesquelles sont dans l'Atlantique, ainsi que "Madere" et "Cabouerde". SaintThomas est une des Antilles. Pour la date de composition de cette liste cf. p. 57. dans les Indes Occidentales; à sçavoir, les Isles de la Madere, le CapVert, Mina, Saint-Thomas, Angola, Bresil et Algarves. En Afrique Oran, Ceuta, Mazagan. En Occident, les Philippines.Evêchez et Archevêchez de la Nomination du Roy TresCatholique depuis que le Pape Adrian VI. céda le Droit qu'il avoit d'y nommer : Premierement, dans les deux Castilles, l'Archevêché de Tolede, dont l'Archevêque est Primat d'Espagne, grand Chancelier de Castille et Conseiller d'Etat. Il parle aux Etats et dans le Conseil immediatement aprés le Roy, et on le consulte ordinairement sur toutes les Affaires importantes.. Il a trois cens cinquante mille Ecus de revenu, et son Clergé quatre cens mille.L'Archevêque de Brague en Portugal, lequel est Seigneur spirituel et temporel de cette Ville et qui pour marque de son Autorité porte la Crosse à la main et l'Epée au côté, pretend la Primatie de toute l'Espagne, et la dispute à l'Archevêque de Tolede, parce que cette Primatie étoit autr , efois à Seville, qu'on la mit à Tolede à cause de l'invasion des Maures, et que Tolede étant tombée entre leurs mains, elle fut transferée à Brague, de sorte que l'Archevêque posseda long-tems cette Dignité. Mais aprés que les Espagnols eurent repris Tolede, l'Archevêque redemanda sa Primatie; celuy de Brague ne voulut point con- sentir à la rendre, et ce different n'ayant jamais éte terminé,ils en prennent l'un et l'autre le Titre.L'Archevêché de Séville vaut 350 mille Ducats, et son Chapitre en a plus de cent mille. Il ne se peut rien voir de plus beau que cette Cathedrale. Entre plusieurs choses remarquables il y a un Tour bâtie de brique10Coulon, p. 99-100. ".. dans la ville on admire la superbe Tour de brique de la grande Eglise large de soixante brassez & haute de 40. auec vne autre Tour esleuée au dessus, & si bien pratiquée au dedans, qu'on peut monter à cheual par sa vis en carracol, & au dehors elle est enrichie de diuerses peintures..", large de 6o brasses et haute de 40. Une autre Tour s'éleve au dessus, qui est si bien pratiquée par dedans, que l'on y monte à Cheval jusqu'au haut. Le dehors en est tout peint et doré.L'Archevêché de S. Jacques de Compostelle vaut 6o.ooo Ducats, et un Ducat vaut 30 s. monnoye de France; son Chapitre en a cent mille. L'Archevêché de Grenade vaut 40.000 Ducats.Celuy de Burgos à peu prés autant.L'Archevêché de Saragosse, 50.000.L'Evêché d'Avila, 20 mille Ducats de rente.L'Archevêché de Valence, 40 milleL'Evêché d'Astorga, douze mille.L'Evêché de Cuença, plus de cinquante mille.L'Evêché de Cordouë, environ 40 mille,L'Evêché de Siguença, de même.L'Evêché de Segovie, 25 mille.L'Evêché de Calahorra, 2o mille.L'Evêché de Salamanque, un peu plusL'Evêché de Placencia, 50 mille.L'Evêché de Palencia, 25 mille.L'Evêché de Jaca, plus de 30 mille.L'Evêché de Malaga, 40 mille,L'Evêché d'Osma, 22 mille.L'Evêché de Zamora, 20 mille. L'Evêché de Coria, 20 mille.L'Evêché de Ciudad Rodrigo 10 mille.L'Evêché des Isles Canaries, 12 mille.L'Evêché de Lugo, 8 mille.L'Evêché de Mondoñedo, 10 mille. L'Evêché d'Oviedo, 2o mille. L'Evêché de Leon, 22 mille. L'Evêché de Pampelune, 28 mille.L'Evêché de Cadix, 12 mille. L'Evêché d'Orense, 10 mille. L'Evêché d'Onguela, 10 mille. L'Evêché d'Almeria, 5.ooo.L'Evêché de Guadix, 9.ooo.L'Evêché de Tuy, 4 mille.L'Evêché de Badajoz, 18 mille.L'Evêché de Vailladolid,15 mille. L'Evêché de Huesca, 12 mille.L'Evêché de Tarazona, 14 mille. L'Evêché de Balbastro, 7 milleL'Evêché d'Albarracin, 6 mille. L'Evêché de Teruel, 12 mille.L'Evêché de Jaca, 6 mille.Je ne dois pas ômettre de marquer que la Cathedralle de Cordouë est extraordinairement belle; elle fut bâtie par Abderhaman11Bertaut, p. 141. "Elle a esté bastie par Alderramen Roy de Cordouë en 787.", qui regnoit sur tous les Maures d'Espagne. Elle leur servoit de Mosquée12 12 Coulon, p. 84. "Cette Eglise fut premierement la plus grande Mezquite, que les Mores eussent apres celle de la Meke. Mais apres que les Crestiens eurent pris Cordouë, l'an 1236 ils la conuertirent en Eglise Cathedrale. Elle a 24 portes, est longue de six cens vingt pieds, & large de quarante, en y comprenant l'espaisseur de la muraille, & contient en sa longueur vingt-neuf nefs, & en sa largeur dix-neuf, soustenuës de huict cens cinquante colomnes, presque toutes de iaspe d'vn,pied & demy de diametre chacune, & de la hauteur de huict à douze diametres ... Le couuert est de Larix peint & trauaillé fort richement..." en l'an 787., mais les Chrétiens ayant pris Cordouë en 1236., ils firent une Eglise de cette Mosquée. Elle a 24 grandes Portes, toutes travaillées de Sculptures et d'Ornemens d'acier, sa longueur est de 6oo pieds sur 5o de larges; il y a 29 Nefs dans la longueur, et 19 dans la largeur; elle est parfaitement bien proportionnée et soûtenuë de 850 Colonnes, dont la plus grande partie sont de Jaspes, et les autres de Marbre noir d'un pied et demy de diametre; la Voûte est tres-bien peinte, etl'on peut juger par là de l'humeur magnifique des Maures.Il est difficile de croire, aprés ce que j'ay écrit de la Cathedrale de Cordouë, que celle de Leon soit plus considerable. Cependant rien n'est plus vray; et c'est ce qui a donné lieu à ce que l'on dit communément, que l'Eglise de Leon13 13 Coulon, p. 23. "Leon ... est vne grande ville, dont l'Eglise principale surpasse en beauté toutes les autres d'Espagne, de mesme que celle de Tolede les surpasse en richesses, celle de Seuille en grandeur, & celte de Salamanque en forteresse..." est la plus belle de toutes celles d'Espagne, l'Eglise de Tolede la plus riche, celle de Seville la plus grande, et celle de Salamanque la plus forte.La Cathedralle de Malaga14 14 Bertaut, p.100-101. "La grande Eglise de Malaga est à peu prés comme la neuve de Grenade, je fus surpris de la trouver si belle & si ornée. Ils nous dirent que les chaises du Chœur avoient cousté cent mille écus." 15 Lire: Siracusa. est merveilleusement bien parée, et d'une juste grandeur; les seules Chaises du Chœur ont coûté 105 mille Ecus, et tout le reste répond à cette magnificence.Principauté de Catalogne L'Archevêché de Tarragone.L'Evêché de Barcelone.L'Evêché de Lerida.L'Evêché d'Urgel.L'Evêché de Girone.L'Evéché de Vique.L'Evêché de Salsona. L'Evêché de Tortose. L'Evêché d'Elm.Dans l'Italie - L'Archevêché de Brindes L'Archevêché de Lanciano. L'Archevêché de Matera. L'Archevêché d'Otrante. L'Archevêché de Rocli. L'Archevêché de Salerne. L'Archevêché de Trani. L'Archevêché de Tarante. L'Evêché d'Ariano. L'Evêché d'Acerra. L'Evêché d'Aguila. L'Evêché de Costan. L'Evêché de Castelamare.Au Royaume de Naples: L'Evêché de Gaëte. L'Evêché de Galipoli. L'Evêché de Gniovenazzo. L'Evêché de Mofula. L'Evêché de Monopoli. LEvêché de Puzzol. LEvêché de Potenza. L'Evêché de Trivento. L'Evêché de Tropea. L'Evêché de Dugento.Royaume de Sicile: L'Archevêché de Palerme. L'Archevêché de Montreal. L'Evêché de Girgento. L'Evêché de Mazara. L'Evêché de Mecine. L'Evêché de Parti. L'Evêché de Cefalu. L'Evêché de Catania. L'Evêché de Zaragoza15. L'Evêché de Malte.A Milan: L'Archevêché de Milan. L'Evesché de Vigevano.Royaume de Maillorque: L'Evesché de Maillorque.Royaume de Sardagne: L'Archevesché de Cagliari. L'Archevesché d'Oristan. L'Archevesché de Sacer. L'Evesché d'Alguerales. L'Evesché de Boza. L'Evesché d'Ampurias.En Afrique L'Evesché de Tanger. L'Evesché de Ceuta.Aux Indes Orientales: L'Archevesché de Goa. L'Evesché de Madere. L'Evesché d'Angola dans les Isles Terceres. L'Evesché de Cabouerde. L'Evesché de Saint-Thomas. L'Evesché de Cochin. L'Evesché de Malaca. L'Evesché de Maliopor. L'Evesché de Macao.De tous les Archeveschez et Eveschez, il ne revient rien au Pape de l'Evesque qui meurt, ni pendant qùe le Beneficeest vacant. On auroit peine a rapporter le nombre d'Abbayes et d'autres Dignitez ausquelles le Roy d'Espagne presente.Il faut parler à present des six Archevêchez, et des trente deux Evêchez de la nouvelle Espagne, de ses Isles et du Perou. L'Archevêché de la Ville de Los-Reyes, Capitale de la Province du Perou, vaut trentë mille Ecus de rente. L'Evesché d'Arequipa, seize mille. L'Evesché de Truxillo, quatorze mille. L'Evesché de Saint Francisco de Quito, dix-huit mille. L'Evesché de la grande Ville de Cuzco, vingt-quatre mille. L'Evesché de Saint Jean de la Victoire, huit mille. L'Evesché de Panama, six mille. L'Evesché de Chilé, cinq mille. L'Evesché de Nôtre-Dame de Chilé, quatre mille. L'Archevesché de Bogota du nouveau Royaume de Grenade, quatorze mille. L'Evesché de Popaya, cinq mille. L'Evesché de Cartagene, six mille. L'Evesché de Sainte Marie, dix-huit mille. L'Evesché de la Plata de la Province de Los Charcas, soixante mille.L'Archidiacre de cet Evesché en a cinq mille, le Maître des Enfans de Chœur, le Chantre et le Tresorier, chacun quatre mille, six Chanoines chacun trois mille.Six autres Dignitez, qui valent chacunes dix-huit cens écus, et l'on remarquera, par la richesse du Chapitre de la Plata, que les autres n'en ont guére moins.L'Archevesché de la Plata a pour Suffragans: L'Evesché de Paz. L'Evesché de Tucuman. L'Evesché de Santa Crux de la Sierra. L'Evesché de Paraguay de Buenos Ayres. L'Evesché del Rio de la Plata. L'Evêché de Saint Jacques dans la Province de Tuccuman vaut six mille écus. L'Evesché de Saint Laurens de las Barrancas, douze mille. L'Evesché de Paraguay, seize mille. L'Evesché de la Sainte Trinité, quinze mille. L'Archevesché de Mexico, érigé en 1518., vingt mille Reales. L'Evesché de los Angeles, cinquante mille reales. L'Evesché de Valadolid de la Province de Mechoacan, quatorze mille écus. L'Evesché d'Antequera, sept mille. L'Evesché de Guadalaxara, Province de la nouvelle Galice, sept mille. L'Evesché de Durango, 4 mille. L'Evesché de Merida, Capitale de la Province de Yucatan, huit mille. L'Evesché de Santiago de la Province de Guatemala, huit mille. L'Evesché de Santiago de Leon, Suffragant de l'Archevesché de Lima, trois mille. L'Evesché de Chiapa, cinq mille. L'Archevesché de San Domingo des Isles Espagnoles, Primat des Indes, trois mille. L'Evesché de San Juan de Porto-Rico, 40 mille Reales. L'Evesché de l'Isle de Cuba, huit mille écus. L'Evesché de Santa Anna de Coro, huit mille. L'Evesché de Camayagua, Capitale de la Province de Honduras, trois mille.L'Archevesché Metropolitain de Manila, Capitale des Isles Philippines, trois mille Ecus que le Roy s'est obligé de luy payer par la Bulle accordée en 1595. Le Roy paye de même tout le Chapitre. Cet Archevêché a trois Suffragans : l'un dans l'Isle de Cebu; l'autre dans l'Isle de Luzon; le troisième à Comorines.Après avoir lû le Memoire que l'Archevesque de Burgos m'avoit donné, et l'avoir fait copier, il se retira en me priant de permettre qu'il m'envoyât son Oille, parce qu'elle étoit toute prête et que je n'aurois rien de meilleur à mon souPer. Je l'en remerciay, et je luy dis que la même raison m'engageoit à la refuser, puisque sans elle il feroit aussi mauvaise chere que nous.Cependant Don Frederic de Cardone l'étoit déja allé querir,et il revint chargé d'une grande Marmite d'argent; mais il fut bien attrapé de la trouver fermée avec une Serrure. C'est la coûtume en Espagne. Il en voulut avoir la Clef du Cuisinier qui (trouvant mauvais que son Maître ne mangeât point son Oille) répondit qu'il en avoit malheureusement perdu la Clef dans les Neiges, et qu'il ne sçavoit plus où la prendre. Don Frederie fâché, voulut malgré moy l'aller dire à l'Archevêque, qui ordonna à son Major-Dôme de la faire trouver; il menaça le Cuisinier, et la Scene se passoit si prés de ma Chambre que je l'entendois toute. Mais ce que j'y trouvay de meilleur, c'étoit les reponses du Cuisinier, qui disoit : No puedo padecer la riña, siendo Christiano viejo, hidalgo como el Rey y poco mas, ce qui veut dire: Je ne puis souffrir que l'on me querelle, étant, de race de vieux Chrétiens, Nobles comme le Roy, et même, un peu plus.C'est ordinairement de cette maniere que les Espagnols se prisent. Celuy-cy n'étoit pas seulement glorieux, il étoit opiniâtre; et quoi que l'on pût faire et dire, il ne voulut point donner la Clef de la Marmite, de sorte que l'Oille y demeura sans que nous y eussions goûté. Nous nous couchâmes assez tard; et comme je n'ay pas été matinale, tout ce que j'ay pû faire avant de partir, ç'a été de finir cette Lettre, et dès demain j'en recommenceray une autre, où vous serez informée de la suite de mon Voyage. Continuez, ma chere Cousine, d'y prendre un peu d'intérêt; c'est le moyen de le rendre heureux et agreable.Buitrago, ce 13. Mars 1679.1SEPTIEME LETTREIl est bien aisé de s'apercevoir que nous ne sommes pas loin de Madrid: le tems est beau malgré la saison, et nous n'avons plus besoin de feu, mais une chose assez surprenante, c'est que dans les Hôtelleries qui sont les plus proches de cette grande Ville, on y est traité bien plus mal que dans celles qui en sont éloignées de cent lieuës. L'on croiroit bien plûtost arriver dans des Deserts, que d'aprocher d'une Ville où demeure un Puissant Roy; et je vous assûre, ma chere Cousine, que dans toute nôtre route je n'ay pas vû une Maison qui plaise, ni un beau Château. J'en suis étonnée, car je croyois qu'en ce Païs-cy, comme au nôtre, je trouverois de belles promenades et de petits Palais enchantez; mais l'on y voit à peine quelques Arbres qui croissent en depit du Terroir, et à l'heure qu'il est, bien que je ne sois qu'à dix lieuës de Madrid, ma Chambre, est de plein pied avec l'Ecurie; c'est un trou où il faut apporter de la lumiere à midi. Mais bon Dieu, quelle lumiere! il vaudroit mieux n'en point avoir du tout, car c'est une Lampe qui ôte la joye par sa triste lueur, et la santé par sa fumée puante. L'on est allé par tout, et même chez le Curé, pour avoir une chandelle : il ne s'en est point trouvé, et je doute qu'il y git des Cierges dans son Eglise. Il regne ici un fort grand air de pauvreté. Don Fernand de Tolede, qui s'apperçoit de ma surprise, m'assûre que je verray de tres-belles choses à Madrid; mais je ne puis m'empêcher de luy dire que je n'en suis guére persuadée. Il est vray que les Espagnols soûtiennent leur indigence par un air de gravité qui impose; il n'est pas juqu'aux Païsans qui ne marchent à pas comptez. Ils sont avec cela si curieux de nouvelles, qu'il semble que tout leur bonheur en dépend. Ils sont entrez sans ceremonie dans ma chambre, la plûpart sans souliers, et n'ayant sous les pieds qu'un méchant feutre rataché de corde. Ils m'ont prié de leur apprendre ce que je sçavois de la Cour de France; aprés que je leur en eus parlé, ils ont examiné ce que je venois de dire; et puis ils ont fait leurs reflexions entre-eux, dans lesquelles il paroissoit un fond d'esprit et de vivacité surprenant : constamment cette Nation a quelque chose de superieur à bien d'autres. Il est venu parmi les autres Femmes une maniere de Bourgeoise assez jolie; elle portoit son enfant sur ses bras, il est d'une maigreur affreuse; il avoit plus de cent petites mains, les unes de geais, les autres de terre sigelée, attachées à son col, et sur luy de tous côtez. J'ay demandé à sa Mere ce que cela signifioit; elle m'a répondu que cela servoit contre le mal des yeux. Comment, luy ai-je dit, est-ce que ces petites mains empêchent d'y avoir mal? Assûrement, Madame, a-t-elle repliqué, mais ce n'est pas comme vous l'entendez; car vous sçaurez, s'il vous plaît, qu'il y a des gens en ce Païs qui ont un tel poison dans les yeux, qu'en regardant fixement une personne, et particulierement un jeune Enfant, ils le font mourir en langueur. J'ay vû un homme qui avoit un œil malin, c'est le nom qu'on lui donne; et comme il faisoit du mal lorsqu'il regardoit de cet œil, on l'obligea de le couvrir d'une grande emplâtre; pour son autre ceil, il n'avoit aucune nialignité, mais il arrivoit quelquefois qu'étant avec ses Amis, lors qu'il voyoit beaucoup de poules ensemble, il disoit : Choisissez celle que vous voulez que je tuë. On lui en montroit une; il ôtoit son emplâtre; il regardoit fixement la poule, et peu aprés elle tournoit plusieurs to'urs toute étourdie, et tomboit morte. EIle prétend aussi qu'il y a des Magiciens, qui, regardant quelqu'un avec une mauvaise intention, leur donnent une langueur qui les fait devenir maigres comme des squelettes; et son enfant, m'a-t-elle dit, en est frappé; mais le remede à cela, ce sont ces petites menottes qui viennent d'ordinaire de Portugal. Elle m'a dit encore que c'est la coûtume, lors qu'on voit qu'une personne nous regarde attentivement, et qu'elle a assez méchante mine pour craindre qu'elle ne donne le mal d'ojos (on l'appelle ainsi, parce qu'il se fait par les yeux) de luy presenter une de ces mains de geais ou la sienne même fermée, et de luy dire : toma la mano, ce qui veut dire : prend cette main ; à quoi il faut que celui qu'on soupçonne réponde :Dios te bendiga, Dieu te benisse; et s'il ne le dit pas, l'on juge qu'il est mal intentionné, et là-dessus on peut le dénoncer à l'Inquisition; ou si l'on est le plus fort, on le bat jusqu'à ce qu'il ait dit : Dios te bendiga.Je ne vous assure pas comme une chose certaine, que le conte de la Poule soit positivement vray; mais ce qui est de vray c'est qu'ici l'on est fortement persuadé qu'il y a des gens qui vous font de mal en vous regardant, et même il y a des Eglises où l'on va en Pelerinage pour en estre gueri. J'ay demandé à cette jeune Femme s'il ne paroissoit rien d'extraordinaire dans ce qu'ils appellent les yeux malins. Elle m'a dit que non, si ce n'est qu'ils sont remplis d'une vivacité et d'un tel brillant qu'il semble qu'ils soient tout de feu, et qu'on diroit qu'ils vont vous penetrer comme un dard. Elle m'a dit encore, que depuis peu l'Inquisition avoit fait arrester une vieille Femme que l'on accusoit d'estre Sorciere et qu'elle croyoit que c'étoit elle qui avoit mis son Enfant au pitoyable état où je le voyois. Je luy ay demandé ce que l'on feroit de cette Femme. Elle m'a dit que s'il y avoit des preuves assez fortes, on la brûleroit infailliblement, ou qu'on la laisseroit dans l'Inquisition; et que le meilleur parti pour elle, c'étoit d'en sortir avec le foüet dans les rües; qu'on attache ces Sorcieres à la queuë d'un Asne, ou qu'on les monte dessus coëffées d'une Mitre de papier peinte de toutes couleurs, avec des écriteaux qui apprennent les crimes qu'elles ont commis ; qu'en ce bel équipage on les promène par la Ville, où chacun a la liberté de les fraper ou de leur jetter de la boüç. Mais, luy ay-je dit, par où trouvez-vous que si elles restoient en Prison, leur condition seroit pire? 0 Madame, m'a-t-elle dit, je voy bien que vous n'estes pas encore informée de ce que c'est que l'Inquisition; tout ce que l'on en peut dire n'approche point des rigueurs que l'on y exerce. L'on vous arreste et l'on vous jette dans un cachot; vous y passez deux ou trois mois, quelquefois plus ou moins, sans que l'on vous parle de rien. Au bout de ce tems on vous mene devant les Juges, qui d'un air severe vous demandent pourquoy vous êtes là; il est assez naturel de répondre que vous n'en sçavez rien. Ils ne vous en disent pas davantage et vous renvoient dans cet affreux cachot, où l'on souffre tous les jours des peines mille fois plus cruelles que la mort même. L'on n'en meurt pourtant Pas, et l'on est quelquefois un an en cet état. Au bout de ce tems, on vous remene devant les mêmes Juges, ou devant d'autres, car ils changent et vont en differents Pays; ceux-là vous demandent encore pourquoy vous estes retenu, vous repondez que l'on vous a fait prendre, et que vous en ignorez le sujet. On vous renvoye dans le cachot sans parler davantage. Enfin l'on y passe quelquefois sa vie. Et comme je luy ay demandé si c'étoit la coûtume que l'on s'accusât soy-même, elle m'a dit que pour certaines gens c'étoit assûrement le meilleur et le plus court, mais que les Juges ne tenoient cette conduite qu'avec ceux contre lesquels ils n'avoient pas de preuves assez fortes, car d'ordinaire, lors que quelqu'un accuse une personne de crimes capitaux, il faut que le dénonciateur reste en Prison avec le criminel, et cela est cause que l'on y est un peu plus moderé. Elle m'a conté des particularitez des Supplices et de toutes leurs manieres, dont je ne veux point remplir cette Lettre; rien n'est plus effroyable. Elle m'a dit encore qu'elle a connu un juif nommé Ismaël, qui fut mis dans la Prison de l'Inquisition de Seville avec son Pere, qui étoit un Rabin de leur Loy. Il y avoit quatre ans qu'ils y étoient, lorsqu'Ismaël, ayant fait un trou, grimpa jusqu'au plus haut d'une tour, et se servant des cordes qu'it avoit preparées, il se laissa couler le long du mur avec beaucoup de peril; mais lors qu'il fût descendu, il se reprocha qu'il venoit d'abandonner son Pere; et sans considerer le risque qu'il couroit de plus d'une maniere, puisque son Pere et luy étoient jugez et devoient être conduits dans peu de jours à Madrid avec plusieurs autres pour y souffrir le dernier supplice, il ne laissa pas de se determiner: il remonta genereusement sur la Tour, descendit dans son cachot, en tira son Pere, le fit sauver avant luy, et se sauva ensuite. J'ay trouvé cette action fort belle, et digne d'estre donnée pour exemple aux Chrestiens dans un siecle où le cœur se revolte aisement contre les devoirs les plus indispensables de la nature. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .1Quatrième nouvelle. [Le Français berné] Un Français devient amoureux d'une Espagnole, qu'il croit jeune, belle, riche et noble. Ayant secouru un homme attaqué et ayant été cru le meurtrier de cet homme, il fuit et se cache, sans le savoir, chez cette femme, apprend qu'elle a soixante ans et que c'est une friponne. Il la voit dans toute sa laideur : elle est chauve et a un œil en émail. Furieuse d'avoir été surprise, elle le fait emprisonner comme meurtrier. Son frère parvient à le faire sortir de prîson, mais la friponne a disparu et la vengeance est impossible.Je ne vous ecriray plus que je ne sois arrivée à Madrid; j'espère y voir des choses plus dignes de votre curiosité que celles que je vous ay mandées iusques ici.De Saint Augustin, ce 15 Mars.HUITIEME LETTRENe grondez point, s'il vous plaît, ma chere Cousine, de n'avoir pas eu de mes nouvelles aussi-tôt que j'ay été arrivée à Madrid; j'ay crû qu'il valoit mieux attendre que je fusse en état de vous dire des choses plus particulieres. Je sçavois que ma Parente devoit venir au devant de moi jusqu'à Alcoüendas, qui n'est eloigné de Madrid que de six lieuës. Comme elle n'y étoit pas encore, je voulus l'attendre, et Don Frederie de Cardonne me proposa d'aller dîner dans une fort jolie Maison, dont il connoissoit particulierement le Maître. Ainsi, au lieu de descendre dans cette petite Ville, nous la traversâmes, et par une assez belle avenüe je me rendis chez Don Augustin Pacheco. Ce Gentil homme est vieux. Il a épousé depuis peu en troisiémes Nopces Doña Theresa de Figueroa, qui n'a que dix-sept ans, si agreable et si spirituelle que nous demeurâmes charmez de son esprit et de sa personne. Il n'étoit que dix heures quand nous arrivâmes. Les Espagnoles sont naturellement paresseuses; elles ayment à se lever tard, et celle-cy étoit encore au lit, Son Mary nous reçut avec tant de franchise et de civilité, qu'il marquoit assez le plaisir que nous luy avions fait d'aller chez luy. Il se promenoit dans ses Jardins, dont la propreté ne cede en rien aux nôtres. J'y entray d'abord, car le tems étoit tres-beau, les Arbres sont aussi avancez en ce Pays au mois de Mars qu'ils le sont en France à la fin de juin : c'est même la saison la plus charmante pour jouïr de ce qu'ils appellent la Primavera, c'est à dire le commencement du Printems; car lorsque le Soleil devient plus fort et plus chaud, il brûle et seiche les feuilles, comme si le feu y passoit. Les jardins dont je parle étoient ornez de Boulingrins, de Fontaines et de Statuës; Don Augustin ne negligea pas de nous en faire voir toutes les beautez. Il s'y attache beaucoup, et il y fait aisement de la dépense, parce qu'il est fort riche. Il nous fit entrer dans une Galerie où il y avoit des Tablettes de bois de Cedre pleines de Livres. Il me conduisit d'abord pres de la plus grande et nous dit qu'elle contenoit des tresors d'un prix inestimable, et qu'il y avoit ramassé toutes les Comedies des meilleurs Auteurs. Autrefois, continua-t-il, les personnes vertueuses ne se pouvoient resoudre d'aller à la Comedie; on n'y voyoit que des actions opposées à la modestie, on y entendoit des discours qui blessoient la liberte; les Acteurs faisoient honte aux gens de bien; on y flatoit le vice; on y condamnoit la Vertu; les combats ensanglantoient la Scene; le plus foible étoit toûjours opprimé par le plus fort, et l'usage autorisoit le crime. Maîs depuis que Lopes de Vega a travaillé avec succez à reformer le Theâtre Espagnol, il ne s'y passe plus rien de contraire aux bonnes mœurs; et le Confident, le Valet, ou le Vilageois, gardans leur simplicité naturelle et la rendant agreable par un enjoüement naïf, trouvent le secret de guerir nos Princes, et même nos Roys, de la maladie de ne point entendre les veritez où leurs défauts peuvent avoir part. C'est luy qui prescrivit des regles à ses élèves et qui leur enseigna de faire des Comedies en trois Jornadas, qui veut dire en trois Actes. Nous avons vû depuis briller les Montalvanes, Mendozas, Rojas, Alarcones, Velez, Mira de Mescuas, Coellos, Villaizanes; mais enfin Don Pedro Calderon excella dans le serieux et dans le comique, et il passa tous ceux qui l'avoient precedé. Je ne pûs m'empêcher de luy dire que j'avois vû à Victoria une Comedie qui m'avoit semblé assez mauvaise; et que s'il m'étoit permis de dire mon sentiment, je ne voudrois point que l'on mêlât dans des Tragedies Saintes, qui demandent du respect et qui par rapport au sujet doivent être traitées dignement, des plaisanteries fades et inutiles. Il repliqua qu'il connoissoit à ce que je luy disois le genie de mon Pays; qu'il n'avoit guere vû de François approuver ce que les Espagnols faisoient; et comme cette pensée le fit passer à des reflexions chagrinantes, je l'assûray que naturellement nous n'avions point d'antipatie pour aucune Nation; que nous nous picquions même de rendre justice à nos ennemis; et qu'à l'égard de la Comedie que je n'avois point trouvée à mon gré, ce n'étoit pas une consequence pour les autres, qui pouvoient être beaucoup meilleures. La maniere dont je luy parlay le remit un, peu, de sorte qu'il me pria de passer dans l'Appartement de sa Femme au bout de la Galerie.Don Fernand de Tolede et les trois autres Chevaliers demeurerent là, parce que ce n'est pas la coûtume en Espagne d'entrer dans la Chambre des Dames pendant qu'elles sont au lit. Un Frere n'a ce privilege que lors que sa Sœur est malade. Doña Theresa me reçût avec un accueil aussi obligeant que si nous avions été amies depuis long-tems. Mais il faut dire à la loüange des Espagnolles qu'il n'entre point dans leurs caresses un certain air de familiarité qui vient du manque d'éducation; car avec beaucoup de civilité, et même d'empressement, elles sçavent fort bien observer ce qu'elles doivent aux autres, et ce qu'elles se doivent à elles-mêmes. Elle étoit couchée sans bonnet et sans cornette, ses cheveux separez sur le milieu de la tête, noüez par derriere d'un ruban, et mis dans du Tafetas incarnat qui les enveloppoit. Sa chemise étoit fort fine, et d'une si grande largeur, qu'il sembloit d'un Surplis; les manches en étoient aussi larges que celles des hommes, boutonnées au poignet avec des boutons de Diamants; au lieu d'arrieres points de fil au col et aux manches, il y en avoit de soye bleuë et couleur de chair, travaillez en fleurs; elle avoit des manchettes de Tafetas blanc découpé, et plusieurs petits Orillers lassez de Ruban, et garnis de Dantelles haute et fine; un couvre pied à fleurs de Point d'Espagne d'Or et de Soye, qui me sembla fort beau. Son lit étoit tout de Cuivre doré avec des pommettes d'Yvoire et d'Ebeine; le chevet garny de quatre rangs de petits Balustres de Cuivre tres-bien travaillez.Elle me demanda permission de se lever; mais quand il fut question de se chausser, elle fit ôter la clef de sa chambre et tirer les verroüils. Je m'informay de quoy il s'agissoit pour se barricader ainsi; elle me dit qu'elle sçavoit qu'il y avoit des Gentils-hommes Espagnols avec moy, et qu'elle aimeroit mieux avoir perdu la vie qu'ils eussent vû ses pieds. Je m'éclatay de rire, et je la priay de me les montrer, puis que j'étois sans consequence. Il est vray que c'est quelque chose de rare pour la petitesse et j'ay bien vû des Enfants de six ans qui les avoient aussi grands. Dés qu'elle fut levée, elle prit une Tasse pleine de Rouge avec un gros Pinceau, et elle s'en mit non seulement aux jouës, au menton, sous le nez, au dessus des sourcils et au bout des oreilles, mais elle s'en barboüilla aussi le dedans des mains, les doigts et les épaules. Elle me dit que l'on en mettoit tous les soirs en se couchant, et le matin en se levant; qu'elle ne se fardoit point, et qu'elle auroit assez voulu laisser l'usage du Rouge, sans qu'il étoit si commun, que l'on ne pouvoit se dispenser d'en avoir; et que quelque belle couleur que l'on eût, on paroissoit toûjours pâle et malade auprès des autres quand on ne mettoit pas du Rouge. Une de ses Femmes la parfuma depuis la tête jusqu'aux pieds, avec d'excellente Pastille, dont elle faisoit aller la fumée sur elle; un autre la roussia, c'est le terme; et cela veut dire qu'elle prit de la Fleur d'Orange dans sa bouche, et qu'en serrant les dents, elle la jettoit sur elle comme une pluye; elle me dit que rien au monde ne gâtoit tant les dents que cette maniere d'arroser, mais que l'eau en sentoit bien meilleur; c'est de quoy je doute, et je trouverois bien désagreable qu'une vieille telle qu'étoit celle que je vis là, vint me jetter au nez l'eau qu'elle auroit dans la bouche.Don Augustin ayant sçû par une des Criadas de sa Femme qu'elle étoit habillée, il voulut bien passer par dessus la coûtume, et il amena Don Fernand de Tolede et les Chevaliers dans sa Chambre. La conversation ne fut pas long-tems generale, chacun se cantôna; pour moy, j'entretins Dofia Theresa, et elle m'aprit qu'elle étoit née à Madrid, mais qu'elle avoit été elevée à Lisbonne prés de sa grande Mere, qui étoit Sœur de Don Augustin Pachéco; de sorte qu'elle étoit petite Niéce de son Mary, et ces alliances se font souvent en Espagne. Elle me parla fort de la jeune Infante de Portugal, dont elle vanta fort l'esprit; elle ajoûta que si je voulois entrer dans son Cabinet, je jugerois de sa beauté, parce qu'elle avoit son Portrait. J'y passay aussi-tôt et je demeuray surprise des charmes que je remarquay à cette Princesse. Elle avoit ses cheveux coupez et frisez comme une Perruque d'Abbé, et un Guard-Infant si grand, qu'il y avoit dessus deux Corbeilles avec des Fleurs et des petits Vases de Terre sigelée1Terre sigillée (ou sigellée; au xive siècle, terre stelée), c'est-à-dire marquée d'un sceau (sigillum).Terre bolaire ou sigillée (aussi : terre citrine) : terre argileuse jadis employée comme absorbante, antiputride, alexipharmaque. La terre de Lemnos, le bol d'Arménie sont des terres bolaires.Terre de Lemnos, substance argileuse qui ne diffère pas essentiellement de la sanguine ou argile ocreuse rouge graphique de Haüy. On en formaît de grosses pastilles sur lesquelles on imprimait le sceau du Grand Seigneur (ou le sceau du gouverneur de l'íle), ce qui lui a fait aussi donner le nom de terre sigillée. Bol d'Arménie ou bol oriental (bol artnène, dans Paré), argile ocreuse rouge (couleur due à l'oxyde de fer), grasse au toucher, tonique et astringente.Tout ce qui précède, d'après Littré.Les "petïts Vases de Terre sigelée, dont on mange beaucoup en Portugal et en Espagne" s'appelaient búcaros en espagnol : "Bvcaro, genero de vaso, de cierta tierra colorada, que traen de Portugal... en la forma era ventriculoso, y hinchado... Destos barros dizen que comen las damas, por amortiguar la color, ô por golosina viciosa, y es ocasion de que el barro, y la tierra de la sepultura las coma, y consuma en lo mas florido de su edad." (Covarruvias). Sur cet usage, voir A. Morel-Fatio, Comer barro, dans Mélanges de philologie romane dédiés à Cari Wahlund. 1896., dont on mange beaucoup en Portugal et en Espagne, bien que ce soit une Terre qui n'a que tres-peu de goût. Doña Theresa me montra la Peau d'un Serpent, qu'elle me dit que son Mary avoit tué dans les Indes, et tout mort qu'il étoit, il ne laissoit pas de me faire peur. Ceux de cette espece sont extrêmement dangereux; mais il semble que la Providence a voulu en garantir les Hommes, car ces Serpens ont à la tête une espece de clochette qui sonne quand ils marchent, et c'est un avertissement qui fait retirer les Voyageurs.Cette jeune Dame, qui aime fort le Portugal, m'en parla tres avantageusement. Elle me dit que la Mer qui remonte dans le Tage rend cette Riviere capable de porter les plus gros Gallions et les plus beaux Vaisseaux de l'Ocean; que la Ville de Lisbonne2Jouvin, p. 213-214. " Lisbone est la plus grosse ville de toute l'Espagne, Capitale du Royaurne de Portugal, l'un des fameux ports de l'Europe, située au bord de la Riviere de Taio, qui se décharge dans l'Ocean, dont le reflux y remonte à la hauteur de deux toises, qui a de largeur en cet endroit une grande lieuë, capable pour sa profondeur de porter les plus grands Gallions, & un nombre infini des plus gros vaisseaux d'Ocean, qui y demeurent en sureté, & à l'abry des vents, à cause des hautes montagnes qui bordent cette Riviere, où la ville de Lisbone paroist en façon de theatre, avec ses beaux edifices & grandes places distinguées de quelques petites montagnes qu'elle enferme de ses murailles anciennes qui ont esté bâties par les Maures. Le Chasteau est au haut d'une de ces montagnes-là, flanqué de plusieurs tours quarrées, qui renferme de ses murailles cornme une petite ville, puis qu'il y a des ruës, des Eglises, & des Palais, ausquelles depuis quelque temps on a ajoûté des terrasses bordées d'artillerie qui rendent ce Chasteau tres fort, puis qu'il commande à toute la ville; & pour ce sujet il y a toûjours une grosse garnison, & un gouverneur qui y fait sa demeure ordinaire... Ce qu'on y remarque est premierement le Palais du Roy au bord de la R. avec l'agreable veuë de ce grand port, & d'une place longue de trois cens cinquante pas, & large de cent cinquante, fermée d'une grande partie des bastimens de ce grand Palais, principalement d'un gros pavillon, la demeure du Roy, avec une court bordée de galleries, & d'appartemens de ses Officiers..." est sur le penchant d'une colline, et qu'elle descend inperceptiblement jusqu'au bord du Tage; qu'ainsi les Maisons étant élevées les unes au dessus des autres, on les voit toutes du premier coup d'ceil, et que c'est un objet tres agreable. Les anciens Murs, dont les Mores l'avoient entourée, subsistent encore; il y en a quatre enceintes, faites en divers tems; la derniere peut avoir six lieuës de tour. Le Château, qui est sur une Montagne, a ses beautez particulieres; l'on y trouve des Palais, des Eglises, des Fortifications, des Jardins, des Places d'Armes, et des Ruës; il y a toûjours une bonne Garnison avec un Gouverneur; cette Forteresse commande à la Ville, et de ce lieu on pourroit la foudroyer, si elle ne demeuroit pas dans le devoir. Le Palais où demeure le Roy est plus considerable, si ce n'est pas dans la force, c'est dans la régularité de ses bâtimens : tout y est grand et magnifique; les veuës qui donnent sur la Mer ajoûtent beaucoup aux soins que l'on a pris de l'embellir. Elle me parla ensuite des Places publiques qui sont ornées d'Arcades, avec de grandes Maisons autour du Convent des Dominiquains, où est l'Inquisition; et devant le Portail il y a une Fontaine3Jouvin, p. 215-218 ".. la grande ruë la Calle nueva qui est la plus grande de Lisbone, dont les maisons sont élevées sur des portiques... [les rues] qui aboutissent à la place du Rousio, l'une des grandes de Lisbone, au milieu de laquelle il y a une fontaine dont les eaux sortent de plusieurs statuës de marbre, & qui regarde l'Eglise, & le Convent des Dominiquains où est l'Inquisition... cette grande place, dont le dessous sert d'abry dans le mauvais temps aux Marchands qui y arrivent le jour du marché qui se tient dans cette place tous les Mardys de la semaine, qu'on appelle la foire du Rousio. Cette place ressemble a un Amphytheatre, à cause des montagnes qui la ferment, qui sont couvertes de maisons, de grands Palais, & de belles Eglises... Le grand marché est au bord de la Riviere... C'est un plaisir de se promener sur ce grand marché pour y voir quantité de toutes sortes de biens, principalement des fruits les plus beaux dans toutes les saisons de l'année, tant de gros poissons, tant de gibier, tant de légumes, y ayant à chacun un different quartier, pour les differentes denrées... p. 217. (Cette Eglise de la Misericorde est entre le grand marché, & la place qui est devant le Palais du Roy) proche laquelle il y a la doüane au bord de la Riviere, où toutes les marchandises étrangeres sont déchargées pour estre visitées, & pour payer le droit du Roy... Vous remarquerez que le quay qui est le long de la grande place du Palais, au milieu duquel il y a un grand bassin avec sa fontaine, est fermé d'une épaisse muraille avec deux demi-lunes munies de quelques pieces de canon pour défendre l'entrée de la doüane, remplie de richesses immenses... L'Eglise Metropolitaine paroist quelque peu élevée au dessus de l'Eglise de la Misericorde, dont le bastiment est sans façon, & tres-ancien, orné de deux clochers sur son portail & d'une lanterne en façon de petit Dome au milieu de la Croix de l'Eglise consacrée à saint Vincent, qui fut martyrisé, & son corps jetté à la campagne pour estre la pasture des bestes feroces : mais il en arriva bien autrernent, car les Corbeaux vinrent le garder & empêcher qu'il ne fût dévoréjusqu'à ce que quelques saints Personnages vinrent l'enlever pour le porter comme une pretieuse Relique en un lieu proche la ville de Valence en Espagne, d'où il estoit natif de la ville de Huesca en Aragon; & pour ce sujet on entretient dans cette Eglise des Corbeaux, en ressouvenance que ces animaux ont si fidellement gardé le corps de ce grand Saint, qui vivent là familièrement parmy tout le rnonde : Si vous jettez un sol par terre, ils le rammassent, & le vont porter dans un tronc destiné pour les nourrir., où l'on voit des Figures de Marbre blanc qui jettent l'eau de tous les'côtez. Elle ajoûta que la Foire du Roucio se tient les Mardis de chaque semaine dans une Place que l'on pourroit prendre pour un Amphiteâtre, parce qu'elle est environnée de petites montagnes sur lesquelles on a bâti plusieurs grands Palais. Il y a un autre endroit au bord du Tage, où l'on tient le marché, et l'on y trouve tout ce que le goût sçauroit desirer de plus exquis, tant en Gibier et en Poisson qu'en fruits et en legumes. La Doüanne est un peu plus haut, où sont des Richesses et des Raretez infinies; on a fait quelques Fortifications pour les garder. L'Eglise Metropolitaine n'est recommandable que par son ancienneté; elle est dediée à Saint Vincent; l'on pretend qu'aprés luy avoir fait souffrir le martire, on lui dénia la sepulture, et que les Corbeaux le garderent jusqu'à ce que quelques Personnes pieuses l'enleverent, et le porterent à Valence en Espagne pour le faire reverer; de sorte que l'on nourrit des Corbeaux dans cette Eglise, et qu'il y a un Tronc pour eux, où l'on me des Aumônes pour leur avoir de la mangeaille.Bien que Lisbonne soit un beau sejour, continua-t-elle, nous demeurions à Alcantara; ce Bourg n'est éloigné de la Ville que d'un quart de lieuë; il y a une Maison Royalle, moins belle par ses Bâtimens que par sa situation ; la Riviere luy sert de canal; on y voit des jardins admirables tous remplis de Grottes, de Cascades et de jets d'eau. Belem4Jouvin, p. 220-221 "Pour voir les Mausolées des Rois de Portugal, il faut aller à Belem, qui est un bourg à demie-lieuë de Lisbone : il ne faut que suivre le quay & le bord de la Riviere où sont plusieurs Convents, jusqu'à ce qu'on arrive aux nouvelles murailles & fortifications de la ville, où à la sortie il y a un pont sur un petit r. pour passer à Alcantro, où il y a une maison Royale propre pour le divertissement de la chasse, & à se promener dans ses beaux jardins, ornez de grottes & de jets d'eau, d'où après avoir passé au bord de la Riviere quelques derni-lunes, & autres petites forteresses, nous arrivârnes à Belern, b. où est un Convent des Peres de l'Ordre de saint Hierosme. Leur Eglise est toute de marbre blanc, enrichie de plusieurs petites figures de Saint$ & de petits Anges. Il faut commencer à regarder son Portail. Ensuite les piliers qui soustiennent la Nef de l'Eglise; puis aprés entrer dans le Chœur où sont trois Chapelles toutes bordées de tombeaux de Rois de Portugal... p. 221. Ce que nous remarquâmes en ce Convent est.., ses cloistres & ses jardins où nous admirâmes ses fontaines, & la diversité de ses fruits, principalement ses oranges de la Chine... On nous a montré le prernier arbre qui a porté de ce fruit dans le Portugal, où il a tellement profité & multiplié, qu'à présent tous les jardins en sont remplis, principalement dans les villages aux environs de Lisbone, qui sont Sacuin, Feriera, & Belem, où il y en a si grande quantité qu'on en charge tous les ans plusieurs vaisseaux pour les porter aux païs étrangers. Nous vismes des magazins à Belern au bord de la Riviere remplis de ces douces oranges-là, & d'autres d'aigres, & communes, & quantité de citrons, en attendant qu'on vienne les achetter, & les embarquer. p. 223. Il y a en Portugal l'Ordre de Chevalerie de Santa Crusada, qu'îls appellent l'Ordre du Prince : Les Chevaliers de cet Ordre portent à costé gauche de leur manteau, une Croix Rouge, qu'ils reçoivent à Tomar, qui est une ville à vingt lieuës de Lisbone, & l'appellent l'Habd de Christo, qui n'est pas cependant une trop grande qualité, mais bien celle des Comtes de Portugal, que les Espagnols appellent los Grandes; car ce sont ceux qui possedent le plus grand revenu du Royaurne, qui est divisé en Comarcas; c'est à dire Comtez, dont ils sont les maîtres. Quand le Roy doit sortir de son Palais, on en est averti par un Trompette qui jouë le long du chemin par où le Roy doit passer,... & quand la Reyne doit aller quelque part, il y a un fifre & un tambour qui jouënt par où elle doit passer." en est proche; c'est lieu destiné pour la sepulture des Rois de Portugal dans l'Eglise des Hieronimites. Elle est toute incrustée de Marbre blanc, les Colonnes et les Figures en sont aussi; les Tombeaux se trouvent rangez dans trois Chappelles differentes, entre lesquels il y en a de fort bien travaillez. Belem, Feriera, Sacavin, et quelques autres endroits autour de la Ville sont remarquables par le grand nombre d'Orangers et de Citroniers dont ils sont remplis; l'air qu'on y respire est tout parfumé; l'on est à peine assis au pied des Arbres, que l'on se trouve couvert de leurs Fleurs : l'on voit couler prés de soy mille petits Ruisseaux; et l'on peut dire que rien n'est plus agreable pendant la nuit que d'entendre les Concerts qui s'y font tres souvent. Il y a de grands Magasins à Belem remplis d'Oranges douces et aigres, de Citrons, de Poncirs et de Limes. On les charge dans des Barques, pour les transporter dans la plus grande partie de l'Europe.Elle me parla des Chevaliers del habito de Christo, dont la quantité rendoit l'Ordre moins considerable, et des Comtes du Royaume, qui ont les mêmes Privileges que les Grands d'Espagne. Ils possedent las Comarcas, ce sont des Terres qui appartiennent à la Couronne, divisées en Comtez d'un revenu considerable. Elle me dit que lors que le Roy devoit sortir du Palais pour aller en quelque lieu, le Peuple en étoit averti par un Trompette qui sonnoit dés le matin dans tous les endroits où Sa Majesté devoit passer. Pour la Reine, c'étoit un Fifre un Tambour; et pour l'Infante, un Hautbois. Quand ils sortoient tous ensemble, le Trompette, le Tambour, le Fifre et le Hautbois marchoient de compagnie; et par ce moyen, si quelqu'un ne pouvoit entrer au Palais pour presenter son Placet,il n'avoit qu'à attendre le Roy sur son passage.L'on trouve à 8 lieuës de Coïmbre5Coulon, p. 106. "A 8. 1. de Coimbre, on voit cette fontaine prodigieuse, qui attire & engloutit tout ce qui touche son eauë, dont on a fait souuent l'essay sur des troncs & branches d'arbres, & mesme sur vn cheual, qu'on eut bien de la peine à retirer aussi tost qu'il eut mis vn pied dedans." Où Mme d'Aulnoy a-t-elle trouvé le nom de Cedima ?, une Fontaine dans un lieu appellé Cedima, laquelle atire et engloutit tout ce qui touche son Eau; l'on en fait souvent l'experience sur de gros troncs d'Arbres, et quelquefois sur des Chevaux que l'on en fait approcher, et que l'on n'en retire qu'avec beaucoup de difficulté. Mais ce qui cause plus d'étonnement, ajoûta-t-elle, c'est le Lac de la Montagne de Strella, où l'on trouve quelquefois des débris de Navires, de Mas rompus, d'Ancres et de Voiles, bien que la Mer en soit à plus de douze lieuës, et qu'il soit sur le sommet d'une haute Montagne; on ne comprend point par où toutes ces choses peuvent y entrer.J'écoutois avec un grand plaisir Doña Theresa, lors que son Mary et le reste de la Compagnie vinrent nous interrompre. Don Augustin avoit de l'esprit, et malgré sa vieillesse, il l'avoit fort agreable. Si ma curiosité n'est point indiserete, me dit-il, aprenez moy, Madame, de quoy cet Enfant vous a entretenue. Mi Tio, reprit-elle, (Tio veut dire Oncle), vous pouvez bien croire que c'est du Portugal. Oh, je m'en doutois déja, s'ecria- t-il; c'est toûjours là qu'elle prend son Champ de Bataille. Mon Dieu, dit-elle, nous avons chacun le nôtre; et quand vous êtes une fois à vôtre Mexique, l'on ne sçauroit vous en arracher. Vous avez été aux Indes, repris-je, et Doña Theresa m'a montré un Serpent qu'elle m'a dit que vous y avez tué. Il est vray, Madame, continua-t-il, et je, vous entretiendrois avec plaisir de ce que j'y ay vû, sans qu'il est tems de vous faire dîner. Mais, ajoûta-t-il, je dois aller à Madrid; et si vous me le permettez, je vous meneray Doña Theresa. C'est là que je prendray en effet mon Champ de Bataille, et que je vous apprendray des choses que vous ne serez peut-être pas fâchée de sçavoir. Je l'assuray qu'il me feroit un sensible plaisir de me donner un témoignage de son souvenir si obligeant; que je serois ravie de voir la belle Doña Theresa, et de l'entendre parler des Indes, luy qui parloit si bien de toutes choses.Il me prit par la main et il me fit descendre dans un Salon pavé de marbre, où il n'y avoit que des Tableaux au lieu de Tapisserie, et des Carreaux rangez autour. Le couvert étoit mis sur une Table pour les Hommes, et il y avoit à terre sur le tapis une nape etenduë avec trois Couverts, pour Doña Theresa, moy et ma Fille. Je demeuray surprise de cette mode, car je ne suis pas accoutumée à dîner ainsi. Cependant je n'en temoignay rien, et je voulus y essayer, mais je n'ay jamais été plus incommodée; les jambes me faisoient un mal horrible, tantôt je m'appuyois sur le coude, tantôt sur la main, enfin je renonçois à dîner, et mon Hotesse ne s'en appercevoit point, parce qu'elle croyoit que les Dames mangeoient par terre en France comme en Espagne. Mais Don Fernand de Tolede, qui remarqua ma peine, se leva avec Don Frederic de Cardonne, et ils me dirent l'un et l'autre qu'absolument je me mettrois à table. Je le voulois assez, pourvû que Dofia Theresa s'y mît; elle ne l'osoit, à cause qu'il y avoit des Hommes, et elle ne levoit les yeux sur eux qu'à la dérobée. Don Augustin luy dit de venir sans façon, et qu'îl falloit me temoigner qu'ils étoient bien aise de me voir chez eux; mais ce fut quelque chose de plaisant, quand cette petite Dame fut assise sur un siege6Mme de Villars, p. 157- "Il fait ici le même froid qu'à Paris; mais il n'y a point de cheminées. Nous en avons fait faire une dans notre nouvelle maison, qui est la plus grande consolation que nous ayons à Madrid. Elle n'en donne point aux dames qui me viennent voir, car elles ne sçavent point s'asseoir dans une chaise ou sur quelqu'autre siége. C'est une chose plaisante qiie l'air qu'elles ont, quand elles sont assises: elle paroissent lasses, fatiguées, ne pouvant non plus se tenir que si on les faisoit danser sur la corde.": elle n'y étoit pas moins embarrassee que je l'avois été sur le tapis; elle nous avoüa avec une ingenuité trés agreable, qu'elle ne s'étoit jamais mise dans une chaise et que la pensée ne luy en étoit pas même venuë. Le dîné se passa fort gayement, et je trouvay qu'il ne se pouvoit rien ajoûter à la maniere obligeante dont j'avois êté receuë dans cette Maison. Je donnay à Doña Theresa des Rubans, des Epingles et un Evantail. Elle étoit ravie, et elle me fit plus de remercimens qu'elle n'auroit dû m'en faire pour un gros present. Ses remercimens n'étoient point communs, et l'on n'y remarquoit rien de bas ni d'interessé. En vérité, l'on a bien de l'esprit en ce Pays, il paroît jusques dans les moindres bagatelles.Il n'y avoit pas une heure que j'étois partie de cette Maison lorsque je vis venir deux Carosses attelez chacun de six Mules, qui alloient au grand galop et plus vîte que les meilleurs Chevaux ne pourroient faire. J'aurois eu peine à croire que des Mules eussent çouru de cette force, mais ce qui me surprit davantage, c'étoit la maniere dont elles étoient attelées. Ces deux Carosses et leur attirail tenoient presque un quart de lieuë de Pays. Il y en avoit un avec six Glaces assez grandes et fait comme les nôtres, excepté que l'Imperiale est fort basse, et par consequent incommode. Il y a dedans une Corniche de bois doré, si grosse, qu'il semble que ce soit celle d'une Chambre. Il étoit doré par le dehors, ce qui n'est permis qu'aux Ambassadeurs et aux Etrangers. Leurs Rideaux sont de Damas et de Drap cousu ensemble. Le Cocher est monté sur une des Mules de devant. Ils ne se mettent point sur le Siege7Martin, p. 152. "Lorsqu'ils vont en campagne, ils en ont [des chevaux] au timon quatre de front, & les autres aprés. Le cocher ne monte point sur le siége, comme en France, il se met à cheval & en meine plus seurement. Lorsqu'ils trouvent des descentes, ils vont d'une si grande vitesse, que cela fait peur à ceux qui n'ont point accoutumé cette maniére; mais dans la ville, ils vont d'un pas si grave, & si lent qu'on en est ennuyé...", quoy qu'il y en ait un8Brunel, p. 83 (R. H. p. 176). "Aucun cocher ne s'assied sur le devant du carrosse, mais sur un des chevaux du timon, depuis que le Comte Duc ayant dit un secret qui fut revelé par le cocher, leur deffendit le siege."; et comme j'en demanday la raison à Don Frederic de Cardone, il me répondit qu'on l'avoit assuré que cette coûtume étoit venuë depuis que le Cocher du Comte Duc d'Olivarés, menant son Maître, entendit un secret important qu'il disoit à un de ses Amis; quç ce Cocher le revela, et que la chose ayant fait grand bruit à la Cour, parce que le Comte accusoit son Amy d'indiscretion, bien qu'il fût innocent, l'on a toûjours pris la precaution de les faire monter sur la premiere Mule. Leurs Traits sont de Soye ou de Cordes, si extraordinairement longs, que d'une Mule à l'autre il y a plus de trois aûnes. Je ne comprens pas comme tout ne se rompt point en courant comme ils font. Il est vray que s'ils vont bien vite par la Campagne, ils vont bien doucement par la Ville; c'est la chose du monde la plus ennuyante que d'aller ainsi à pas comptez. Quoy que l'on n'ait que quatre Mules dans Madrid, l'on se sert toûjours d'un Postillon. Ma Parente étoit dans ce premier Carosse avec trois Dames Espagnoles; les Ecuyers et les Pages étoient dans l'autre, qui n'étoit pas fait de même. Il avoit des Portieres comme à nos anciens Carosses; elles se défont, et le Cuir en est ouvert par en bas, de telle sorte que quand les Dames veulent descendre (elles qui ne veulent pas montrer leurs pieds), on baisse cette Portiere jusqu'à terre pour cacher le Soulier. Il y avoit des glaces deux fois grandes comme la Main, attachées aux Mantelets, avec une autre devant et une autre derriere, pour appeler par là les Laquais.Rien ne ressemble mieux à nos petites lucarnes de Grenier. L'Imperiale du Carosse est couverte d'une housse de Bouracan gris, avec de grands Rideaux de meme qui pendent en dehors sur le cuir, tirez tout autour, fort longs, et rattachez par de gros Boutons à houpe; cela fait un tres-vilain effet, et l'on est enfermé là dedans comme dans un coffre.Ma Parente étoit habillée moitié à la Françoise, et moitié à l'Espagnole; elle parut ravie de me voir, et ma joye ne cedoit en rien à la sienne. Je ne la trouvay point changée quant à sa personne, mais je ne pûs m'empêcher de rire de sa maniere de parler; elle ne sçait plus guére le François, quoy qu'elle le parle toujours, et qu'elle l'aime tant, qu'il luy a été impossible d'apprendre parfaitement aucune autre Langue, de sorte qu'elle mêle l'Italien, l'Anglois et l'Espagnol avec la sienne naturelle, et cela fait un langage qui surprend ceux qui sçavent comme moy qu'elle a possedé la Langue Françoise dans toute sa pureté, et qu'elle pouvoit en faire des Leçons aux plus habiles. Elle ne veut pas qu'on luy dise qu'elle l'a oubliée, et en effet elle ne le peut croire, parce qu'elle n'a pas discontinué de la parler chez elle avec quelques unes de ses Femmes, ou avec les Ambassadeurs et les Etrangers, qui la sçavent presque tous. Cependant elle parle fort mal; car si l'on n'est pas à la Source, l'on ne sçauroit guére bien parler une Langue qui change tous les jours et dans laquelle il se fait sans cesse de nouveaux progrez.Je trouvay les Dames qui étoient avec elle, extrémement jolies. Je vous assûre qu'il y en a icy de fort belles et de fort aimables. Nous nous embrassâmes beaucoup et nous revinsmes à Madrid. Avant que d'y arriver, nous passâmes par une Plaine sablonneuse d'environ quatre lieuës, si peu unie, que l'on se trouve à tous momens dans de grands creux qui font cahoter le Carosse, et qui l'empêchent de pouvoir aller vîte. Ce chemin inegal continuë jusqu'à un petit Village nommé Mandes, qui n'est éloigné de Madrid que d'une demie lieuë; tout le Pays est sec et fort découvert. Vous voyez à peine un Arbre, de quelque côté que la vuë puisse s'étendre. La Ville est située au milieu de l'Espagne dans la Nouvelle Castille. Il y a plus d'un Siecle que les Rois d'Espagne la choisirent pour y tenir leur Cour, à cause de la pureté de l'Air, et de la bonté des Eaux, qui en effet sont si bonnes et si legeres9Brunel, p. 135-136 (R. H. P. 212). "On a conferé ses eaux avec beaucoup d'autres, & l'on en a point trouvé de si legeres. Le Cardinal Infant en faisoit porter en Flandres, & l'on avoit soin de luy en embarquer des Tonneaux de celle mesme que boit le Roy, dont la source est hors de la Ville.", que le Cardinal Infant, étant en Flandres, n'en vouloit point boire d'autres, et il en faisoit apporter par Mer dans des Cruches de Grez bien bouchées. Les Espagnols pretendent que le Fondateur de Madrid étoit un Prince nommé Ogno Bianor, Fils de Tiberino, Roy des Latins, et de Manto qui étoit une Reine plus celebre par la Science de l'Astrologie qu'elle possedoit merveilleusement, que par son rang. L'on remarque que Madrid doit être au cœur de l'Espagne10Le texte a deux fois Europe au lieu d'Espagne., parce que la petite Ville de Pinto, qui n'en est éloignée que de trois lieuës, s'appelloit en Latin Punctum, et qu'elle est au centre del'Espagne.La premiere chose que je remarquay, c'est que la Ville n'est pas entourée de Murailles, ni de Fossez; les Portes, pour ainsi dire, se ferment au loquet, J'en ay déjà vû plusieurs toutes rompues; il n'y a aucun endroit qui paroisse de défense, ni Château, ni rien enfin que l'on ne puisse forcer à coups d'Oranges et de Citrons. Mais aussi il seroit assez inutile de fortifier cette Ville, les Montagnes qui l'environnent luy servent de défense, et j'ay passé dans des endroits dans les Montagnes, que l'on peut fermer avec un quartier de Roche, et empêcher avec cent Hommes le passage à toute une Armée. Les Ruës sont longues et droites, d'une fort belle largeur, mais il ne se peut rien de plus mal pavé; quelque doucement que l'on aille, l'on est roüé des cahots, et il y a des Ruisseaux et des Bouës plus qu'en Ville du Monde : les Chevaux en ont toûjours jusqu'aux Sangles, les Carosses vont au milieu, de sorte qu'il en rejaillit par tout sur vous, et l'on est perdu, à moins que de hauser les Glasses, ou de tirer ces grands Rideaux dont je vous ay parlé; l'eau entre bien souvent dans les Carosses par le bas des Portieres qui ne sont point fermées.Il n'y a aucunes Portes Cocheres, du moins sont-elles bien rares, et les Maisons où il y en a ne laissent pas d'être sans court. Les Portes sont assez grandes, et pour ce qüi est des Maisons, elles sont fort belles, spacieuses et commodes, quoy qu'elles ne soient bâties que de Terre et de Brique. Je les trouve pour le moins aussi cheres qu'à Paris. Le premier Etage11Brunel, p. 134 (R. H. p. 211). "Le Roy a un droit sur les maisons, que l'on bastit à Madrid, qui luy vaut beaucoup. C'est que le premier étage de chacune luv appartient, & si l'on ne le rachete, il peut le vendre, à qui bon luy semble; d'ordinaire les proprietaires mesmes se l'acquierent, ou bien s'ils n'en ont pas le moyen, ils ne bastissent que l'appartement bas." que l'on éleve appartient au Roy, et il peut le loüer ou le vendre, à moins que le Proprietaire de la Maison ne l'achette, ce qu'il fait presque toûjours, et c'est un revenu tres-considerable pour le Roy.L'on a ordinairement dans toutes les Maîsons dix ou douze grandes pieces de plein-pied. Il y en a dans quelques unes jusqu'à vingt, et même davantage; l'on a son Appartement d'Esté et d'Hiver, et souvent celuy de l'Automne et du Printems, de sorte qu'ayant une prodigieuse quantité de Domestiques, il faut necessairement qu'on les loge dans des Maisons voisines qu'on louë exprés pour eux.Il ne faut pas que vous soyez surprise, ma chere Cousine, qu'ils ayent un si grand nombre de Domestiques; deux raisons y contribuent. La premiere est, que pour la nourriture et les gages, les Espagnols ne leur donnent que deux Reaux par jour, qui ne valent pas plus de sept sols et demy les deux. je dis que ce sont les Espagnols; car les Etrangers les payent sur le pied de quatre Reaux, qui font quinze sols de nôtre Monnoye; et les Espagnols ne donnent à leurs Gentilshommes que quinze Ecus par Mois, sur quoy il faut qu'ils s'entretiennent et s'habillent de Velours en Hiver, et de Taffetas en Esté; aussi ne vivent-ils que d'Oignons, de Pois, et d'autres viles denrées; ce qui rend les Pages plus larrons que des Choüettes. Mais je ne dois parler plutôt des Pages, que des autres Domestiques; car là dessus ils ont tous la même inclination, quelques gages qu'on leur donne. La chose va si loin, qu'en apportant les Plats sur la Table, ils mangent plus de la moitié de ce qui est dedans, ils avalent les morceaux si brûlans qu'ils en ont les dents toutes gâtées. Je conseillay à ma Parente de faire faire une Marmite d'argent fermée à Cadenat, comme celle que j'avois vûë à l'Archevêque de Burgos, et elle n'y manqua pas, de maniere qu'aprés que le Cuisinier l'a remplie, il regarde par une petite grille si la Soupe se fait bien; les Pages à present n'en ont plus que la fumée. Avant cet expedient, il arrivoit cent fois que lorsque l'on vouloit tremper le Potage, l'on ne trouvoit ny Viande, ny Boüillon; car il faut que vous sçachiez que si les Espagnols sont sobres quand ils font leur dépense, ils ne le sont point quand ils vivent chez autruy12Cette observation se trouve confirmée par les remarques d'autres étrangers établis en Espagne. C'est ainsi que l'ambassadeur Stanhope écrit (Letters, etc. 2nd ed. p. 10) ".. the next night I made illuminations, had the King's trumpets and kettle-drums, and treated all that passed with wine in the streets, where I saw that the Spaniards are not so sober a people as we believe, when they may be otherwise at another's cost."Lithgow (Travels, 2nd ed. p. 356, cité par Dunlop, Memoirs of Spain, II,p. 399) s'exprime ainsi : ((The Spaniard is of a spare diet and temperate ifat his own cost he spend, but if given gratis he hath the longest tusks that ever played at table. ))Et le Comte de Rebenac, ambassadeur de France à Madrid en 1688-1689, écrit : (, ... elle [la Comtesse de Soissons] sert une table de dix à douze couverts, dont cinq ou six sont remplis par autant de goinfres de profession, qui y viennent tous les soirs sans y rnanquer; ne jouent ni ne parlent et ne font que se remplir de viandes, n'y ayant de nation au monde si sobre que l'Espagnole chez elle, ni si gourmande ailleurs; c'est une expérience qu'on fait tous les jolirs en ce pays-ci. » Cité par Lucien Perey, Une princesse romaine au XVII siècle. p. 457-458.. J'ay vû des personnes de la premiere Qualité manger avec nous comme des Loups, tant ils étoient affamez. Ils y faisoient reflexion eux-mêmes, et nous prioient de n'en être point surprises, et que cela venoit de ce qu'ils trouvoient les Ragouts à la mode de France excellens.Il y a des Cuisines publiques presque à tous les coins des Ruës: ce sont de grands Chaudrons qui boüillent sur des Trépieds. L'on y va achetter toutes sortes de mechantes choses, des Féves, de l'Ail, de la Ciboule, et un peu de Boüillon, dans lequel ils trempent leur Pain. Les Gentilshommes d'une Maison, et les Demoiselles, y vont comme les autres; car on ne fait point d'ordinaire que pour le Maître, la Maîtresse, et les Enfans. Ils sont d'une retenüe surprenante sur le Vin; les Femmes n'en boivent jamais, et les Hommes en usent si peu, que la moitié d'un demy-septier leur suffit pour un jour. L'on ne sçauroit leur faire un plus sensible outrage que de les accuser d'être yvres. En voila beaucoup pour une des raisons qui engage d'avoir tant de Domestiques. Voicy l'autre.Lorsqu'un grand Seigneur meurt, s'il a cent Domestiques, son Fils les garde sans diminuer le nombre de ceux qu'il avoit déjà dans sa Maison. Si la Mere vient à mourir, ses Femmes tout de même entrent au service de sa Fille, ou de sa Brû, et cela s'étend jusqu'à la quatrieme generation, car on ne les renvoye jamais. On les met dans ces Maisons voisines, dont je vous ay parlé, et on leur paye Ration. Ils viennent de tems en tems se montrer plutôt pour faire voir qu'ils ne sont pas morts, que pour rendre aucun service. J'ay été chez la Duchesse d'Ossone (c'est une tres-grande Dame) : je demeuray surprise de la quantité de Filles et de Duenas, dont toutes les Salles et les Chambres étoient pleines. Je luy demanday combien elle en avoit. je n'en ay plus que trois cens, me dit-elle, mais il y a peu que j'en avois encore cinq cens. Si les Particuliers ont la coûtume de garder ainsi tant de monde, le Roy, qui en use de même, en a infiniment davantage; et cela luy coûte extrémement. et niême incommode fort ses affaires.L'on m'a dit que dans Madrid seulement il donnoit Ration à Plus de dix mille personnes, en comptant les pensions qu'il paye.Il y a chez le Roy des Dépenses où l'on va querir chaque jour une certaine provision, qui est reglée selon la qualite des personnes. L'on distribuë là de la Viande, de la Volaille, du Gibier, du Poisson, du Chocolat, des Fruits, de la Glace, du Charbon, de la Bougie, de l'Huile, du Pain, en un mot, de tout ce qui est necessaire pour la vie.Les Ambassadeurs ont des dépenses, et quelques Grands d'Espagne aussi. Ils ont de certaines personnes qui vendent chez eux tout ce que je viens de vous nommer, sans payer aucun droit. Cela leur rapporte un revenu considerable, car les Droits d'entrée sont excessifs.Il n'y a que les Ambassadeurs et les Etrangers qui puissent avoir un grand nombre de Pages et de Laquais à leur suite, car par la Pragmatique (c'est ainsi qu'ils appellent les Edits de reformation) il est défendu de mener plus de deux Laquais, :et ainsi ils nourrissent quatre et cinq cens personnes chez eux ,pour n'être accompagnez que de trois. Ce troisiéme est un Palfrenier, qui va à pied, et qui se tient auprés des Chevaux, pour empêcher qu'ils ne s'embarassent les pieds dans leurs longs traits, et il ne porte point d'Epée comme les Laquais; mais il faut avoüer que ces trois Hommes là sont assez vieux pour se rendre au moins recommandables pour leur âge. J'ay vû des Laquais de cinquante ans, et je n'en ay point vû qui en eussent moins de trente. Ils sont desagreables, la couleur jaune, l'air mal propre; ils se coupent les cheveux sur le haut de la tête, et n'en gardent qu'un petit tour un peu long, bien gras, et rarement peignez. Les cheveux qu'ils coupent leur font une espece de Hure de Sanglier sur le haut de la tête. Ils portent de grandes Epées avec des Baudriers, et un Manteau pardessus. Ils sont tous vêtus de Bleu ou de Vert, et souvent leurs Manteaux ,de Drap vert sont doublez de Velours bleu cizelé; leurs Manches sont de Velours, de Satin, ou de Danias. Il semble que cela devroit faire de beaux Habits, et cependant rien n'est plus mal entendu, et leur mauvaise mine deshonore la Livrée qu'ils portent. Ils mettent des Rabats sans colet de Pourpoint, ce qui est ridicule. Ils ne portent sur leurs Habits, ny Galons, ny Boutonnieres houpées; ils n'ont aucunes chamarures.Les Gentils-hommes et les Pages vont toûjours dans un Carosse de suite; ceux-çy sont toujours habillez de Noir en toutes saisons; ils ont en Hiver du Velours avec des Manteaux de Drap assez longs, mais qui traînent à terre lors qu'ils sont en deüil. Ils ne portent point d'épée tant qu'ils sont Pages; la plûpart ont un petit Poignard caché sous leurs Vestes. Ils sont vêtus de Damas ou de Tafetas pour l'Eté, avec des Manteaux d'une étoffe de laine noire fort legere.Il n'y a que les grands Seigneurs et les Titulados qui puissent aller dans la Ville avec quatre Mulles13Martin, p. 151. "Il n'y a que les gens du commun qui n'ayent que deux mules à leurs carosses, & un peu avant nôtre arrivée à Madrid les personnes de qualité en mettoient jiisqu'à douze & davantage, ce qui faisoient de trés grands embarras, car leurs traits de cordes, qui sont fort longs, occupent beaucoup d'espace." attellées de ces longs traits de soye ou de corde. Si une personne qui ne seroit point distinguée vouloit aller de même, quelque riche qu'elle fût, on luy feroit l'insulte en pleine rüe de luy couper ces traits, et de luy faire payer une grosse amende. Il ne suffit pas ici d'être riche, il faut aussi être de qualité. Le Roy seul peut avoir six Mulles14Jouvin, p. 81. "Ils vont en carrosse par les places, tiré le plus souvent par quatre mules, car il n'y a que le Roy qui le fait tirer par six." à son Carosse et six à ses Carosses de suite. Ils ne sont pas semblables aux autres, et on les distingue parce qu'ils sont couverts d'une toile cirée verte, et ronds par dessus comme nos grands Coches de voiture, excepté qu'ils ne sont pas d'osier; mais la sculpture en est fort grossiere et mal faite; ils ont des portieres qui s'abaissent, et tout cela est extrêmement laid; je ne sçay comment un si grand Roy s'en peut servir. On m'a dit que cette maniere de faire des Carosses étoit en usage en Es- pagne avant Charlequint, que les siens étoient pareils; et qu'à l'imitation d'un si grand Empereur, tous les Rois qui ont regné depuis n'en veulent Pas avoir d'autres. Il faut bien qu'il y ait des raisons tres-fortes, car il ne laisse pas d'avoir les Carosses les plus beaux du Monde, les uns faits en France, les autres en Italie et ailleurs. Les grands Seigneurs en ont aussi de magnifiques, mais à l'exemple du Roy, ils ne les font pas sortir quatre fois l'année. Tous les Carosses se mettent dans de grandes Cours, où il y a des remises fermées. L'on en voit ainsi jusqu'à deux cens dans un seul endroit; il y a plusieurs de ces Cours en chaque Quartier. Ce qui fait que l'on envoye les Carosses hors de chez soy, c'est qu'il n'y a pas où les mettre, et que les Maisons, comme je viens de vous le dire, n'ont ni Cours, ni Portes Cocheres. La mode est venüe depuis quelque tems de se servir de Chevaux, au lieu de Mules. On peut dire qu'ils sont d'une beauté admirable; rien ne leur manque, et il semble que les meilleurs Peintres n'en sçauroient peindre de plus parfaits. C'est un meurtre de les atteler à ces grands Carosses, qui sont lourds comme des Maisons, et le pavé est si méchant, qu'ils s'usent les pieds en moins de deux ans. Ils coûtent tres cher, et ne sont pas assez forts pour le Carosse; mais j'en ay vû a des petites Calêches tres jolies, toutes peintes et dorées, et à des Souflets, comme on les fait en Hollande. Rien n'est plus agreable à voir, l'on diroit de Cerfs, tant ils vont vîte, et portent bien leur tête. Dés que l'on est sorty de la Ville, on peut mettre six Chevaux à son Carosse. Leurs Harnois sont fort propres, et l'on attache leurs crins qui traînent à terre, avec des Rubans de differentes couleurs; et quelquefois ils leur font tornber de dessus le col plusieurs boüillons de gase d'argent, ce qui fait un tres-bon effet. Pour les Harnois des Mules, ce sont des bandes de cuir toutes plates, fort larges, et dont elles sont presque couvertes.Il y a deux jours que j'allay avec ma Parente me promener hors la porte Sainte Bernardine (c'est où l'on va l'Hiver). Don Anthoine de Tolede, Fils du Due d'Alve, y étoit avec le Duc d'Uzeda et le Comte d'Altamire. Il avoit un Attelage Isabelle, qui me parut si beau, que je ne pus m'empêcher de luy en parler, lors que son Carosse approcha du nôtre. Il me dit, selon la coûtume, qu'il les mettoit à mes pieds; et le soir quand nous fûmes revenües, l'on me vint dire qu'un Gentil-homme me demandoit de sa part. Il me fit un compliment et me dit que les six Chevaux de son Maître étoient dans mon Ecurie. Ma Parente se prit à rire, et luy répondit pour moy que j'étois, si nouvelle débarquée à Madrid, que je ne sçavois pas encore qu'il ne falloit rien loüer de ce qui étoit à un Cavalier, aussi galand que Don Antoine; mais que ce n'étoit pas la mode de recevoir des presens de cette consequence, et qu'elle le prioit de les ramener. C'est ce qu'il ne voulut point faire; on les renvoya sur le champ; il les renvoya; on les luy renvoya encore. Enfin, je vis l'heure que l'on passeroit la nuit en allées et en venües. Aprés tout cela, il fallut luy écrire, et mesme le fâcher pour luy faire trouver bon qu'on ne les acceptât point.L'on m'a dit que lors que le Roy s'est servy d'un Cheval, personne par respect ne le monte jamais15Brunel, p. 137 (R. H. P. 213). "Il est vray que pour le respect qu'on rend au Roy & à ceux qui l'approchent, on a quantité de petites coûtumes toutes extraordinaires, & entr'autres on a celle-là, que personne ne monte jamais un cheval quand le Roy s'en est servy : Et l'on raconte qu'après la prise de Barcelonne, en la Cavalcate que sa Majesté fit à l'Atocha, le Duc de Medina de las Torres luy envoya presenter son beau cheval qui est si fameux à Madrid, mais le Roy le renvoya, disant Seria lastima, c'est à dire que ce seroit dommage qu'il le montast, puisque par là il deuiendroit inutile à tout le monde, & ne seroit monté que de quelques Escuyers.". Il arriva que le Duc de Medina de Las-Torres avoit acheté un Cheval vingt-cinq mille écus, qui étoit le plus beau et le plus noble que l'on eût jamais vû. Il le fit peindre; le Roy Philippe IV vit le Tableau, et voulut voir le Cheval. Le Duc le supplia de l'agréer; mais il le refusa, parce, dit-il, qu'il l'exerceroit peu, et que comme personne ne s'en serviroit aprés luy, ce Cheval perdroit toute sa vigueur.L'on met de jeunes Filles de bonne Maison, et fort jolies auprés des Dames; elles s'occupent d'ordinaire à faire de la Broderie d'Or et d'Argent, ou de Soye de diferentes couleurs, au bord du col, et des Manches de leurs Chemises ; mais si on leur laisse suivre leur inclination naturelle, elles travaillent fort peu, et parlent beaucoup. L'on a aussi des Nains et des Naines qui sont tres desagreables; les Naines, particulierement, sont d'une laideur affreuse; leur tête est plus grosse que tout leur corps; elles ont toujours leurs cheveux épars, qui tombent jusqu'à terre; l'on ne sçait d'abord ce que l'on voit, quand ces petites figures se présentent aux yeux. Elles portent des Habits magnifiques; elles sont les confidentes de leurs Maîtresses, et par cette raison là, elles en obtiennent tout ce qu'elles veulent.Dans chaque Maison, à certaines heures marquées, toutes les Femmes se rendent avec la Dame du logis dans la Chapelle, pour y reciter le Rosaire tout haut; elles ne se servent point de Livres pour prier Dieu, ou si elles en ont, cela est fort rare. Le Comte de Charny, qui est François, bien fait, homme de merite et General de la Cavalerie en Catalogne pour le Roy d'Espagne, m'a conté qu'étant l'autre jour à la Messe, il lisoit dans ses Heures, lors qu'une vieille Espagnolle les luy arracha; et les jettant par terre avec beaucoup d'indignation : Laissez cela, luy dit-elle, et prenez vôtre Chapelet. C'est une chose a voir que l'usage continuel qu'elles font de ce Chapelet16Martin, p. 62. "Avec tout cela ils ont une dévotion extérieur, qui surpasse celle de tous les autres Chrétiens; la plûpart portent de grands Chapelets, dont ils baisent la croix cent fois par jours.; toutes les Dames en ont un attaché à leur ceinture, si long qu'il ne s'en faut guere qu'il ne traîne à terre. Elles le disent sans fin dans les rües, en joüant à l'Ombre, en parlant, et même en faisant l'Amour, des mensonges, ou des médisances, car elles marmottent toûjours sur ce Chapelet, et quand elles sont en grande compagnie, cela n'empêche point qu'il n'aille son train. je vous laisse à penser comment il est dévotement dit; mais l'habitude a beaucoup de force en ce Pays.Les Femmes portoient il y a quelques années des Guard-Infands d'une grandeur prodigieuse; cela les incommodoit et incommodoit les autres. Il n'y avoit point de portes assez grandes par où elles pussent passer; elles les ont quittez, et elles ne les portent plus que lors qu'elles vont chez la Reine, ou chez le Roy; mais ordinairement dans la Ville, elles mettent des Sacristains, qui sont, à proprement parler, les Enfans des Vertugadins. Ils sont faits de gros Fil d'Archal, qui forme un rond autour de la ceinture; il y a des Rubans qui y tiennent et qui attachent un autre rond de même, qui tombe plus bas, et qui est plus large; l'on a ainsi cinq ou six Cerceaux qui descendent jusqu'à terre, et qui soûtiennent les Juppes. L'on en porte une quantité surprenante; et l'on auroit peine à croire que des creatures aussi petites que sont les Espagnolles, peussent être si chargées. La juppe de dessus est toûjours de gros Tafetas noir, ou de Poil de Chevre gris, tout uny, avec un grand troussi un peu plus haut que le genoüil, autour de la Juppe; et quand on leur demande à quoy cela sert, elles disent que c'est pour la ralonger à mesure qu'elle s'use. La Reine Mere en a comme les autres, à toutes ses Juppes; et les Carmelites même en portent, aussi bien en France qu'en Espagne. Mais à l'égard des Dames, c'est plutôt une mode qu'elles suivent, qu'une épargne qu'elles veulent faire; car elles ne sont ny avares, ny ménageres, et telles en font faire deux ou trois fois la semaine des neuves. Ces juppes sont si longues par devant, et par les côtez, qu'elles traînent beaucoup, et elles ne traînent jamais par derrière, Elles les portent à fleur de terre, mais elles veulent marcher dessus, afin qu'on ne puisse voir leurs pieds, qui est la partie de leur corps qu'elles cachent le plus soigneusement. J'ay entendu dire, qu'après qu'une Dame a eu toutes les complaisances possibles pour un Cavalier, c'est en luy montrant son pied17Martin, p. 73. ".. ayant toûjours leurs jupes abbattues, & faisant un grand scrupule de montrer leurs Piés, ce qu'elle ne font que quand elles ont accordé ce que nous appellons en France la derniére Faveur. Encore est-ce en particulier qu'on peut espérer cette faveur, permettant plûtôt toutes les autres bagatelles, que celle là.", qu'elle luy confirme sa tendresse; et c'est ce qu'on appelle ici la derniere faveur. Il faut convenir aussi que rien n'est plus joly en son espece; et je vous l'ay déjà dit, elles ont les pieds si petits, que leurs Souliers sont comme ceux de nos Poupées. Elles les portent de Maroquin noir, decoupé sur du Tafetas de couleur, sans talon, et aussi justes qu'un Gand. Quand elles marchent, il semble qu'elles volent; en cent ans nous n'aprendrions pas cette maniere d'aller : elles serrent leurs coudes contre leurs corps, et vont sans lever les pieds, comme lors que l'on glisse. Mais pour en revenir à leur habillement, dessous cette Juppe unie elles en ont une douzaine18Martin, p. 72-73. "Les femmes y sont petites... les femmes sont fort curieuses de leurs habits qui sont de cinq ou six juppes les unes sur les autres. Leurs corps de juppe sont ouverts par derriére, de sorte qu'on leur voit la moitié du dos, parce qu'elles ne portent point de mouchoir de col. Le devant de leur corps couvre une grande partie de leur gorge & leur serre si fort les bras qu'elles en paroissent toutes contraintes. Elles sont chaussées fort bas, aussi bien que les hommes, & très mignonement, bien que leur chaussure ne paroisse que peu.", plus belles les unes que les autres, d'étoffes fort riches, et chamarées de Galons et de Dentelles d'Or et d'Argent jusqu'à la ceinture. Quand je vous dis une douzaine, ne croyez pas, au moins, que j'exagere; pendant les excessives chaleurs de l'Eté, elles n'en mettent que sept ou huit, dont il y en a de Velours et de gros Satin. Elles ont en tous teins une juppe blanche dessous toutes les autres, qu'elles nomment Sabenagua19Lire: Enagua; elle est de ces belles Dentelles d'Angleterre, ou de Mousseline, brodée d'Or passé, et si amples, qu'elles ont quatre aûnes de tour; j'en ay vû de cinq et six cens Ecus. Elles ne portent point le Sacristain chez elles, ny les Chapins : ce sont des especes de petites Sandales de Brocard ou de Velours, garny de plaques d'Or, qui les haussent d'un demy pied; et quand elles les ont, elles marchent fort mal, et sont toujours prêtes à tomber. Il n'y a guere de Baleine dans leurs corps, les plus larges sont d'un tiers. On ne voit point ailleurs de Femmes si menües. Le corps est assez haut par devant, mais par derriere on leur voit jusqu'à la moitié du dos, tant il est découvert; et ce n'est pas une chose trop charmante, car elles sont toutes d'une maigreur effroyable, et elles seroient bien fâchées d'être grasses, c'est un défaut essentiel parmy elles. Avec cela elles sont fort brunes, de sorte que cette petite peau noire colée sur des os déplaît naturellement à ceux qui n'y sont pas accoûtumez. Elles mettent du Rouge à leurs épaules, comme à leurs joues, qui en sont toutes couvertes. Le blanc n'y manque pas, et quoy qu'il soit fort beau, il y en a peu qui le sçachent bien mettre; on le découvre du premier coup d'ceil. J'en ay vû quelques unes dont le teint est tres-vif et tres-naturel. Elles ont presque toutes les traits délicats et reguliers; leur air et toutes leurs manieres ont une petite affectation de coqueterie, que leur humeur ne dément pas. C'est une beauté parmy elles de n'avoir point de gorge, et elles prennent des précautions de bonne heure pour l'empêcher de venir. Lorsque le sein commence à paroître, elles mettent dessus de petites plaques de plomb, et se bandent comme les Enfans que l'on emmaillote. Il est vray qu'il s'en faut peu qu'elles n'ayent la gorge aussi unie qu'une feüille de papier, à la réserve des trous que la maigreur y cause, et ils sont toujours en grand nombre. Leurs mains n'ont point de défaut, elles sont petites, blanches et bien faites. Leurs grandes Manches20Martin, p. 73. "Elles ont de très grandes manches, aussi bien que les hommes; les uns & les autres les portent tailladées comme on les a vuës autrefois en France.", qu'elles attachent juste au poignet, contribuent encore à les faire paroître plus petites. Ces Manches sont de Tafetas de toutes couleurs, comme celles des Egyptiennes, avec des Manchettes d'une Dantelle fort haute. Le corps est d'ordinaire d'étoffe d'Or et d'Argent, mêlée de couleurs vives; les Manches en sont étroites, et celles de Tafetas paroissent au lieu de la Chemise.Les personnes de qualité ont cependant de fort beau linge, mais toutes les autres n'en ont presque point; il est cher et rare; avec cela les Espagnols ont là sotte gloire de le vouloir fin, et tel qui pourroit avoir six Chemises un peu grosses, aime mieux n'en acheter qu'une fort belle, et rester au lit pendant qu'on la blanchit, ou s'habiller quelquefois à crû, ce qui arrive assez souvent. Ce linge fin est bien maltraité quand on le blanchit, les Femmes le mettent sur des pierres pointuës et le battent à grands coups de bâton, de sorte que les pierres le coupent en cent morceaux. Il n'y a point de choix à faire entre la plus habile Blanchisseuse et celle qui l'est le moins : toutes ces creatures sont également mal adroites.Je reviens à l'Habillement des Dames, que j'ay quitté plusieurs fois pour faire des Digressions sur diverses choses dont je me suis souvenuë. Je vous diray qu'elles ont autour de la gorge une Dentelle de Fil rebrodée de Soye rouge ou verte, d'Or ou d'Argent. Elles portent des Ceintures entieres de Medailles et de Reliquaires. Il y a bien des Eglises où il n'y en a pas tant; elles ont aussi le Cordon de quelque Ordre, soit de Saint François, des Carmelites ou d'autres. C'est un petit Cordon de Laine noire, blanche, ou brune, qui est pardessus, leur Corps, et tombe devant jusqu'au bord de la Juppe. Il y a plusieurs nœuds, et d'ordinaire ces nœuds sont marquez par des Boutons de Pierreries. Ce sont des Vœux qu'elles font aux Saints de porter leur Cordon; mais bien souvent, quel est le sujet de ces Vœux ?Elles ont beaucoup de Pierreries, des plus belles que l'on puisse voir. Ce n'est pas pour une Garniture comme en ont la plûpart de nos Dames de France: celles-cy vont jusqu'à huit ou dix, les unes de Diamans, les autres de Rubis, d'Emeraudes, de Perles, de Turquoises, enfin de toutes les manieres. On les met tres-mal en œuvre : l'on couvre presque tous les Diamans, l'on n'en voit qu'une petite partie. Je leur en ay demandé la raison, et elles m'ont dit qu'il leur sembloit que l'Or étoit aussi beau que les Pierreries. Mais pour moy, je pense que c'est que leurs Lapidaires ne les sçavent pas mieux mettre en œuvre. J'en excepte Verbec, qui le feroit fort bien, s'il vouloit s'en donner la peine.Les Dames portent de grandes Enseignes de Pierreries au haut de leurs corps, d'où il tombe une chaîne de Perles, ou dix ou douze nœuds de Diamans, qui se rattachent sur un des côtez du corps. Elles ne mettent jamais de Colier; mais elles portent des Bracelets, des Bagues et des Pendans d'Oreilles,21Martin, p. 73. "Icy, leur passion est d'avoir des Montres, des Bagues, des Rubans, des Evantails. Les Poinçons & les pendans d'oreille y sont d'une extraordinaire grandeur." qui sont bien plus longs que la main, et si pesans, que je ne comprends point comment elles peuvent les porter sans s'arracher le bout de l'Oreille. Elles y attachent tout ce qui leur semble de joly. J'en ay vû qui y mettoient des Montres assez grandes; d'autres des Cadenats de Pierres precieuses, et jusqu'à des Clefs d'Angleterre fort bien travaillées, ou des Sonnettes. Elles mettent des Agnus et des petites Images sur leurs manches, sur leurs épaules, et par tout. Elles ont la tête toute chargée de Poinçons, les uns faits en petites Mouches de Diamans, et les autres en Papillons, dont les Pierreries marquent les couleurs. Elles se coëffent22Martin, p. 76. "Leurs coëffures sont seulement de leurs cheveux, qu'elles cordonnent avec beaucoup de rubans, & les laissent pendre par derrière leur tête, qui n'est jamais couverte que de leur mante quand elles vont en ville." de différentes manieres, mais c'est toujours la tête nuë; elles séparent leurs cheveux sur le côté de la tête, et les couchent de travers sur le front; ils sont si luisans, que sans exageration l'on s'y pourroit mirer. D'autrefois elles mettent une tresse de faux cheveux, la plus mal-faite que l'on sçauroit voir; ils tombent épars sur leurs épaules, et c'est de peur de méler les leurs qui sont admirablement beaux. Elles se font d'ordinaire cinq nattes, ausquelles elles attachent des nœuds de Ruban, ou qu'elles cordonnent de Perles; elles les noüent toutes ensemble à la ceinture, et l'Esté lorsqu'elles sont chez elles, elles les envelopent dans un morceau de Taffetas de couleur, garny de Dentelles de Fil. Elles ne portent point de Bonnet, ni le jour, ni la nuit23Martin, p. 72. "Ils couchent tous sans bonnet...". J'en ay vû qui avoient des Plumes couchées sur la tête comme les petits Enfans. Ces Plumes sont fort fines, et mouchetées de differentes couleurs, ce qui les rend beaucoup plus belles. Je ne sçay pourquoy l'on n'en fait pas de mème en France.24L'enthousiasme de Mne d'Aulnoy pour les femmes espagnoles est partagé par Lady Fanshawe qui séjourna à Madrid de 1665 à 1666. "They [Les Espagnols] are generally pleasant and facetious company, but in this their women exceed; who seldom laugh, and never aloud, but [are] the most witty in repartees and stories and notions in the world. They sing, but not well, their way being between Italian and [Engl]ish. They play of all kinds of instruments likewise, and dance with castañetas very well. They work little, but that rarely well, especially in monasteries. They all paint white and red, from the Queen to the cobbler's wife, old and young, widows excepted, which (sic) never go out of close mourning, nor wear gloves, nor shew their hair after their husband's death, and seldom marry. They are the finest shaped women in the world, not tall; their hair and teeth are most delicate. They seldom have many children.)) The Memoirs of Ann Lady Fanshawe. Wife of the Right Honble Sir Richard Fanshawe. Bart. 1600-72. London, New York, 1907, in-80, pp. 167-168.Brunel, pp. 96-97 (R. H. p. 186) s'exprime dans un sens tout contraire : "Nous remarquasmes que toutes les Dames sont fardées auec excez, & qu'elles en mettent tant, qu'elles s'en rendent les iouës de couleur d'écarlatte, mais d'une façon si grossiere qu'on diroit qu'elles ont plus trauaillé à se déguiser qu'à s'embellir, aussi sont-elles si laides, que tout le fard du monde mis le plus adroitement ne sçauroit y remedier."La Princesse des Ursins n'est guère plus élogieuse pour l'esprit des dames espagnoles, tant vanté par Mme d'Aulnoy: "Les dames qui pourraient avoir l'honneur de lui [la reine Louise de Savoie] tenir compagnie ne pourraient pas venir au palais avant les cinq heures; et quand il fait chaud, il serait encore plus tard quand elles sortiraient de chez elles, parce qu'elles se lèvent la plupart à onze heures, midi, dînent à deux ou trois heures, et puis font la sieste; quand elles sont dans la chambrë de la reine, après s'être mises à genoux pour lui baiser la main, elles s'asseyent à bas, la plupart sans parler. Si S. M. et moi ne soutenions la conversation le plus qu'il est possible, elle tomberait absolument. On leur demande s'il n'y en a point qui dansent, qui chantent, qui jouent de quelque instrument, qui aiment la promenade à pied ou qui aiment à jouer aux cartes; elles répondent que non : vous m'avouerez, madame, qu'il est difficile de pouvoir faire usage de telles personnes. Ce qu'elles font à merveille cependant, c'est de demander continuellement des grâces pour elles, pour leurs amis et pour leurs domestiques : lorsqu'on leur en accorde, elles disent que c'est une justice, et qu'on ne pouvait leur refuser. Il arrive souvent qu'en faisant leurs remercîments elles demandent une autre grâce : quand elles ne l'obtiennent pas, elles s'en plaignent hautement en disant que le refus qu'on leur fait est absolument contre leur punto. Elles ont, outre cela, la bonne qualité de ne vouloir point du tout travailler : il y en a qui portent des chapelets autour de leur cou, des agnus sur leurs épaules, de petites croix, plusieurs reliques et le rosaire à la main. Toutes ces manières, madame, peuvent avoir leur mérite, mais il faut avouer qu'elles n'ont pas celui d'être réjouissantes."Lettres inédites de Mme de Maintenon à Mme la Princesse des Ursins. Paris, 1826, 4 Vol. In-80. t. III, P. 441-442.Les jeunes Filles, ou les nouvelles mariées ont des Habits tres-magnifiques, et leurs Jupes de dessus sont de couleur brodées d'or. J'ay été voir la Princesse de Monteleon : c'est une petite personne qui n'a pas treize ans; on vient de la marier à son Cousin germain nommé Don Nicolo Pignatelli. Sa Mere est Fille de la Duchesse de Terranova, nommée pour être la Camarera Major de la nouvelle Reine. Elles demeurent toutes ensemble; c'est à dire les Duchesses de Terranova, d'Hijar, et de Monteleon, avec la jeune Princesse de ce nom et ses petites Sœurs. La Duchesse de Terranova peut avoir soixante ans.25Mme d'Aulnoy eut-elle des renseignements privés sur la Duchesse de Terranova ? Le comte de Mérode-Westerloo écrit dans ses Mémoires (1, p. 31): "La duchesse de Terra-Nova, si fameuse par son esprit et ses richesses, et qui avoit quitté sa charge de camarera mayor de la reine régnante, Marie-Louise, n'étoit pas encore entrée chez la reine mère. Elle étoit encore dans son palais, qui est des plus magnifiques."Mérode-Westerloo (né en 1674) passa en Espagne avec sa mère et son beaupère, le due de Holstein, les années de 1686 (arrivée à Madrid la veille de la Saint Jean) à 1689 (départ au mois de septembre). En 1701 il épousa la fille aînée du duc de Monteleon, ce même Don Nicolà Pignatelli dont il est question ici : elle était donc l'arrière-petite-fille de la Duchesse de Terranova. Il pouvait ainsi connaître assez bien le caractère de la vieille duchesse. D'autre part il avait lu les livres sur l'Espagne de M-e d'Aulnoy. Mais nulle part il ne fait d'objections à ce que Mme d'Aulnoy dit de la Duchesse de Terranova, quoiqu'elle ne l'ait pas toujours flattée. Le portrait que Mme d'Aulnoy en donne ici peut être complété par le passage suivant des Mémoires (p. 81): "Elle est puissamment riche; son humeur est fière et imperieuse avec les personnes qui sont au-dessus d'elle, insupportable avec ses égales, douce et bonne avec ses inférieures; elle a de l'esprit, de la fermeté et de la pénétration; elle est froide et sérieuse, gardant la gravité espagnole, sans faire un pas ni une démarche qui ne soient compassés; elle parle peu et dit un : je le veux, ou je ne le veux pas, à faire trembler. C'est une femme maigre et pâle; elle a le visage long et ridé, les yeux petits et rudes, et elle est fort dangereuse ennemie."Les autres indications des Mémoires furent fournies à Mme d'Aulnoy par le Pseudo-Villars. MaParente est fort de ses Amies, et elle nous reçût avec une honnêteté qui ne luy est pas ordinaire; car elle est la plus fiere personne du Monde, et elle en a bien l'air. Le son de sa voix est rude, elle parle peu, elle affecte quelque bonté; mais si ce que l'on dit est vray, elle n'en a point du tout dans le cœur. On ne peut avoir plus d'esprit et plus de pénetration qu'elle n'en a; elle nous parla fort de la Charge qu'elle alloit remplir dans la Maison de la Reine. Je n'oublieray rien, disoit-elle, pour luy être agreable j'entreray dans tout ce qui pourra luy faire quelque plaisir; je sçai qu'une jeune Princesse, qui est née Françoise, doit avoir un peu plus de liberté que n'en auroit une Infante d'Espagne élevée à Madrid. Ainsi, il ne tiendra pas à moy qu'elle ne trouve aucune difference entre son Pays et celui-cy. Elle me donna un Chapelet de Palo d'Aguila; c'est un bois rare qui vient des Indes. En verité, quand je le tiens, il tombe jusqu'à terre. Il y a deux touffes de petits Rubans de Tafetas vert, et à chacune environ trois cens aûnes. Elle me donna aussi des Bucaros de Portugal; ce sont des Vases de terre sigelée, garnis de Filigrane, et elle me regala encore de plusieurs petits Bijoux fort jolis.Il seroit difficile de rien voir de plus somptueux que leur Maison; elles occupent des Appartemens hauts, qui sont tendus de Tapisseries toutes relevées d'Or. L'on voit dans une grande Chambre plus longue que large, des Portes vitrées qui entrent dans des Cabinets ou Cellules. Il y a d'abord celle de la Duchesse de Terranova, tapissée de gris, avec un Lit de même, et le reste fort uny. A côté étoit couchée sa Fille la Duchesse de Monteleon, laquelle est Veuve, et meublée comme sa Mere. Ensuite on trouve la Chambre de la Princesse de Monteleon, qui n'est, pas plus grande que les autres, mais dont le Lit est de Damas, Or et Vert, doublé de Brocard d'argent, avec du Point d'Espagne. Il y avoit autour des Draps un Passement d'Angleterre de demie aûne de hauteur. Vis à vis étoient les Chambres des petites de Monteleon et d'Hijar, toutes meublées de Damas blanc. Elles sont nommées pour être Menines de la Reine. Ensuite étoit la petite Chambre de la Duchesse d'Hijar, meublée de Velours cramoisy à fond d'Or. Elles n'étoient toutes separées les unes des autres, que par des Cloisons de bois de senteur; et elles me dirent que six de leurs Femmes couchoient dans la Chambre sur des Lits qu'elles y mettoient le soir.Les Dames étoient dans une grande Gallerie, couverte de Tapis de pied tres-riches; il y a tout autour des Carreaux de Velours cramoisy en broderie d'Or qui sont plus longs que larges, et de grands Cabinets de Pieces de rapport, enrichis de Pierreries, lesquels ne sont pas faits en Espagne; des Tables d'argent entre deux; et des Miroirs admirables tant pour leur grandeur que pour leurs riches Bordures, dont les rnoins belles sont d'argent. Ce que j'ay trouvé de plus beau, ce sont des Escaparates: c'est une espèce de petit Cabinet fermé d'une grande Glace, et remply de tout ce qu'on se peut figurer de plus rare, soit en Ambre gris, Porcelaines, Cristal de Roche, Pierre de Bezoard, Branches de Corail, Nacre de Perles, Filigrane d'Or, et mille autres choses de prix. J'y vis la tête d'un Poisson, sur laquelle il y avoit un petit Arbre; il n'est ni de bois, ni de mousse; il tient au crane du Poisson, qui est assez petit. Cela me parut fort curieux.Nous étions plus de soixante Dames dans cette Galerie, et pas un pauvre Chapeau. Elles étoient toutes assises par terre, les jambes en croix sous elles; c'est une ancienne habitude qu'elles ont gardée des Mores. Il n'y avoit qu'un Fauteüil de Maroquin, piqué de Soye, et fort mal fait. Je demanday pour qui il étoit destiné. On me dit que c'étoit pour le prince de Monteleon, qui n'y entrait qu'aprés que toutes les Dames étoient retirées. Je ne pouvois demeurer assise à leur mode, et je me mis sur les Carreaux. Elles étoient cinq ou six ensemble, ayant au milieu d'elles un petit Brasier d'argent plein de noyaux d'Olives, pour ne pas entêter. Quand il arrivoit quelque Dame, la Naine ou le Nain le venoit dire, mettant un genou en terre. Aussitôt elles se levoient toutes, et la petite Princesse alloit la premiere jusqu'à la porte recevoir celle qui venoit la voir sur son Mariage. Elles ne se baisent point en se salüant, je croy que c'est pour ne pas emporter le plâtre qu'elles ont sur le visage, mais elles se presentent la main dégantée, et en se parlant elles se disent Tu et Toy, et elles ne s'appellent ni Madame, ni Mademoiselle, ni Altesse, ni Excellence; mais seulement Doña Maria, Doña Clara, Doña Teresa. Je me suis informée d'où vient qu'elles en usent si familierement, et j'ay appris que c'est pour n'avoir aucun sujet de se fâcher entr'elles; et que comme il y a beaucoup de manieres de se parler, qui marquent, quand elles veulent, une entiere difference de qualité et de rang, et que toutes ces differences ne sont pas aisées à faire sans se chagriner quelquefois, pour l'éviter, elles ont pris le party de se parler sans ceremonie. Il faut ajoûter à cela, qu'elles ne se mesalient point26Martin, p. 8o. " Cependant ils ne se mesallient jamais, & c'est ce qui fait que leurs maisons se soùtiennent davantage.", et qu'ainsi ce sont toûjours des personnes de condition. Les Femmes de la Robe ne vont pas même chez les Femmes de la Cour, et un Homme de Naissance épouse toujours une Fille de Naissance. On ne voit point là de Roture entée sur la Noblesse comme en France; ainsi elles ne risquent guére quand elles se familiarisent ensemble. S'il vient cent Dames de suite, on se leve autant de fois, et l'on marche comme à une Procession, pour les aller recevoir jusques dans l'Antichambre. J'en fus si fatiguée ce jour-là, que j'en étois d'assez méchante humeur27.Mme de Villars, p. 95-97. "J'ai reçu depuis peu mes visites. La manière dont se passe cette cérémonie, est une chose assez singulière... je ne vous dirai point les pas comptés que l'on fait pour aller- recevoir les dames, les unes à la première estrade, les autres à la seconde ou à la troisième...Il faut en entrant et en sortant, passer devant toutes ces dames... Ces visites durent tout le jour. On les conduit dans une chambre couverte de tapis de pied, un grand brasier d'argent au milieu. Je n'publierai pas de vous dire que dans ce brasier il n'y a point de charbon, mais de petits noyaux d'olives qui s'allument, et qui font le plus joli feu du nionde, une petite vapeur douce. Ce feu dure plus que la journée. La manière de s'entretenir et de se faire des amitiés seroit trop longue à vous dire. Toutes ces femmes causent comme des pies dénichées, très-parées en beaux habits et pierreries... mais revenons à notre brasier; toutes assises sur nos jambes, sur ces tapis, car quoiqu'il y ait quantité d'almohadas, ou carreaux, elles n'en veulent point, Dès qu'il y a cinq ou six dames, on apporte la collation, qui recommence une infinité de fois. On présente d'abord de grands bassins de confitures sèches; ce sont des filles qui servent; après cela quantité de toutes sortes d'eaux glacées, et puis du chocolat; ce qu'elles ont mangé ou emporté de marrons glacés, qu'elles nomment castagnes, ne se peut comprendre, tant elles les trouvent bons. Il règne une grande honnêteté parmi elles, touchées de plaire et de faire plaisir.." p. 100. "J'oubliai de vous dire que toutes ces grandes dames ne se parlent que par tu et toi; c'est une marque d'amitié. Nous commençons à nous tutoyer. Le roi et la reine usent de ces termes entr' eux."Elles étoient toutes fort parées; et comme je vous l'ay déjà dit, elles ont des Habits magnifiques, et des Pierreries d'une grande beauté. Il y avoit deux Tables d'Ombre, où l'on joüoit gros jeu sans bruit. je ne connois rien à leurs Cartes; elles sont aussi minces que du Papier, et peintes tout autrement que les nôtres. Il semble que l'on ne tient qu'une Lettre pliée quand on a un Jeu dans la main; il seroit bien aisé à un Filou d'escamotter plusieurs Cartes ou un jeu tout entier.L'on parloit là de toutes les nouvelles de la Cour et de la Ville. Leur conversation est libre et agreable, et il faut convenir qu'elles ont une vivacité dont nous ne pouvons approcher. Elles sont caressantes, elles aiment à loüer, elles loüent d'une maniere noble, pleine d'esprit, et de discernement. Je suis surprise qu'elles ayent tant de memoire avec un si grand feu d'esprit. Leur cœur est tendre, et même beaucoup plus qu'il ne le faudroit. Elles lisent peu, elles n'écrivent guére; cependant le peu qu'elles lisent leur profite, et le peu qu'elles écrivent est juste et concis.Leurs traits sont fort reguliers et delicats; mais leur grande maigreur choque ceux qui n'y sont pas accoûtumez. Elles sont brunes, leur teint est fort uny; il faut que la petite Verole ne les gâte pas tant icy qu'elle gâte ailleurs, car je n'en ay guére vû qui en soient marquées.Leurs cheveux sont plus noirs que de l'Ebeine, et fort lustrez, bien qu'il y ait quelque apparence qu'elles se peignent longtemps avec le même Peigne; en effet je vis l'autre jour chez la Marquise d'Alcañizas28Mme Carey (p. 283, n. i) écrit : "Madame d'Aulnoy cite ce nom fort mal à propos. L'héritière du marquisat d'Alcañizas était mariée au duc de Medina-de-Rioseco, amirante de Castille." C'est pourtant Mme d'Aulnoy qui était bien renseignée : Da Juana de Velasco, fille aînée de Don Bernardino Fernéndez de Velasco y Tovar, septième Connétable de Castille et sixième Duc de Frias, était bien la sœur du huitième connétable de Castille et avait épousé en troisièmes noces, en 1651. Don Juan Enriquez de Almansa Borja Inca y Loyola, septième marquis d'Alcañices. En premières noces Da, Juana de Velasco avait épousé non "le comte duc d'Olivares", comme dit Mme d'Aulnoy, mais le fils naturel du comte-duc, Julian Valcarcel, anobli sous le nom de Don Enrique Felipez de Guzmàn, second duc de Sanlùcar la Mayor (Fernàndez de Bethencourt,t. II,p.-45I-452.)Da, Juana de Velasco, loin d'être enfermée dans un couvent par son père, après la mort de son mari, comme l'affirment Dunlop (Memoirs of Spain, t. I, p. 349) et d'après lui Mme Carey (Mémoires de la Cour d'Espagne, p. :13, fin de la note I de la p. 12) se remaria deux fois. En 1679 la marquise d'Alcañcies avait 53 ans. Elle ne mourut qu'en 1688. La Gazette (1688, p. 637) annonça sa mort dans les termes suivants : "La Marquise d'Alcañizes, sœur du Connestable de Castille, est morte depuis quelques jours."Il aurait cependant été plus exact en 1679 de l'appeler la marquise douairière d'Alcañices, car à la mort de son mari, survenue en 1675, le titre de marquise d'Alcañices passa en effet à sa fille Doña Teresa Enriquez d'Almanza qui était mariée non à l'amirante de Castille, comme le dit Mme Carey, mais à son frère, Don Luis Enriquez de Cabrera. (Vayrac, Etat présent de l'Espagne, t. 111, p. 21.) (c'est la Sœur du Connétable de Castille, qui avoit épousé en premieres nôces le Comte Duc d'Olivarés) sa Toilette mise; et bien que cette Dame soit une des plus propres et des plus riches, cette Toilette étoit sur une petite Table d'argent, et consistoit en un morceau de Toile des Indes, un Miroir de la grandeur de la main, deux Peignes avec une Pelote, et dans une Tasse de Porcelaine, du Blanc d'œuf battu avec du Sucre Candy. Je demanday à une de ses Femmes ce qu'elle en faisoit. Elle me dit que c'étoit pour se décrasser, et se rendre le visage luisant. J'en ay vû qui avoient le front si lustré, que cela surprenoit. L'on diroit qu'elles ont un Vernis passé sur le visage, et la peau en est tenduë et tirée d'une telle maniere, queje ne doute pas qu'elle ne leur fasse mal. La plûpart des Femmes se font les sourcils, elles n'en laissent qu'un filet; rien n'est plus vilain à mon gré; mais ce qui l'est bien davantage, c'est qu'elles se peignent le milieu du front, afin que leurs sourcils paroissent joints; c'est à leur gré une beauté incomparable.Il y en a beaucoup cependant qui n'ont pas cette inclination, et j'ay trouvé des Espagnoles plus regulierement belles que nos Françoises, malgré leur coëffure de travers, et le peu d'accompagnement qu'elles donnent à leur visage. L'on peut dire qu'il est comme hors d'ceuvre, sans aucuns cheveux dessus, ni Cornette, ni Rubans; mais aussi en quel Pays y a-t-il des yeux semblables aux leurs? Ils sont si vifs, si spirituels, ils parlent un langage si tendre et si intelligible, que quand elles n'auroient que cette seule beauté, elles pourroient passer pour belles, et dérober les cœurs. Leurs dents sont bien rangées, et seroient assez blanches, si elles en prenoient soin, mais elles les negligent. Outre que le Sucre et le Chocolat les leur gâtent, elles ont la mauvaise habitude, et les Hommes aussi, de se les nettoyer avec un curedent, en quelque compagnie qu'ils soient; c'est une de leurs contenances ordinaires. On ne sçait ce que c'est ici que de les faire accommoder par les gens du Métier, il n'y en a point; et quand il en faut arracher, les Chirurgiens le font comme ils peuvent.Je demeuray surprise, en entrant chez la Princesse de Monte- leon, de voir plusieurs Dames fort jeunes avec une grande paire de lunettes sur le nez, attachée aux oreilles; et ce qui m'étonnoit encore davantage, c'est qu'elles ne faisoient rien où des lunettes leur fussent necessaires; elles causoient et ne les ôtoient point, l'inquiétude m'en prit, et j'en demanday la raison à la Marquise de la Rosa, avec qui j'ay lié une grande amitié; c'est une jolie personne, qui sçait vivre, et dont l'esprit est bien tourné; elle est Napolitaine. Elle se prit à rire de ma question, et elle me dit que c'étoit pour la gravité, et que l'on ne les mettoit pas par besoin, mais seulement pour s'attirer du respect. Voyez-vous cette Dame, me dit-elle en m'en montrant une qui étoit assez proche de nous, je ne croy pas que depuis dix ans elle les ait quittées que pour se coucher. Sans exageration, elles mangent avec, et vous rencontrerez dans les rües et dans les Compagnies beaucoup de Femmes et d'Hommes qui ont toujours leurs lunettes. Il faut à ce propos, continua-t-elle, que je vous dise qu'il y a quelque tems que les Jacobins avoient un Procez de la derniere consequence : ils en craignoient assez l'évenement pour n'y rien negliger. Un jeune Pere de leur Convent avoit des Parents de la premiere qualité, qui solliciterent à sa priere tres fortement. Le Prieur l'avoit assuré qu'il n'y avoit rien qu'il ne deût se promettre de sa reconnoissance, si par son credit le Procez se gagnoit; enfin le Procez se gagna, le jeune Pere transporté de joye courut luy en dire la nouvelle, et se preparoit à luy demander en même tems une grace qu'il avoit fort envie d'obtenir. Mais le Prieur, aprés l'avoir embrassé, luy dit d'un ton grave: Hermano, ponga las ojalas; cela veut dire: Mon Frere, mettez des lunettes. Cette permission combla le jeune Moine d'honneur et de joye; il se trouva trop bien payé de ses soins, et il ne demanda rien davantage. Le Marquis d'Astorgas, ajouta-t-elle, étant Vice-Roy de Naples, fit tirer son Buste en Marbre et il ne manqua pas d'y faire mettre ses belles Lunettes. Il est si commun d'en porter que j'ay entendu dire qu'il y a des differences dans les Lunettes comme dans les rangs; à proportion que l'on éleve sa fortune, l'on fait grandir le Verre de sa Lunette, et on la hausse sur son nez. Les Grands d'Espagne en portent de larges comme la main, que l'on appelle Ocales pour les distinguer. Ils se les font attacher derriere les Oreilles, et les quittent aussi peu que leur Golille. Ils en faisoient autrefois venir les Verres de Venise, mais depuis que le Marquis de la Cueva fit cette entreprise, qui fut nommée le Triumvirat, parce qu'ils étoient trois qui vouloient mettre le feu dans l'Arcenal de Venise avec des Miroirs ardens, afin de rendre par ce moyen le Roy d'Espagne Maître de cette Ville, les Venitiens à leur tour firent faire un grand nombre d'Ocales, qu'ils envoyerent à leur Ambassadeur à Madrid. Il en regala toute la Cour, et tous ceux qui les mirent, en penserent devenir aveugles; car c'étoit des Miroirs ardents, tres bien travaillez et enchassez dans une Matiere si combustible, que les Moindres Rayons du Soleil mettoient tout en feu. Il arriva qu'un jour de Conseil on avoit laissé une Fenestre ouverte dans le lieu où ils étoient assemblez; de maniere que le Soleil frappant à plomb sur les Lunettes, il se fit tout d'un coup un espece de feu d'artifice, fort dangereux pour les Sourcils et les Cheveux; tout fut brûlé, et l'on ne peut s'imaginer jusqu'où alla l'épouvante de ces venerables Vieillards. Je voudrois bien, dis-je à la Marquise, pouvoir croire cette Avanture, car elle me paroît fort plaisante. Comme je ne l'ay pas vûe, reprit-elle en soûriant, je ne veux pas vous assurer positivement qu'elle soit vraye, mais ce que j'ay d'Original, c'est l'affaire des Jacobins que je vous ay racontée. J'ay remarqué depuis des personnes de Qualité dans leurs Carosses, quelquèfois seules, et quelquefois plusieurs ensemble, le nez chargé de ces Lunettes, qui font peur à mon gré.Nous fîmes colation chez la Princesse; ses Femmes vinrent, au nombre de dix-huit, tenant chacune de grands Bassins dArgent remplis de Confitures seiches, toutes enveloppées de Papier coupé exprés et doré. Il y a une Prune dans l'un, une Cerise ou un Abricot dans l'Autre, et ainsi du reste. Cela me parût fort propre, car au moins on peut en prendre et en emporter, sans sallir ses mains ny sa Poche. Il y a de vieilles Dames, qui aprés s'être crevées d'en manger, ont cinq ou six Mouchoirs qu'elles apportent exprés, et elles les emplissent de Confitures; bien qu'on le voye, on n'en fait pas semblant; l'on a l'honnêteté de leur en laisser prendre tant qu'elles veulent, et même d'en aller encore querir. Elles attachent ces Mouchoirs avec des Cordons tout autour de leur Sacristain. Cela ressemble au crochet d'un garde manger, où l'on pend du Gibier. L'on presenta en suite le Chocolat, chaque Tasse de Porcelaine sur une petite Soucoupe d'Agate, garnie d'Or, avec du Sucre dans une Boëte de même. Il y avoit du Chocolat à la glace, d'autre chaud, et d'autre avec du Lait et des Œufs; on le prend avec du Biscuit, ou du petit Pain aussi sec que s'il étoit rôty, et que l'on fait exprés. Il y a des Femmes qui en prennent jusqu'à six Tasses de suite, et c'est souvent deux et trois fois par jour. Il ne faut pas s'étonner si elles sont si seiches, puisque rien n'est plus chaud, et outre cela elles mangent tout si poivré et si épicé, qu'il est impossible qu'elles n'en soient brûlées. Il y en avoit plusieurs qui mangeoient des morceaux de Terre sigelée. Je vous ay déjà dit qu'elles ont une grande passion pour cette Terre, qui leur cause ordinairement une opilation; l'Estomach et le Ventre leur enflent et deviennent durs comme une pierre, et elles sont jaunes comme des Coins. J'ay voûlu tâter de ce ragoût tant estimé et si peu estimable j'aimerois mieux manger du Grés.Si l'on veut leur plaire, il faut leur donner de ces Bucaros, qu'elles nomment Barros; et souvent leur Confesseur ne leur impose point d'autre Penitence, que d'être un jour sans en manger. L'on dit qu'elle a beaucoup de proprietez; elle ne souffre point le Poison, et elle guerit de plusieurs maladies. J'en ay une grande Tasse qui tient une Pinte; le Vin n'y vaut rien, l'Eau y est excellente, il semble qu'elle boüille quand elle est dedans, au moins on la voit agitée et qui frissonne (je ne sçay si cela se peut dire), mais quand on l'y laisse un peu de tems, la Tasse se vuide toute, tant cette Terre est poreuse; elle sent fort bon. L'on nous donna des Eaux tres bien faites, l'on peut dire qu'il n'y a point de lieu où l'on boive plus frais; ils ne se servent que de la Neige, et tiennent qu'elle rafraîchit bien mieuxque la Glace; c'est la coûtume icy avant que de prendre du Chocolat, de boire de l'eau foit fraîche; on tient qu'il est mal sain autrement.Après que la colation fut finie, l'on apporta des Flambeaux. Il entra un petit bonhomme tout blanc, qui étoit le Gouverneur des Pages: il avoit une grande Chaîne d'Or au col avec une Medaille; c'étoit le présent qu'il eut aux Nôces du Prince de Monteleon. Il mit un genoüil en Terre au milieu de la Galerie, et dit tout haut : Loué soit le Tres-Saint Sacrement; à quoy tout le monde répondit : A jamais29Jouvin, p. 78. "Quand ils rencontrent quelqu'un par le chemin, ou qu'ils entrent dans la maison de quelque amy, ils se servent ordinairement de ces paroles : Alabado sea el sanctissimo Sacramento. Loüé soit le tres-saint Sacrement. A quoy il faut répondre : Por sempre, pour jamais.". On a cette coûtume quand on apporte de la lumière. En suite vingt-quatre Pages entrerent deux à deux, qui vinrent les uns après les autres mettre de même un genoüil en terre; ils portoient chacun deux grands Flambeaux ou un Belon ; et quand ils les eurent posez sur les Tables, et sur les Escaparates, ils se retirerent avec la même ceremonie. Alors toutes les Dames se firent les unes aux autres une grande reverence, l'accompagnant d'un souhait comme, quand on éternuë. Il faut vous dire que ces Belons sont des Lampes élevées sur une Colonne d'Argent, qui a son pied fort large; il y a huit ou douze canaux à la Lampe, et quelquefois moins, par lesquels la Meche passe, de sorte que cela fait une clarté surprenante. Et pour qu'elle soit encore plus grande, on y attache une plaque d'Argent, sur laquelle elle refléchit. On n'est point incommodé de la fumée, et l'huile qu'on y brûle vaut l'huile de Provence que l'on mange en Salade. J'ay trouvé cette mode fort jolie. Lors que tous les Flambeaux eurent été posez dans la Gallerie où ils devoient être, la jeune Princesse de Monteleon dit à ses Femmes d'apporter ses habits de Nôces pour que je les visse. Elles allerent querir trente Corbeilles d'Argent, aussi grandes et profondes que celles que nous appellons des Mannes, dans lesquelles on porte le Couvert. Elles étoient si lourdes, qu'elles se mirent quatre à chacune. Il y avoit dedans tout ce qui se peut voir de plus beau et de plus riche, selon la Mode du Pays; entre-autres six Juste-au-corps de Brocard d'Or et d'Argent, faits en petites Vestes pour s'habiller le matin, avec des Boutons, les uns de Diamants, les autres d'Emeraudes, et ainsi chacun en avoit six douzaines. Le linge et les Dentelles n'étoient pas moins propres que tout le reste. Elle me montra ses Pierreries, qui sont admirables, mais si mal mises en ceuvre, que les plus gros Diamants ne paroissent pas tant, qu'un de trente Loüis que l'on auroit mis en ceuvre à Paris.Je ne vous écriray pas souvent, parce que je veux toûjours avoir une provision de nouvelles à vous mander; c'est une recolte qu'on ne fait pas ici tout d'un coup. Pardonnez-moy la longueur de cette Lettre, et le peu d'ordre que j'y ay gardé; je vous dis les choses à mesure qu'elles me viennent dans l'esprit, et je les dis toutes fort mal; mais comme vous m'aimez, ma chere Cousine, cela me rassure contre mes fautes.De Madrid, ce 29 Mars 1679.NEUVIEME LETTREJ'apprehende que vous ne soyez fâchée de ce que j'ay laissé passer un Ordinaire sans vous écrire; mais, ma chere Cousine, je voulois être informée de plusieurs choses, dont je vais vous rendre compte.Je vous parleray d'abord des Eglises de Madrid. Je les trouve fort belles, et tres-propres. Les Femmes de qualité n'y vont guére, parce qu'elles ont toutes des chapelles dans leurs Maisons; mais il y a de certains jours de l'année où elles ne manquent pas d'y aller : ceux de la Semaine Sainte en sont. Elles y font leurs Stations, et quelquefois elles vont s'y confesser.L'Eglise de Nôtre-Dame d'Atocha1Jouvin, p. 120. " le Convent de Nostra Señora de Atocha : il y a une Chapelle de Nostre-Dame des mieux parées, & des plus fréquentées de Madrid; la Vierge y paroist au milieu d'une coupe ou grand bassin d'argent, tenant son petit Jesus, qui ont chacun une couronne faite en forme de Soleil, toute couverte de perles, & de pierreries : je me souviens d'y avoir compté plus de cent lampes d'argent toutes grosses. Cette Chapelle est le lieu de la plus grande dévotion de la ville, où en tout temps on voit arriver des carrosses, & quantité de monde qui y vient faire ses prieres, & ses stations, bien que ce Convent soit à un bout des plus éloignez de la ville de Madrid,..", c'est à dire Nôtre-Dame du Buisson, est fort belle. Elle est dans l'enceinte d'un vaste Couvent, où il y a un grand nombre de Religieux qui ne sortent presque jamais; c'est une de leurs Observances. Leur vie est fort austere; l'on y vient en devotion de toutes parts, et lorsque les Rois d'Espagne ont eu quelque heureux évenement, c'est le lieu où ils font chanter le Te Deum. Il y a une Vierge qui tient le petit Jesus, que l'on dit être miraculeuse. Elle est noire; on l'habille fort souvent en Veuve; mais aux grandes Fêtes, elle est richement vêtuë et si couverte de Pierreries, qu'il ne se peut rien voir de plus magnifique. Elle a particulierement un Soleil autour de la tête, dont les rayons jettent un eclat admirable. Elle a toûjours un grand Chapelet dans sa main, ou à sa ceinture. Cette Chapelle est à côté de la Nef de l'Eglise, dans un lieu qui sembleroit fort sombre, s'il n'y avoit plus de cent grosses Lampes d'Or et d'Argent toûjours allumées. Le Roy y a son Balcon avec une Jalousie devant. L'on se sert dans toutes les Eglises de certains ronds de jonc tres-propres, que l'on met sous ses genoux; et lorsqu'il arrive une Personne de qualité, ou une Dame étrangere, le Sacristain apporte un grand Tapis devant elle, sur lequel il met un Prie-Dieu, et des Carreaux, ou bien il la fait entrer dans de petits Cabinets tous peints et dorez, avec des Vîtres autour, où l'on est fort commodement. Il n'est point de Dimanches, que l'Autel ne soit éclairé de plus de cent Cierges. Il est paré d'une prodigieuse quantité d'Argenterie, et cela est ainsi dans toutes les Eglises de Madrid. L'on y fait des Parterres. de Gazon ornez de Fleurs, on les embellit de quantité de Fontaines, dont l'eau retombe dans des Bassins, les uns d'Argent, les autres de Marbre ou de Porphire. L'on met autour un grand nombre de gros Orangers aussi hauts que des Hommes, qui sont dans de fort belles Caisses, et l'on y laisse aller des Oiseaux2Jouvin, p. 130. "Cette Eglise [Eglise de los Reyes à Tolède] est belle... nous y vismes plusieurs orangers dans de grands pots sur les dégrez du Maistre-Autel, où ils faisoient comme une allée, & une perspective à cette Chapelle. Cela nous parut fort recreatif, principalement à cause de plusieurs cages qui estoient çà & là remplies d'oyseaux qui chantoient à merveille...", qui font des manieres de petits Concerts. Cela est presque toute l'Année, comme je viens de vous le representer, et les Eglises ne sont jamais sans Orangers et sans Jasmins, qui les parfument bien plus agreablement que l'Encens.L'on voit dans la Chapelle de Nuestra Señora de Almunada3Jouvin, p. 115. ".. l'Eglise de Nostra Señuora de Almudena, lieu de grande devotion, où est une Chapelle de Nostre-Dame, ornée de plusieurs grosses lampes, & d'une grande coupe ou vase d'argent, au milieu duquel on voit la Vierge qui est portée par plusieurs Anges qui sont d'argent comme est tout cet Autel, & la balustrade qui le ferme. Ils disent que c'est la premiere figure de la Vierge qui fut apportée par saint Jacques de la terre sainte, qui la cacha dans une tour, au temps que les Maures estoient encore en Espagne, qui vinrent assieger la ville de Madrid, qui pour lors n'estoit pas de si grande estenduë, comme nous l'avons remarqué à plusieurs restes de ses anciennes murailles qu'on voit encore en quelques endroits... où estoit une Chapelle justement au lieu où est à présent celle de Nostra Señuora d'Almudena; qui aprés avoir soustenu un long siege, les viures commençant à manquer, la Vierge fit sortir d'une tour, où on dit qu'elle avoit esté long-temps cachée, une si grande quantité de bled, que les ennemis furent contraints de lever honteusement le siege; cette histoire est dépeinte dans l'Eglise de cette Chapelle."De la forme fautive du texte de Mme d'Aulnoy "Almunada" Mme Carey (Relation, p. 295) a fait un Alucinada assez irrévérentieux., une Vierge, que l'on dit que Saint Jacques apporta de Jerusalem, et qu'il cacha dans une Tour, laquelle étoit dans l'enceinte de Madrid. Les Mores ayant assiegé la Ville, les Habitans se trouverent reduits dans une grande famine, de sorte qu'ils deliberoient de se rendre, lorsque l'on trouva cette Tour pleine de Bled; et une telle abondance ne pouvant qu'être l'effet d'un Miracle, le Peuple ravy prit courage, et se défendit si bien, que les Mores, fatiguez de la longueur du Siege, se retirerent. On trouva ensuite l'Image de la Vierge, et en reconnoissance on luy bâtit une Chapelle, où l'on peignit cette Histoire à Fresque sur les Murs. L'Autel, le Balustre, et toutes les Lampes sont d'Argent massif.Les Minimes4Jouvin, p. 118. ".. le Convent des Peres Minimes qui ont une Chapelle détachée de leur Eglise, consacrée à Nostra Señuora della Soleda, ornée de plusieurs grosses lampes d'argent, comme un lieu de grande devotion; puisque tous les soirs on y vient faire les prieres, & les stations de tous les costez de la ville." ont une Eglise proche de là, dans laquelle est la Chapelle de Nuestra Señora de la Soledad, où l'on dit le Salut tous les soirs; et c'est un lieu de grande devotion, j'entens pour les veritables Devots, car il y a bien des personnes qui s'y donnent rendez-vous.La Chapelle de Saint Isidore5Jouvin, p. 121. "Après la Chapelle de saint Estienne des Dues de Florence dans la ville de Florence, il n'y en a point dans l'Europe qui égale celle de San Sydro, pour la diversité des couleurs du marbre dont elle est tapissée, & de plusieurs figures des Saints distinguées les unes des autres par des colomnes qui donnent un éclat merveilleux à toute cette Chapelle, au milieu de laquelle est le tombeau de San Sydro (qui estoit un laboureur) couvert d'une couronne faite de marbre de plusieurs pieces rapportées qui representent des fleurs de differentes couleurs, avec telle proportion qu'on ne se lasse point d'admirer cette couronne élevée sur quatre hautes colomnes de porphyre. Cette Chapelle est dessous un Dôme qui la couvre à la façon d'Italie, dont les dehors sont ornez des figures des douze Apostres, & de quelques Pyramides tres-bien placées." passe toutes les autres en beauté. C'est le Patron de Madrid, qui n'étoit qu'un pauvre Laboureur Les Murailles de la Chapelle sont toutes incrustées de Marbre de plusieurs couleurs, avec des Colonnes de même, et des Figures de quelques Saints. Son Tombeau est au milieu, et quatre Colonnes de Porphire soûtiennent au dessus une Couronne de Marbre, qui represente des Fleurs avec les couleurs qui leur sont naturelles; rien ne peut être mieux travaillé, et l'on peut dire que l'Art a surpassé la Nature. Les Figures des douze Apôtres ornent au dehors le Dôme de la Chapelle.J'ay vû à Saint Sebastien (qui est à présent ma Paroisse) une Chaire que la Reine Mere a fait faire, pour porter le Saint Sacrement aux Malades6Jouvin, p. 8o. "De plus, quand on porte nostre Seigneur à quelque malade, qui est ordinairement le soir, c'est avec une assemblée, & une suite presque de toutes les personnes de qualité de la ville, chacun le flambeau à la main, & mesme les passans & venans l'accompagnent, si bien qu'il semble que ce soit une Procession suivie d'un concert de Musique de toutes sortes d'instrumens, qui va devant le saint Sacrement, qui s'arreste à toutes les places & les carrefours, comme par toutes les ruës par où il passe, on jouë de ces instrumens, jusqu'à ce qu'il soit arrivé à la maison du malade, d'où il retourne en mesme ordre, c'est ce qu'on ne peut assez loüer chez les Espagnols." quand il fait mauvais tems; elle est de Velours cramoisy en broderie d'Or, couverte de Chagrin et garnie de Clous d'Or. Le tout est orné de grandes Glaces, et ,du milieu de son Imperiale il s'eleve une maniere de petit Clocher remply de plusieurs Clochettes d'Or. Quatre Prestres la portent, lorsque quelque Personne de qualité est malade tt demande à recevoir Nôtre Seigneur. Il est suivy de tous les Gens de la Cour. Plus de mille Flambeaux de Cire blanche éclairent, avec divers Instrumens, et l'on s'arrête dans les grandes Places qui sont sur le chemin, pendant que le Peuple à genoux reçoit la Benediction, et que les Musiciens chantent et jouënt ,de la Harpe et de la Guitarre. C'est ordinairement le soir qu'on le porte ainsi avec beaucoup de ceremonie et de respect7Nouvelle relation de la magnifiqite entrée, p. 7. "Dans les Portes colaterales estoit sur une un Tableau, & en haut une cicogne sur le Palais Royal, par lesquelles Portes entroit la Procession du S. Sacrement accompagnée du Seigneur Dom Philippes IV & dans l'inferieur un Prestre avec le S. Sacrement, & à son costé Rodolphe luy offrant son cheval & à l'autre costé Ia Reyne Mere nostre Maistresse luy offrant une chaise.".Lorsque l'on doit celebrer quelque Fête dans une Eglise, dés la veille l'on fiche de grandes Perches en terre, au haut desquelles sont des especes de Rêcheaux assez profonds, que l'on emplit de Coipeaux de Bois avec du Souffre et de l'Huile. Cela brûle tres longtems, et rend une fort grand clarté; l'on forme des Allées avec ces Perches; c'est une sorte d'illumination tres-agreable. L'on s'en sert aussi dans toutes les Rejoüissances publiques.Les Femmes qui vont à la Messe hors de chez elles, en entendent une douzaine, et marquent tant de distraction, que l'on voit bien qu'elles sont occupées d'autre chose que de leurs Prieres. Elles portent des Manchons8Martin, p. 74. "Elles portent en hiver, qui n'y dure pas longtemps, des manchons d'une extraordinaire grandeur, trois fois plus longs que les nostres & larges à proportion." qui ont plus d'une grande demie aûne de long: ils sont de la plus belle Marthe Zibeline que l'on puisse voir, et valent jusqu'à quatre et cinq cens Ecus. Il faut qu'elles étendent leurs bras tant qu'elles peuvent, pour mettre seulement le bout de leurs doigts à l'entrée de leurs Manchons. Il me semble que je vous ay déjà dit qu'elles sont extremement petites, et ces Manchons ne sont guére moins grands qu'elles. Elles portent toûjours un Eventail, et soit l'Hiver ou l'Esté, tant que la Messe dure, elles s'éventent sans cesse. Elles sont assises dans l'Eglise sur leurs jambes, et prennent du Tabac à tous momens, sans se barboüiller comrne l'on fait d'ordinaire, car elles ont pour cela, aussi bien qu'en toute autre chose, des petites manieres propres et adroites. Lorsqu'on leve Nôtre Seigneur, les Femmes et les Hommes se donnent chacun une vingtaine de coups de poing dans la poitrine, ce qui fait un tel bruit, que la premiere fois que je l'entendis, j'eus une grande frayeur, et je crus que l'on se battoit.Quant aux Cavaliers (je veux parler de ceux qui sont galants de profession, et qui portent un Crespe autour de leur Chapeau), lorsque la Messe étoit finie, ils alloient se ranger autour du Benitier; toutes les Dames s'y rendoient; ils leur presentoient de l'Eau-benite; ils leur disoient en même tems des douceurs; elles y répondoient fort juste en peu de mots, car il faut convenir qu'elles disent précisement ce qu'il faut, et elles n'ont pas la peine de le chercher, leur esprit y fournit sur le champ. Mais Monsieur le Nonce a défendu, sous peine d'excommunication, que les Hommes presentent de l'Eau-benite aux Femmes. L'on dit que cette défense est intervenuë à la priere de quelques Marys jaloux. Quoy qu'il en soit, on l'observe; et même elle porte que les Cavaliers ne se donneront point d'Eau-benite entr'eux.De quelque qualité que soient les Espagnolles, elles n'ont jamais de Carreau dans l'Eglise, et l'on ne leur porte point la Robe. Pour nous, quand nous y entrons avec nos Habits à la Françoise, tout le Monde s'assemble, et nous environne; mais ce qui m'incommode fort, ce sont les Femmes grosses, qui sont beaucoup plus curieuses que les autres, et pour lesquelles on a icy les dernieres complaisances, parce que l'on pretend que lorsqu'elles veulent quelque chose et qu'on la leur refuse, il leur prend aussi-tôt un certain mal qui les fait accoucher d'un Enfant mort, de sorte qu'elles sont en droit de tirailler, de déganter, et de faire tourner les gens comme il leur plaît.Les premiers jours que cela m'arriva, je n'y entendois point raillerie, et je leur parlay si seichement, qu'il y en eut qui se prirent à pleurer, et qui n'oserent y revenir. Mais il y en avoit d'autres qui ne se rebutoient point: elles vouloient voir mes Souliers, mes jarretieres, ce que j'avois dans mes Poches; et sur ce que je ne le souffrois pas, ma Parente me dit que si le Peuple voyoit cela, il nous jetteroit des pierres, et qu'il falloit que je les laissasse faire. Les Filles qui me servent en sont encore plus tourmentées que moy; je n'oserois vous dire jusqu'où va la curiosité de ces Femmes grosses.L'on m'a conté qu'un jeune Homme de la Cour étant éperdüëment amoureux d'une fort belle Dame, que son Mary gardoit à vûë, et ne pouvant trouver moyen de luy parler,il se déguisa en Femme grosse, et fut chez elle; il s'adressa au jaloux, il luy dit qu'il avoit l'antojo (c'est le terme) d'entretenir sa Femme en particulier. Le Mary, deçû par la figure, ne mit point en doute que ce ne fût une jeune Femme grosse, et aussi-tôt il luy fit lonner par son Epouse une longue e tres-agreable audience.Quand il prend envie à ces Femmes grosses de voir le Roy, elles le luy font dire, et il a la bonté de venir dans un grand Balcon qui donne sur la cour du Palais: il s'y tient autant qu'elles veulent.Il y a quelque tems qu'une Espagnolle, nouvellement arrivée de Naples, fit prier le Roy qu'elle le pût voir; et quand elle l'eût assez regardé, transportée de son zele, elle luy dit en joignant les mains : Je prie Dieu, Sire, qu'il vous fasse la grace de devenir un jour Viceroy de Naples. L'on pretend que l'on fit joüer cette piece, pour informer le Roy que la magnificence du Viceroy d'alors, qui n'étoit pas aimé, passoit de beaucoup la sienne. Il vient tres-souvent des Dames au Logis, que nous ne connoissons point, et ausquelles ma Parente fait beaucoup d'honnêtetés, parce qu'elles sont grosses et qu'il ne faut pas les fâcher.Graces au ciel, le Carême est passé, et bien que je n'aye ait maigre que la Semaine Sainte, ce tems-là m'a paru plus long que tout le Carême n'auroit fait à Paris, parce qu'il n'y a point de Beure icy; celuy que l'on y trouve vient de plus de trente lieuës, envelopé comme de petites Saucisses dans des Vessies de Cochon. Il est plein de Vers, et plus cher que le Beure de Vanvre. L'on peut se retrancher sur l'Huile, car elle est excellente, mais tout le monde ne l'aime pas; et moy, par exemple, je n'en mange point sans m'en trouver fort mal.Ajoûtez à cela que le Poisson est tres-rare; il est impossible d'en avoir de frais qui vienne de la Mer, car elle est éloignée de Madrid de plus de quatre-vingts lieuës. Quelquefois l'on y apporte des Saumons, dont on fait des Pâtez qui se mangent à la faveur de l'Epice et du Safran. Il y a peu de Poisson d'Eau douce, et l'on ne s'embarasse guére de tout cela, puisque personne ne fait Carême, ni Maîtres, ni Valets, à cause de la difficulté qu'il y a de trouver de quoy le faire. On prend la Bulle chez Monsieur le Nonce, qui coûte quinze sols de notre Monnoye. Elle permet de manger du Beure et du Fromage pendant le Carême, et les Issuës les Samedis de toute l'Année. Je trouve assez singulier que l'on mange ce jour-là les pieds, la tête, les gesiers, et que l'on n'ose pas manger autre chose du même animal.La Boucherie est ouverte le Carême comme le Carnaval. C'est quelque chose de bien incommode que la maniere dont on y vend la Viande: elle est enfermée chez le Boucher; on luy parle au travers d'une petite Fenêtre; on luy demande la moitié d'un Veau, et le reste à proportion; il ne daigne pas vous répondre, ni vous donner quoi que ce soit. Vous vous retranchez à une Longe de Veau: il vous fait payer d'avance, et puis vous donne par sa Lucarne un Gigot de Mouton; vous la luy rendez, en disant que ce n'est point cela que vous voulez; il le reprend, et vous donne en la place un Aloyau de Bœuf. L'on crie encore plus fort pour avoir la Longe, il ne s'en émeut pas davantage, jette vôtre Argent, et vous ferme la Fenêtre au nez. L'on s'impatiente,l'on va chez un autre qui en fait tout autant, et quelquefois pis; de sorte que le meilleur, c'est de leur demander la quantité de Viande que l'on veut, et de les laisser faire à leur tête. Cette Viande fait mal au cœur, tant elle est maigre, seiche et noire; mais telle qu'elle est, il en faut moins qu'en France pour faire une bonne Soupe. Tout est si nourrissant icy, qu'un Œuf vous profite plus qu'un Pigeon ailleurs; je croy que c'est un effet du Climat.Quant au Vin, il ne me semble point bon; ce n'est pas de ce Pays-cy que l'on boit l'excellent Vin d'Espagne, il vient de l'Andalousie et des Isles Canaries, encore faut-il qu'il passe la Mer pour prendre cette force et cette douceur qui le rend bon. A Madrid, il est assez fort, et même un peu trop; mais il n'a point le goût agreable. Ajoûtez à cela qu'on le met dans des peaux de Bouc9Jouvin, p. 73-74. "Le vin y croist en mediocre quantité, il n'est pas bon par tout, à cause qu'on le conserve, & enferme dans des peaux de bouc qui luy donnent toûjours mauvais goust & y ayant tres-rarement des caves en Espagne pour le serrer, on le laisse dans les salles où la chaleur souvent le gaste; & le pire est qu'en plusieurs endroits où on le vend, ils le mettent dans de grands pots de terre, tout à découvert, d'où ils en versent une partie dans de grands bassins de terre, où ils font un tripotage en le débitant par petites mesures, faites de terre, qui trempent dedans, & servent les unes à emplir les autres; en sorte qu'il y a des mesures de tout prix, d'un double, d'un liard, de quatre deniers, jusqu'au cuartillo... Le bon vin croist dans l'Andalousie..", qui sont apprêtées, et il sent toûjours la Poix ou le brûlé. Je ne suis pas surprise que les Hommes fassent si peu de débauches avec une telle Liqueur. On en vend pour si peu d'Argent que l'on en veut, pour un Double ou pour deux; mais celuy qui se debite ainsi aux pauvres gens, devient encore plus mauvais, parce qu'on le laisse dans de grandes Terrines de Terre tout le jour à l'air, et l'on en prend là pour ceux qui en veulent. Il s'aigrit et sent si fort, qu'en passant devant ces sortes de Cabarets, l'odeur en fait mal à la tête.Le Carême ne change rien aux plaisirs; ils sont toûjours si moderez, ou du moins ceux que l'on prend font si peu de bruit. qu'ils sont de toutes les saisons.Personne ne se dispense pendant la semaine Sainte d'aller en Station, particulierement depuis le Mercredy jusqu'au Vendredy. Il se passe ces trois jours là10Mme de Villars, p. 113. " Comme le carême n'est point du tout ici un tems, de pénitence, celui qui le précède ne se distingue par aucuns plaisirs..",p. 123 "Je ne vous dirai rien de tout ce qui se passe les trois jours saints, mercredi, jeudi et vendredi. Toutes les femmes sont parées, et courent d'église en église toute la nuit, hors celles qui ont trouvé dans la première où elles ont été, ce qu'elles y cherchoient : car il y en a plusieurs qui, de toute l'année, ne parlent à leurs amans que ces trois jours-là." des choses bien differentes entre les veritables Penitens, les Amants et les Hypocrites. Il y a des Dames qui ne manquent point d'aller, sous le pretexte de devotion, en de certaines Eglises où elles sçavent depuis un an entier que celuy qu'elles aiment se trouvera, et bien qu'elles soient accompagnees d'un grand nombre de Dueñas, comme la presse est toûjours grande, l'Amour leur donne tant d'adresse, qu'elles se dérobent en dépit des Argus, et vont dans une Maison prochaine, qu'elles connoissent à quelque enseigne, et qui est loüée exprés sans servir à personne que dans ce seul moment. Elles retournent ensuite à la même Eglise, où elles trouvent leurs Femmes occupées à les chercher; elles les querellent de leur peu de soin pour les suivre; et le Mary qui a gardé pendant toute l'année sa chere Epouse, la perd dans le tems où elle luy devroit être le plus fidelle. La grande contrainte où elles vivent leur inspire le désir de s'en affranchir; et leur esprit, soûtenu de beaucoup de tendresse, leur donne le moyen de l'executer.C'est une chose bien desagrable de voir les Disciplinans. Le premier que je rencontray, pensa me faire évanoüir. Je ne m'attendois point à ce beau spectacle, qui n'est capable que d'effrayer; car enfin, figurez-vous un homme qui s'approche si prés qu'il vous couvre toute de son sang; c'est là un de leurs tours de galanterie; il y a des Regles pour se donner la Discipline de bonne grâce, et des Maîtres en enseignent l'Art comme l'on montre à Danser et à faire des Armes. Ils ont une espece de Jupe de Toile de Batiste fort fine, qui descend jusques sur le Soulier; elle est plicée à petits plis et si prodigieusement ample, qu'ils y employent jusqu'à cinquante aûnes de Toile. Ils portent sur la tête un bonnet11Martin, p. 87-88 "Mais ce que la pluspart de nos François trouvérent de ridicule & dont même quelques EspagnoIs conviennent, c'est de voir certains Penitens vétus de blanc, qui portent un grand capuchon de Toile fort haut, fort long, & fort droit, où tient aussi un masque de Toile qui couvre tout leur visage. Ils ont le dos tout nud jusqu'à la ceinture & vont en cet équipage se foüetant par les ruës & se donnant la discipline avec des cordelettes pleines de nœuds... Mais une chose que j'avois peine à croire, & que plusieurs gens d'honneur m'ont assuré; c'est que beaucoup de ces gens-là font ces choses plutôt par vaine gloire, que par dévotion. Il y en a qui, pour témoigner de l'amour à leurs maîtresses, mettent un petit ruban de leur couleur favorite à leur capuchon, afin d'en être reconnus. Lorsqu'ils passent où elles sont, s'arrêtant en cét endroit, ils redoublent les coups de foüet." trois fois plus haut qu'un pain de Sucre, et fait de même; il est couvert de Toile de Hollande; il tombe de ce Bonnet un grand morceau de Toile qui couvre tout le visage et le devant du corps; il y a deux petits trous parlesquels ils voyent; ils ont derriere leur Camisolle deux grands trous sous leurs épaules; ils portent des Gands et des Souliers, blancs, et beaucoup de Rubans qui attachent les Manches de la. Camisolle, et qui pendent sans être nouez. Ils en mettent aussi un à leur Discipline; c'est d'ordinaire leur Maitresse qui les honore de cette faveur. Il faut12Pseudo-Villars, p. 156. "L'on voit à Madrid tous les ans durant la semaine sainte plusieurs personnes se discipliner dans les ruës, le visage couvert, moins par piété que par caprice et par une superstition extravagante : comme il étoit arrivé des désordres par quelques-uns qui alloient se disciplinant la nuit, il y eut un décrêt du Roy qui défendit expressement de se discipliner aux flambeaux; la défense fut à peine publiée que Dom Antonio de LeyVa, parent du Duc de Medina Celi, attroupa quelques jeunes gens comme luy, et tous ensemble l'accompagnèrent durant la nuit avec grand nombre de flambeaux et devalets." Ceci sepassaiten 1680. Mme d'Aulnoy lui doit-elle sa scène de 1679? Il y avait un duc de Villahermosa, qui en 1679 était gouverneur des Pays Bas et auquel ni sa position ni probablement son âge ne permettaient de pareilles excentricités. pour s'attirer l'admiration publique, ne point gesticuler du bras, mais seulement que ce soit du poignet et de la main que les coups se donnent sans precipitation, et le sang qui sort ne doit point gâter leur Habit; ils se font des écorchures effroyables sur les épaules, d'où coulent deux Ruisseaux de Sang. Ils marchent à pas comptez dans les, ruës; ils vont devant les Fenêtres de leurs Maîtresses où ils se fustigent avec une merveilleuse patience. La Dame regardecette jolie Scène au travers des jalousies de sa Chambre, et par quelque signe elle l'encourage à s'écorcher tout vif, et elle luy fait comprendre le gré qu'elle luy sçait de cette sotte galanterie. Quand ils rencontrent une Femme bien faite, ils se frappent d'une certaine maniere qui fait ruisseler le Sang sur elle; c'est là une fort grande honnêteté, et la Dame reconnoissante les en remercie. Lors qu'ils ont commencé de se donner la Discipline, ils sont obligez, pour la conservation de leur santé, de la prendre tous les ans, et s'ils y manquent, ils tombent malades. Ils ont aussi de petites éguilles dans des éponges, et ils s'enpiquent les épaules et les côtez avec autant d'acharnement que s'ils ne se faisoient point de mal. Mais voicy bien autre chos, c'est que le soir les personnes de la Cour vont aussi faire cete promenade; ce sont d'ordinaire de jeunes fous qui font avertir tous leurs Amis du dessein qu'ils ont. Aussi-tôt on va les trouver fort bien armez. Le Marquis de Villahermosa en a été la cette année, et le Duc de Vejar a été l'autre, Ce Duc sorti de sa Maison sur les neuf heures du soir; il avoit cent Flambaux de cire blanche, que l'on portoit deux à deux devant luy.Il étoit precedé de soixante de ses Amis, et suivi de cent autes, qui avoient tous leurs Pages et leurs Laquais; cela faisoit ne fort longue procession. L'on sçait qu'il doit y avoir des Gens le cette qualité : toutes les Dames sont aux Fenêtres avec de Tapis sur les Balcons, et des Flambeaux attachez aux côtez pour mieux voir et pour être mieux vûes. Le Chevalier de la Discipline passe avec son escorte, et saluë la bonne Compagnie ; mais ce qui fait souvent le fracas, c'est que l'autre Disciplinan qui se pique de bravoure et de bon air, passe par la même lië avec grand monde. Cela est arrivé de cette maniere à ceux que je viens de vous nommer; chacun d'eux voulut avoir le haut du pavé, et aucun ne le voulut ceder. Les Valets qui tenoient les Flambeaux se les porterent au visage et se grillerent la barbe et les cheveux; les Amis de l'un tirerent l'epée contre les amis de l'autre; nos deux Heros qui n'avoient point d'autre armes que cet instrument de Penitence, se chercherent; et s'étant trouvez, ils commencerent entre-eux un combat singulier. Aprés avoir usé leur Discipline sur les Oreilles l'un de l'autre, et couvert la Terre des petits bouts de corde, dont elles étoient faites, ils s'entredonnerent des coups de poings, comme auroient pû faire deux Crocheteurs; cependant, il n'y a pas toûjours de quoy rire à cette mommerie-là, car l'on s'y bat fort bien : l'on s'y blesse, l'on s'y tuë, et les anciennes inimitiez trouvent lieu de se renouveler et de se satisfaire. Enfin, le duc de Vejar ceda au Marquis de Villahermosa; l'on ramassa les Disciplines rompues, que l'on racorrimoda comme on put; le grand Bonnet qui étoit tombé dans le ruisseau, fut décroté et remis sur la tête du Penitent; l'on emporta les blessez chez eux. La Procession recommença de marcher plus gravement que jamais et parcourut la moitié de la Ville.Le Duc avoit bien envie le lendemain de prendre sa revanche; mais le Roy lui envoya défendre, et au Marquis, de sortir de leurs Maisons. Pour revenir à ce que l'on fait dans ces occasions, vous sçaurez que lors que ces grands Serviteurs de Dieu sont de retour chez eux, il y a un repas magnifique preparé, de toutes sortes de Viandes, et vous remarquerez que c'est un des derniers jours de la Semaine Sainte; mais aprés une si bonne ceuvre, ils croyent qu'il leur est permis de faire un peu de mal; d'abord le Penitent se fait frotter fort long-tems les épaules avec des éponges trempées dans du Sel et du Vinaigre, de peur qu'il n'y reste du sang meurtry; ensuite il se mét à Table avec ses amis, et reçoit d'eux les loüanges et les applaudissemens qu'il croit avoir bien meritez. Chacun luy dit à son tour, que de memoire d'homme on n'a pas vû prendre la Discipline de si bonne grace. On exagere toutes les actions qu'il a faites, et sur tout le bonheur de la Dame pour laquelle il a fait cette galanterie. La nuit entiere s'écoule en ces sortes de contes; et quelquefois celuy qui s'est si bien étrillé en est tellement malade, que le jour de Pâques il ne peut aller à la Messe. Ne croyez pas au moins que je m'avise d'embellir l'Histoire pour vous rejoüir; tout cela est vray à la lettre, et je ne vous mande rien que vous ne puissiez verifier par toutes les personnes qui ont été à Madrid.Mais il y a de veritables penitens, qui font une extrême peine à voir : ils sont vêtus tout de même que ceux qui se disciplinent, excepté qu'ils sont nuds depuis les épaules jusqu'à la ceinture, et qu'une natte étroite les emmaillotte et les serre à tel point, que ce qu'on voit de leur Peau est tout bleu et tout meurtri; leurs Bras sont entortillez de la même natte, et tout étendus. Ils portent jusqu'à sept épées passées dans leur dos et dans leurs bras, qui leur font des blessures dés qu'ils se remuent trop fort ou qu'ils viennent à tomber, ce qui leur arrive souvent, car ils vont nuds pieds, et le pavé est si pointu que l'on ne peut se soûtenir dessus sans se couper les pieds. Il y en a d'autres, qui au lieu de ces épées portent des Croix si pesantes qu'ils en sont accablez; et ne pensez pas que ce soient des personnes du commun, il y en a de la premiere qualité . Ils sont obligez de se faire accompagner par plusieurs de leurs Domestiques qui sont déguisez, et le visage est couvert, de peur qu'on ne les connoisse. Ces Gens portent du Vin, du Vinaigre, et d'autres choses, pour en donner de tems en tems à leurs Maîtres, qui tombent bien souvent comme morts, de la peine et de la fatigue qu'ils souffrent. Ce sont d'ordinaire les Confesseurs quî enjoignent ces Penitences, et l'on tient qu'elles sont si rudes, que celuy qui les fait ne passe point l'année. Monsieur le Nonce m'a dit qu'il avoit fait défense à tous les Confesseurs de les ordonner; cependant j'en ay vû plgsieurs, et apparamment cela venoit de leur propre devotion.Depuis les premiers jours de la Semaine Sainte jusqu'à la Quasimodo, l'on ne peut sortir sans trouver un nombre infini de Penitens de toutes les sortes, et le Vendredy Saint ils se rendent tous à la Procession. Il n'y en a qu'une generale dans la Ville, composée de toutes les Paroisses, et de tous les Religieux. Ce jour-là, les Dames sont plus parées qu'à celuy de leurs Nôces; elles se mettent sur leurs Balcons, qui sont ornez de riches Tapis et de beaux Careaux, elles sont quelquefois cent dans une seule Maison. La Procession se fait sur les quatre heures du soir, et à huit elle n'est pas finie; car je ne puis vous dire le nombre innombrable de monde que j'y ay vû à compter depuis le Roy, Don Juan, les Cardinaux, les Ambassadeurs, les Crands, les Courtisans, et toutes les personnes de la Cour et de la Ville; chacun tient un Cierge, et chacun a ses Domestiquesc en tres grand nombre, qui portent des Torches et des Flambeaux. L'on voit à cette Procession toutes les Bannieres et les Croix couvertes de Crespe; il y a un tres grand nombre de Tambours qui en sont couverts de même, et qui battent comme à la mort d'un General. Les Trompettes sonnent des airs tristes; la Garde du Roy, composée de quatre Compagnies de differentes Nations, sçavoir, de Bourguignons, d'Espagnols, d'Allemands, et de la Lancille, porte ses Armes couvertes de Deüil, et les traîne par terre. Il y a de certaines Machines qui sont élevées sur des Theatres, qui representent les Misteres de la Vie et de la Mort de Nôtre Seigneur: les Figures sont de grandeur naturelle, tres mal faites et tres mal habillées; il y en a de si pesantes, qu'il faut cent Hommes pour les porter, et il en passe un nombre surprenant, car chaque Paroisse a les siennes. Je remarquay la Sainte Vierge, qui fuyoit en Egypte: elle étoit montée sur un Asne tres bien caparassonné; sa Housse étoit toute brodée de belles Perles; la Machine étoit grande et fort lourde.L'on apprehende ici que l'on ne manque quelquefois à faire ses devotions à Pâques; c'est pourquoy un Prêtre de chaque Paroisse va dans les Maisons sçavoir du Maître combien il y a de Communians chez luy. Lors qu'il en est informé, il l'écrit sur son Registre; quand on a communié, l'on donne un petit Billet imprimé13Martin, p. 121. "... chacun est obligé de porter un Certificat comme il a fait ses Pâques..." qui en fait foy. A la Quasimodo, l'on va dans toutes les Maisons querir les Billets que l'on doit avoir, suivant le premier Memoire; et si l'on ne peut les fournir, l'on fait une exacte perquisition de celuy ou de celle qui n'a pas communié. En ce tems-là, les Pauvres qui sont malades mettent un Tapis a leurs Portes, et on leur porte la Communion avec une Procession fort belle et fort devote.Depuis que je suis à Madrid, je n'av guére vû d'Enterremens 'i magnifiques, excepté celuy d'une Fille du Duc de Medina-Celi.Son Cercueil étoit d'un Bois rare des Indes, mis dans un Sac de Velours bleu, croisé de bandes de Moire d'Argent, des Cordons de Fil d'Argent, et les Glans de même attachoient le Sac par les deux bouts, comme une Valise faite d'Etoffe. Le Cercueil étoit dans un Chariot couvert de Velours blanc, avec des Festons et des Couronnes de Fleurs artificielles tout autour. On la portoit ainsi à Medina-Celi, Ville capitale du Duché de ce nom.Ordinairement on habille les Morts des Habits de quelque Ordre Religieux, et on les porte le visage découvert jusques dans l'Église où ils doivent être inhumez. Si ce sont des Femmes, on leur met l'Habit de Carmelite. Cet Ordre est en grande veneration icy, les Princesses du Sang s'y retirent. Les Reines même, lorsqu'elles deviennent Veuves, sont obligées d'y passer le reste de leur vie, à moins que le Roy n'en ait ordonné autrement avant sa mort, comme fit Philippe IV en faveur de la Reine Marie Anne d'Autriche, sa femme. Et à l'égard d'une Reine repudiée, il faut aussi qu'elle se mette en Religion; car repudiées, ou Veuves, elles n'ont point la liberté de se remarier. Les Rois d'Espagne se tiennent si fort au dessus des autres Rois, qu'ils ne veulent pas qu'une Princesse qui a été leur Epouse, le devienne jamais d'un autre, en eût-elle la plus grande passion du Monde.Don Juan a une Fille naturelle Religieuse Carmelite de Madrid. Elle est d'une beauté admirable, et l'on dit qu'elle n'avoit aucune envie de prendre le Voile; mais ç'a été sa destinée, et c'est celle de bien d'autres de sa qualité, qui n'en sont guére plus contentes qu'elles. On les nomme les Descalças Reales, qui veut dire les déchaussées Royales. Cela s'étend même jusqu'aux Maîtresses du Roy, soit qu'elles, soient Filles ou Veuves; quand il cesse de les aimer, îl faut qu'elles se fassent Religieuses.J'ay vû quelques-unes des Œuvres de Sainte Terese, écrites de sa propre Main; son caractere est lisible, grand et mediocrement beau. Doña Beatrix Carillo, qui est sa petiten Niéce, les garde fort precieusement. C'est elle qui me les a montrées. Ce sont des Lettres dont on a fait un Recueil; je ne croy pas qu on les ait jamais imprimées; elles sont parfaitement belles, et l'on voit dans toutes un certain air de gayeté et de douceur, qui marque beaucoup le caractere de cette grande Sainte.Pendant le Carême, et même dans les autres tems, l'on trouve des Predicateurs à chaque coin de Ruë, qui font là des Sermons fort mal étudiez, et qui font aussi fort peu de fruit; mais du moins ils contentent et leur zele et leur desir de prêcher. Leurs plus fideles Auditeurs sont les Aveugles qui tiennent lieu icy de nos Chanteurs du Pont-Neuf. Chacun d'eux, conduit par un petit Chîen, qui les meine fort bien, va chantant des Romances et des Xacaras (ce sont des vieilles Histoires ou des Evenemens modernes que le Peuple est bien-aise de sçavoir); ils ont un petit Tambour et une Flûte dont ils joüent. Ils disent souvent la Chanson du Roy François Premier : Quand le Roy partit de France, A la malheur il en partit, etc. Vous la sçavez assurément, ma chère Cousine; car qui ne la sçait pas? Cette Chanson est chantée en fort mauvais François par des Gens qui n'en entendent pas un seul mot; tout ce qu'ils en sçavent, c'est que le Roy fut pris par les Espagnols; et comme cette prise est fort à leur gloire, ils en veulent faire passer le souvenir à leurs Enfans.Il y a une Fleur de Lys toute dorée sur le haut de la Chambre où ce Roy étoit prisonnier; et je ne doîs pas oublier de vous dire que la Prison14Brunel, p. 28 (R. H. p. 141). "Il n'y a point de maison en cette Ville que je trouve plus belle que les Prisons, mais il n'y en a point où je voulusse moins habiter. C'est un bastiment massif, long & large, dont les fenestres sont bien treillissées de bons barreaux de fer, qui semblent y estre mis autant par ornement que pour la sureté; en effet outre qu'ils ne sont à petits quarreaux, & qu'ils sont beaucoup plus larges que ceux des grilles des Religieuses, ils sont dorez et façonnez avec art : tellement qu'on ne trouvera pas étrange que je m'y sois mépris, & que j'aye crû au commencement cette maison l'habitation de quelque Grand d'Espagne." est un des plus beaux Bâtimens de Madrid; les Fenêtres en sont aussi larges que celles des autres Maisons. A la verité, il y a des Barreaux de Fer, mais ils sont tous dorez, et d'une distance assez éloignée, pour ne pas faire soupçonner qu'on les a mis là pour empêcher qu'on ne se sauve. Je demeuray surprise de la propreté apparente d'un lieu si desagreable en effet, et je pensay que l'on vouloit dementir en Espagne le Proverbe François, qui dit, qu'il n'y a point de belles Prisons, ni de laides Amours. Pardonnez-moy ce Proverbe, je ne les aime pas assez pour vous en etourdir souvent.Tous les Meubles que l'on voit icy sont extremement beaux, mais ils ne sont pas faits si proprement que les nôtres, et il s'en faut tout qu'ils ne soient si bien entendus. Ils consistent en Tapisseries, Cabinets, Peintures, Miroirs et Argenteries. Les Vicerois de Naples et les Gouverneurs de Milan ont rapporté d'Italie de tres-excellens Tableaux; les Gouverneurs des Paysbas ont eû des Tapisseries admirables; les Vicerois de Sicile et de Sardaigne, des Broderies et des Statuës; ceux des Indes, des Pierreries et de la Vaisselle d'Or et d'Argent. Ainsi chacun revenant de tems en tems chargé des Richesses de Royaume, ils ne peuvent pas manquer d'avoir enrichy cette Ville de quantité de choses precieuses.L'on change de Meubles plusieurs fois l'Année; les Lits d'Hiver sont de Velours, chamarez de gros Galons d'Or; mais ils sont si bas, et les Pentes si hautes, que l'on est comme ensevely dedans; et lorsque l'on y est couché, les Crepines de la Pente descendent presque sur la Courte-pointe; de maniere que l'on a de la peine à vous voir dedans. L'on n'a l'Esté ni Rideaux, ni quoi que ce soit autour de son Lit; cela est de fort méchante grace. L'on y met quelquefois de la Gaze de couleur, pour se garantir des Moucherons.L'on passe l'Hiver dans les Appartemens hauts, et l'on monte quelquefois jusqu'au quatrième Etage, selon le froid qu'il fait, pour s'en garantir, L'on occupe à present les Appartemens d'Esté, qui sont bas et fort commodes. Toutes les Maisons ont beaucoup de plein-pied; l'on passe douze ou quinze Sales ou Chambres tout de suite. Ceux qui sont les moins bien logez en ont six ou sept; les pieces sont d'ordinaire plus longues que larges; les Plafonds ne sont ni peints, ni dorez, ils sont de Plâtre et tout unis, mais d'une blancheur à ébloüir, car tous les ans on les gratte et on les reblanchit aussi bien que les Murailles, qui semblent être de Marbre tant elles sont polies. Le Carreau des Appartemens d'Esté est fait d'une certaine matiere, qui aprés que l'on a jetté dessus dix seaux d'eau, seiche au bout d'une demîe heure, et laisse une fraîcheur agréable; de sorte que le matin l'on arrose tout, et peu aprés l'on étend des Tapis d'un jonc fort fin, mêlé de différentes couleurs, qui couvre le Pavé. L'Appartement est tapissé de ce même Jonc de la hauteur d'une aûne, pour empêcher que la fraîcheur des Murailles n'incommode ceux qui s'y appuient. Il y a, au dessus de ce jonc, des Tableaux et des Miroirs. Les Carreaux de Brocart Or et Argent sont placez sur les Tapis, avec des Tables et des Cabinets tres-beaux; et d'espace en espace des Caisses d'Argent remplies d'Orangers et de Jasmins. L'on met des Paillassons aux Fenêtres, qui garantissent du Soleil, et l'on se promene sur le soîr dans les jardins. Il y a plusieurs Maisons qui en ont de fort beaux, où l'on trouve des Grottes et des Fontaines en grande quantité; car les Eaux sont icy en abondance, et fort bonnes. L'on compte dans le nombre de ces belles Maisons, celles du Duc d'Ossone, de l'Amirante de Castille, de la Comtesse d'Ognate, et du Connétable de Castille; mais j'ay tort de vouloir vous les specifier, car il est constant qu'il y en a une quantité tresconsiderable.Au reste, il me semble qu'aprés toutes les précautions que je voy qu'on prend, la chaleur, quelque excessive qu'elle soit, ne peut incommoder; nous le verrons. Ne pensez pas, s'il vous plaît, qu'il n'y ait que les grands Seigneurs qui occupent des Appartemens bas, chacun veut avoir le sien, à la verité selon son pouvoir; mais ne fut-ce qu'une petite Cave, ils y demeurent de bon cœur.Il y a peu de menu Peuple dans Madrid, et l'on n'y voit guére que des Personnes de qualité, si l'on en excepte sept ou huit Ruës pleines de Marchands. Vous ne trouvez aticunes Boutiques dans cette Ville, si ce ne sont celles où se vendent les Confitures et les Liqueurs, les Eaux glacées et la Patisserie.Je ne veux pas ômettre de vous dire que mille Gens ont des Dais icy; car sans compter les Princes et les Ducs, les Titres (dont il y a grand nombre) en ont aussi. Les Titres sont ce qu'on appelle les Grands d'Espagne, les vrais Marquis et les vrais Comtes. S'il y a trente Chambres de plein0pied chez eux, vous y verrez trente Dais. Ma Parente en a vingt chez elle. Le Roy l'a faite Marquise de Castille. Vous ne sçauriez croire comme je tiens bien ma gravité sous un Dais, particulierement quand on m'apporte mon Chocolat; car trois ou quatre Pages vêtus de Noir comme de vrais Notaires me servent à genoux. C'est une Coutume à laquelle j'ay eu peine à m'accoûtumer, parce qu'il me semble que ce respect ne devroit être rendu qu'à Dieu; mais cela est tellement d'usage icy, que si un Apprentif Savetier presentoit une Savatte à son Maître, il mettrait le genoüil a terre. Cette qualité de Titulos donne beaucoup de Privileges, dont, je vous ay déja parlé, et particulierement celuy d'avoir un Dais. L'on ne met point de Balustres autour du Lit.Je vous l'ay déjà dit, ma chere Cousine, il s'en faut beaucoup que nous ne soyons si bien meublez en France que les Personnes de qualité le sont ici, principalement en Vaisselle d'Argent. C'est une difference si notable, qu'on ne la croiroit pas si on ne la voyoit. L'on ne se sert point de Vaisselle d'Etain, celle d'Argent ou de Terre sont les seules qui soient en usage; et vous sçaurez que les Assiettes ici ne sont guere moins pesantes que les Plats en France, car tout est d'une pesanteur surprenante.Le Duc d'Albuquerque est mort il y a déja quelque tems; l'on m'a dit que l'on avoit employé six semaines à écrire sa Vaisselle d'Or et d'Argent15En 1666 Lady Fanshawe fut, elle aussi, éblouie par l'argenterie du Due d'Albuquerque. Elle écrit : "On the 16th I took my leave of the Duchess of Albuquerque, and her Excellency Doña Maria de la Cueva. The Duchess showed me a large room full of gilt and silver pIate, which they said did cost an hundred thousand pistoles, though to my eye it did not seem of half the worth. It was made for the Duke's journey into Germany... )) (Memoirs, p. 181). Le huitième duc d'Albuquerque, D. Francisco Fernindez de la Cueva, mourut le 27 mars 1676. (Marquis de Villars, Mémoires de la Cour d'Espagne, éd. A. Morel-Fatio, P. 294), et à la peser; pendant ce tems l'on y passoit chaque jour deux heures entieres; cela ne se faisoit qu'à gros frais. Il y avoit entre autres choses quatorze cens douzaines d'Assiettes, cinq cens grands Plats, et sept cens petits; tout reste à proportion; et quarante Echelles d'Argent pour monter jusqu'au haut de son Buffet, qui étoit par Gradins comme un Autel placé dans une grande Salle. Quand on me dit cette opulence d'un particulier, je crus que l'on se mocquoit de moy j'en demanday la confirmation à Don Antoine de Tolede, Fils du Duc d'Albe, qui étoit au Logis. Il m'assura que c'étoit une verité, et que son Pere, qui ne s'estimoit pas riche en Vaisselle d'Argent, avoit six cens douzaines d'Assiettes dArgent, et huit cens Plats. C'est une chose qui ne leur est guere necessaire pour les grands repas qu'ils font, à moins que ce ne soit aux Mariages, où tout est fort magnifique. Mais ce qui cause cette abondance de Vaisselle, c'est qu'on l'apporte toute faite des Indes, et qu'elle ne paye point de droits au Roy. Il est vray qu'elle n'est guere mieux faite que les Pieces de quatre Pistolles, que l'on frappe dans les Galions en revenant de ce Pays-là.C'est une chose digne de compassion que le mauvais ménage des grands Seigneurs. Il y en a beaucoup qui ne veulent point aller dans leurs Etats (c'est ainsi qu'ils nomment leurs Terres, leurs Villes, et leurs Châteaux); ils passent leur vie à Madrid et se rapportent de tout à un Intendant, qui leur fait croire ce qu'il juge le plus à propos pour son profit. Ils ne daignent pas seulement s'informer s'il dit vray ou s'il ment; cela seroit trop exact, et par consequent au dessous d'eux. Voilà déja une faute bien considerable ; cette profusion de Vaisselle pour mettre deux ceufs et un Pigeon, en est une autre.Mais ce n'est pas seulement sur ces choses là qu'ils manquent, c'est aussi sur la Dépense journaliere de leur Maison. L'on ne sçait ce que c'est que de faire des Provisions de quoy que ce puisse être; l'on va querir chaque jour ce qu'il faut, et le tout à credit, chez le Boulanger, le Rotîsseur et ainsi des autres. L'on ignore même ce qu'ils écrivent sur leurs Livres, et ce qu'ils donnent, ils le mettent au prix qu'ils veulent; cela n'est ny examiné ny contrarié. Il y a souvent cinquante Chevaux dans une Ecurie, qui n'ont ny Paille, ny Avoine; ils perissent de faim. Et lors que le Maître est couché, s'il se trouvoit mal la nuit, l'on y seroit bien empêché, car il ne reste chez luy ni Vin, ni Eau, ni Pain, ni Viande, ni Charbon, ni Bougie, en un mot, rien du tout; parce qu'encore que l'on ne prenne pas les choses si justes qu'il n'en demeure, les Domestiques ont la coûtume d'emporter ce surplus chez eux, et le lendemain on recommence la même provision16.Brunel, p. 54 (R. H. p. 158). "Le soir, chez quelque Seigneur que ce soit, l'on mange tout ce qu'il y a, & on brûle toutes les chandelles, & l'on consume toute l'huile & tout le sel qui y est, ou bien les valets le prennent"L'on ne tient pas une meilleure conduite avec les Marchands: un Homme, ou une Femme de qualité, aimeroit mieux mourir que de marchander une Etoffe, des Dentelles, ou des Bijoux, ny de reprendre le reste d'une Piece d'Or; ils le donnent encore au Marchand pour sa peine de leur avoir vendu dix Pistolles ce qui n'en vaut pas cinq. S'ils ont un prix raisonnable, c'est que celuy qui leur vénd a la conscience assez bonne pour ne se prevaloir pas de leur facilité à donner tout ce qu'on leur demande; et comme ils ont credit des dix années de suite sans penser à payer, ils se trouvent à la fin accablez de leurs dettes.Il est fort rare qu'ils s'embarquent dans de longs Procez, et qu'ils laissent decreter leur Biens; ils s'executent eux-memes; ils assemblent leurs Creanciers, et ils leur donnent une certaine quantité de Terres, dont ils joüissent pendant un tems. Quelquefois ils cedent tout et gardent une pension viagere, qui ne peut être arrêtée par les Creanciers qui pourroient dans la suite leur prêter quelque chose; mais afin qu'ils n'y soient pas trompez, l'on affiche les conventions du Seigneur et de ses Creanciers.Tout le papier de chicanne est marqué, et coûte plus que le commun. Il y a un certain tems où l'on fait la distribution des Procez; on les instruit à Madrid, et l'on n'y en juge guére; l'on met toutes les Piéces d'une Partie dans un Sac; celles de l'autre dans un autre, l'instruction dans un troisiéme; et quand le tems de distribuer les Procez est venu, on les envoye aux Parlemens eloignez, de maniere que l'on est bien souvent jugé sans en sçavoir rien; l'on écrit sur un Registre, où le Procez a été envoyé, et on le tient fort secret. Quand l'Arrest est prononcé, on le renvoye a Madrid, et on le signifie aux Parties. Cela épargne bien des peines et des solicitations, qui devroient, ce me semble, être toujours défendües. Quant aux affaires que l'on a ici, elles sont d'une longueur mortelle, soit à la Cour, soit à la Ville, et ruinent en peu de tems. Les Praticiens Espagnols sont grands Fripons de Métier.Il y a plusieurs Conseils differens, tous composez de Personnes de qualité, et la plûpart sont Conseillers d'Epée. Le premier est le Conseil d'Etat, les autres s'appellent Conseil Suprême de Guerre, Conseil Royal de Castille, Alcades de Cour, Conseil de la Sainte Inquisition, Conseil des Ordres, Conseil Sacré Suprême et Royal d'Arragon, Conseil Royal des Indes, Conseil de la Chambre de Castille, Conseil d'Italie, Conseil des Finances, Conseil de la Croisade, Conseil de Flandres, Chambre pour le Droit des Maisons, Chambre pour les Bois de sa Majesté, Chambre des Millions.L'on a si peu d'Economie icy, que lors qu'un Pere meurt et qu'il laisse de l'Argent comptant et des Pupilles, l'on enferme l'Argent dans un bon Coffre, sans le faire profiter. Par exemple, le duc de Frias, dont la Veuve est remariée au Connetable de Castille, a laissé trois Filles et six cens mille Ecus comptant; on les a mis dans trois Coffres, avec le Nom de chacune des petites Filles. L'aînée n'avoit pas sept ans; elle est mariée à present en Flandres, au prince de Ligne. Les Tuteurs ont toûjours gardé les Clefs de ces Coffres, et n'ont ouvert celuy de l'aînée que pour en compter l'argent à son mary. Voyez quelle perte d'intérêts; mais ils disent que ce seroit bien pis s'ils venoient à perdre le principal, que l'on croit quelque fois l'avoir bien placé et qu'il l'est fort mal; qu'une Banqueroute fait tout perdre, et qu'ainsi il vaut mieux ne rien gagner que de hazarder le bien des Pupilles.Il est tems que je finisse, ma chere Cousine, je craindrois de vous fatiguer par une plus longue Lettre; je vous supplie de faire rendre toutes celles que je vous envoye, et de me pardonner la liberté que je prens. Adieu; je vous embrasse, et je vous aime toûjours de tout mon cceur.A Madrid, Ce 27 Avril 1679.DIXIEME LETTREVous m'avez fait un grand plaisir de m'apprendre que vous recevez toutes mes Lettres, car j'estois en peine des deux dernieres. Et puisque vous le voulez, ma chere Cousine, je continüerai de vous informer de tout ce qui se passe ici et de tout ce que j'y vois.Le Palais Royal1La note suivante se rapporte à la p. 395. Carel de Ste. Garde, p. 9-45. "C'est une Place fort grande, qu'on appelle pour cette raison Plaça mayor, laquelle est scituée dans le cœur de la Ville; Sa forme est un quarré long environné de grands Bastimens de briques, faits en maniere de Pavillons, qui font un effet d'autant plus beau qu'ils ont cinq estages, & autant de rangs de Balcons de fer, où respondent de plein-pied plusieurs grandes fenêtres; le tout dans la simetrie. Du reste ils n'ont que des ornemens fort simples; mais il me semble que l'Architecture n'en a point de plus beaux que ceux qu'ils reçoivent en ces jours solemnels de la parure d'une infinité de riches Tapis, de Courtines de velours, & d'autres pieces d'ouvrages exquis de diverses couleurs, dont tous les Balcons sont tendus, & du lustre que la presence de la Cour y apporte. Voicy quelle est la disposition des Balcons du premier & du second estage des Pavillons, où toutes les Personnes de marque qui la composent, & les differens Conseils qui la suivent sont placez.Comme la Place a quatre faces, il faut poser que la façade au milieu de laquelle le Pavillon du Roy d'Espagne est scitué, répond au Nort, & que c'est là que son Balcon qui avance un peu plus que les autres, est preparé avec un Dais, un Fauteüil pour luy, trois carreaux pour la Reyne, entassez sur la mesme ligne, & trois autres un peu à quartier pour l'Infante.Les Balcons de Messieurs les Ambassadeurs qui ont seance dans la Chappelle du Roy, quand il la tient avec ceremonie, qui sont Monsieur le Nonce du Pape, Monsieur l'Ambassadeur de l'Empereur, M. l'Ambassadeur de France, celuy de Pologne & celuy de Venise, sont au Midy, directement en face du Balcon de leurs Majestez Catholiques, & chacun en son rang imrnediatement l'un en suite de l'autre. Il y a encore d'autres Ambassadeurs en cette Cour, qui sont ceux d'Angleterre, de Suede, de Danemarc, & d'Hollande, mais comme ils n'entrent point dans cette Chapelle, on les place en divers endroits neutres pour voir la Feste.Pour les Conseils, qui sont des Compagnies souveraines establies à Madrid, les unes pour le gouvernernent Politique & Militaire des Estats de la Couronne d'Espagne, les autres pour des Administrations particulieres, ils ont leurs places à la droite du Roy,excepté celuy de Portugal qui est à sa gauche; & on les distingue facilement par les Escussons des dîfferentes Armes qu'ils ont sur leurs tentures. Ils s'y trouvent au nombre de dix, que je vous nommeray icy selon l'ordre de leur rang : Sçavoir, celuy de Castille, qui est le plus eminent ceux d'Arragon, de l'Inquisition, d'Italie, & de Flandre; le Conseil des Indes le Conseil des Ordres de Chevaleries, celuy des Finances, celuy de la Croisade, & le Conseil de Guerre; comme aussi le Corps de Ville, & quelques autres Tribunaux y sont rangez suivant leur degré.Le peuple est placé au dessous du premier estage des Pavillons, sur un Amphiteatre que l'on eleve en cet endroit à l'entour du quarré, où il y a seulenient un vùide devant le Pavillon du Roy pour y poster ses Gardes. Au pied de ces eschafauts il y a une Barriere à hauteur d'homme, qui ferme la Place, afin d'empescher l'emportement des Taureaux. L'on y laisse toutefois trois portes libres pour l'entrée & pour la sortie de quantité de Carrosses des personnes de qualité qui viennent s'y promener avant l'arrivée du Cortege de leurs Majestés : car il se fait là comme un Cours dont le plaisir est de considerer ce superbe Theatre de la Feste; soit pour l'affluence du monde, dont il se trouve revestu depuis le pied jusqu'au faîte des Bastimens qui sont d'une hauteur extraordinaire (ce qui va, je pense, à plus de quarante mille personnes) soit pour l'ordre fort beau qui est observé pour le lieu que chacun doit avoir; soit enfin pour les Dames qui brillent de toutes parts dans cette assemblée, non pas tant veritablement par les charmes de la beauté, que par la richesse de leurs habits, & par l'éclat d'un grand arnas de Pierreries & de Perles dont elles sont ornées: En un mot tout ce mélange, avec les Nuances de ces belles Tentures des Balcons, y fait une diversité d'objets si merveilleuse ,que l'on en est tout surpris.Messieurs les Ambassadeurs particulierement ont accoustumé de faire trois fois le tour de cette Place avec toute leur suitte, en quoy ils donnent beaucoup de lustre à la Feste, principalement le Cortege de Monsieur l'Ambassadeur de France, comme estant toûjours fort leste, & d'autant plus éclatant au dessus des autres qu'il n'y a que son Train en cette Cour qui soit vestu à la Françoise.Lors qu'on void venir les Carosses du Roy, qui est sur les quatre à cinq heures apres midy que la grande chaleur est passée, tous les autres se retirent hors de la Place pour leur laisser le Terrain libre, & aussi à la Garde de sa Majesté, dont son Cortege est accompagné devant & derriere en confusion suivant la maniere de marcher. Cette Garde consiste en deux Escoades de Halebardiers, chacune de vingt-cinq hommes à pied, tirez de deux Compagnies de cent Gardes, sçavoir une d'Espagnols, & l'autre d'Allemans, autrement appelez Tudesques; vestus de la Livrée du Roy, les premiers avec des chausses retrolissées à l'antique, & les autres à la façon des Suisses.Outre ces deux Escoades il y en a une autre de vingt-cinq Gardes du Corps du Roy, que l'on appelle Archers, composée de Flamans & de Bourguignons, qui se rendent devant le Pavillon Royal avant les autres Gardes, parce qu'ils n'accompagnent point sa Majesté que quand elle marche à pied. Pour eux ils sont armez d'une maniere de Pertuisane faite en forme d'un grand couteau: portant seulement une fort belle Casaque de Livrée sur un habit noir.Parmy les Carosses du Roy il y en a trois ou quatre des premiers qui voni fort lentement, où sont les principaux Officiers des Maisons de leurs Majestez Catholiques ; la plus part Grands d'Espagne ; avec les Menins, ou les Pages de la Chambre de la Reyne, assis aux portieres, qui sont de jeunes Seigneurs, vestus de noir comrne d'autres personnes, mais qui n'ont ni Manteaux ni Espées.Deux autres Carrosses fort modestes marchent apres, l'un que l'on appelle Carrosse de respect, qui est vuide & qui est tiré par six beaux Coursiers de Naples : l'autre qui le suit est celuy du Corps du Roy, où sont aussi la Reyne & l'Infante ; lequel est precedé d'un premier Cocher sur un Cheval détaché ;& il se distingue encore de l'autre par cette particularité, que le Cocher & le Postillon qui le mennent ont toûjours la teste découverte. Mais à l'égard des Carosses des autres personnes de cette Cour, ceux du Roy & de toutes les personnes Royales sont d'une forme particulière elles ont aussi cette preéminence que leurs Carosses marchent toûjours attelez de six Chevaux, au lieu que les autres n'en peuvent avoir que quatre, ou quatre Mulles à leurs attelages par la Ville.Les Pages du Roy, qui sont vétus de mesme que les Menins de la Reyne, marchent à pied le chapeau à la main autour du Carrosse du Corps. Apres eux on void marcher une partie des deux Escoades de Gardes Espagnols & Allemans, qui ont à leur queüe leurs deux Capitaines avec leurs Lieutenans, tous quatre vestus de Couleur, avantageusement montez; ayant chacun un baston de Commandement à la main, & sont suivis de quarante Laquais de la Livrée du Roy.Plusieurs autres Officiers ou Gentilshommes des Maisons Royalles suivent cette Troupe, aussi à Cheval; & apres eux sept ou huit autres Carrosses où sont quinze ou seize Dames ou Filles d'honneur de la Reyne; du nombre desquelles sont celles que l'on appelle Menines, qui sont jeunes, qui marchent sans Chapins, c'est à dire avec des souliers bas, & qui aspirent au mesme rang que les Dames; toutes personnes de grande qualité.Il y a d'ordinaire cinq ou six de leurs Galans declarez, les uns pour le Mariage, les autres pour les aimer seulement, qui les accompagnent & les entretiennent aux portieres. Ils sont superbement montez sur des Chevaux de mouvement, que l'on appelle, qui sont dressez à inarcher toujours en action; enjolivez de quantité de rubans, & harnachez à la bride, qui est la mode Françoise, ou bien à la façon des Mores, appellée la Ginette, où l'on a les jambes extremement racourcies : mais il faut que ces Amans, qui sont aussi fort propres en leurs habits, soient choisis par leurs Dames pour cet accompagnement, autrement ils ne s'y trouveroient pas.Au reste toute cette Galanterie est si serieuse que je ne pense pas qu'elle soit capable de donner beaucoup de plaisir aux uns ny aux autres. Ces Messieurs mesmes n'ont qu'une demie heure pour joüir de leur bonne fortune, qui est le temps que peut durer la marche du Cortege, depuis que ces Compagnes de la Reyne, partent de chez sa Majesté jusqu'à ce qu'elles descendent de Carrosse pour monter à leur Balcon de la place, & autant à leur retour au Palais; Encore ont-ils à leurs trousses des surveillans de deux sortes, en tiltres d'Office, qui ne peuvent que troubler la douceur de cette Conversation : ce sont de Vieilles vefves habillées comme des Religieuses, que l'on appelle Dueñas de honor, ou Gardes d'honneur, dont il y en a une en chaque Carrosse - & encore trois ou quatre hommes à cheval appelez Guarda Damas, qui vont a costé des Galans pour observer leurs actions. Il est à croire neantmoins que ce peu de bon temps qu'ils ont, est bien marqué dans leurs Almanachs, comme estant une faveur bien extraordinaire pour eux que d'approcher ces filles Illustres de si près. Et pour elles on peut dire qu'elles n'ont pas de leur costé une gloire peu essentielle à leur sexe en ces beaux.jours; ayant au moins l'avantage de paroistre ou les plus belles, ou les mieux parées.Ce galant accompagnement ferme le Cortege de leurs Majestez qui entrent avec cette Pompe dans la Place, aux Fanfares des Trompettes & des Hautbois de la Ville : & aussi-tost qu'elles ont descendu de leur Carrosse, elles vont s'asseoir dans leur Balcon, & l'Infante aussi... Toute cette Auguste Cour ayant pris son rang, six Alguasils ou Huissiers de la Ville, parés à leur mode, entrent dans la Place; tenant de longues baguettes ou verges blanches à la main, ils sont montez sur des Chevaux fins, richement harnachez à la Morisque; ayant les poitrails garnis de quantité de Grelots, & les crins tressez avec des rubans pendans jusqu'à terre, chacun d'une couleur differente. Ces Huissiers vont se ranger dans cet equipage devant le Pavillon du Roy, afin d'y estre toujours prests pour executer les Ordres de sa Majesté touchant l'Ordonnance de la Feste : y estant arrivez, un d'entre-eux, pour commencer à disposer les choses, donne un signal avec son mouchoir; & aussi-tost l'on void partir tout d'un temps trente-six Charettes chargées chacune d'un tonneau plein d'eau, & couvertes de feüillages verts; lesquelles sont rangées sur le costé de la Place qui est au Midy, d'où par leur moyen traversant de-là au Nort, l'on arose en un mornent toute cette grande Lice, déjà preparée avec du sable pour empescher la poussière, & pour la commodité des chevaux.Après cela douze Gardes détachez de l'Escoade Espagnolle, & douze autres de celle des Allemans, se mettent en deux files paralelles sur le milieu de la Place, depuis leur Poste jusqu'à la Barriere qui est à l'opposite, distante l'une de l'autre d'environ quinze pas. Aussi-tost leurs Capitaines avec leurs Lieutenans suivis des quarante Lacquais de leur suite, partent à cheval du mesme Poste & marchent tous quatre de front entre cette double haye, jusqu'au bout ; precedez du reste de leurs Soldats, toujours en confusion, & aussi de leurs Alferez, ou Enseignes à pied, qui sont à la Feste, la Pertuisane à la main ; & cette Cavalcate est d'autant plus majestueuse que ces Cavaliers sont aussi montez sur des Chevaux de mouvement, qu'on appelle Pissadores, qui ne vont qu'à petit pas, battant fierement la Terre avec les pieds de devant. Estant arrivez proche de la Barriere, ils se separent; les deux Chefs Espagnols prenant l'aille droite, & les Allemans la gauche, pour faire chacun de leur costé le demy tour de la Place. d'où ils font retirer tous les gens qui y sont inutiles. Cela fait, ils viennent se rejoindre au mesme endroit de leur separation, retournent ensemble au quartier du Roy, environnez de leurs Escoades : & apres leur avoir fait reprendre leur Poste, ils se retirent; laissant la Garde Espagnolle à la droite, & l'Allemande à la gauche des Gardes du Corps; tous rangez en haye & fort serrez, comme des gens qui servent de Barriere en cet endroit.Cette ceremonie est ce que l'on appelle le Despejo. Voilà, Monsieur, quel est l'Appareil de ces Festes de Taureaux, où j'ay seulement oublié de vous faire deux observations : l'une que comme l'on ne combat qu'un des animaux à la fois, il y a une loge à un des bouts de la Place pour les y enfermer seuls les uns apres les autres; d'où ils sortent dans la Lice par une porte que l'on ouvre à mesure que l'on en veut combattre un nouveau. L'autre observation est, que cette loge a communication avec une court où l'on conduit le jour precedent plusieurs Taureaux parmy des bœufs, qui est une autre cerernonie qu'on nomme el Encierro. Or voicy maintenant ce qui se pratique pour la joûte.Comme elle se fait en forme d'un Duel public en champ clos, ainsi que les Espagnols luy donnent le nom de Duelo, il y a d'ordinaire deux ou trois Cavalliers que l'on appelle Torreadores, qui sont montez à la ginette, lesquels se presentent dans la Lice comme par un deffi pour Torrear, c'est à dire pour combattre les Taureaux. Ce sont des Gentilshommes particuliers qui s'exposent à ce peril, & qui font mesme quelque dépence en cette occasion pour divertir la Cour & le Peuple. On dit qu'il y a aussi quelquesfois des Galans parmy eux qui courent ce danger pour tâcher seulement de se mettre bien avec leurs Maistresses, ou pour leur complaire par cette bravoure : mais qu'aujourd'huy toute cette generosité est fort décheuë de ce qu'elle a esté autrefois, & qu'il se trouve peu sur tout, de ces Amans heroïques en ce temps-cy. Quelques-uns veulent dire que c'est qu'ils ont trouvé qu'il y avoit plus de tendresse, ou de gloire pour eux à se conserver pour le service de leurs Danies; ou bien pour témoiner leur Constance dans les longues & ennuyeuses difficultez qu'il faut quelquesfois essuyer avant que de les posseder, que non pas de risquer ainsi leurs vies mal à propos...Quoy qu'il en soit, ces Braves estoient autrefois des Seigneurs de la premiere qualité que l'on voyoit toujours entrer en Lice au nombre de cinq ou six, avec une suitte de cent Lacquais chacun, Vestus de Livrées de Brocart & de Clinquant; quinze ou vingt Chevaux de main pour parade, & plusieurs Mullets richement harnachez, qui estoient chargez de Lances, qu'on appelle Rejones pour la Joûte. Mais cela ne se void plus qu'à ces Festes Royalles, dont j'ay fait la distinction: car en celles de la Ville de Madrid, los Torreadores paroissent seulement chacun avec deux Estafiers vestus de tafetas de couleur qui marchent à costé d'eux, portant des Faisseaux de ces mesrnes Lances, qui sont de bois de sapin fort sec, afin qu'elles se rompent facilement suivant l'ordre du Combat, longues environ de quatre ou cinq pieds; ce qui ne laisse pas de faire encore un assez bel effet. Ces Torreadores ont mesme chacun trois ou quatre Chevaux des plus beaux qui sont dressez exprés pour cette joute, dont ils changent de temps en temps par magnificence, ou par necessité quand les Taureaux leur en ont blessé quelqu'un : car c'est un accident qui leur arrive souvent ; mais quand ils en meurent, la Ville est soigneuse de leur en donner d'autres. Pour eux ils n'ont pour tout ornement qu'un habit noir à l'ordinaire, avec la cape & l'espée qui est large & courte, accompagnée d'une dague; quelques plumes de couleur à leurs Chappeaux; une manière de botines blanches, & des Azicates, ou Esperons dorez à la Morisque, qui n'ont qu'une pointe.D'abord qu'ils sont entrez dans la Place, où il ne demeure qu'eux & les six Alguasils, avec quinze ou vingt hommes, que l'on appelle Peones, ou pietons qui sont là pour animer les Taureaux, & pour aider à les vaincre, ils vont saluer leurs Majestez, & les Dames aussi, sans mettre pied à terre, & puis ils demandent au Roy qu'il luy plaise d'ordonner l'ouverture du Combat qu'ils sont prests de soutenir. Leur estant accordée, les Trompettes sonnent une maniere de semonce, comme pour y appeller le premier Taureau qui doit paroistre : & tout d'un temps un Alguasil, par ordre de sa Majesté part à toute bride pour aller faire ouvrir la loge où il est enfermé.Comme elle est obscure, lorsqu'en l'ouvrant le Taureau voit tout d'un coup un grand jour qui l'ébloüit, & des hommes devant luy qui font certains cris, rien n'est plus divertissant que de le voir sortir en furie la teste baissée, & courir ça & là sur les premiers objets qui s'offrent à sa veuë. Les pietons le fuyent alors : ou bien quelques-uns d'entre eux qui sont habilles à la course, viennent adroitement luy planter dans les épaules de petits darts pour l'irriter davantage. Mais les Cavalliers qui sont obligez d'aller à sa rencontre vers le milieu de la Place, & de ne jouter avec luy que teste à teste, le vont investir; prenant chacun une Lance ou un Rejon à la rnain quand ils en sont proches, qu'ils empoignent par le bout comme l'on fait un poignard, dont ils luy presentent la pointe quand il se tourne vers eux : Et comme il s'arreste quelquesfois à les regarder, les plus hardis s'avancent toujours pour luy porter la Lance jusques sur les cornes, comme estant une action de courage fort estimée.Ils font ainsi tout ce qu'ils peuvent pour l'attirer, pendant que leurs Lacquais luy tendent aussi leurs Casaques & les remuent afin de l'exciter. Pour lors, s'il s'élance sur l'un des Torreadores qui doivent attendre l'attaque, ce Cavallier pousse son Cheval, & passant un peu à costé du Taureau sur la main gauche, il luy enfonce sa Lance au dessus des Corries, & la rompt : ou plustost comme il la doit seulement bien adresser & la tenir ferme, le Taureau s'enferre de luy-mesme; & s'il la reçoit bien juste dans la Nuque du col, il s'abat, & en meurt sur le champ.C'est en ce coup-là aussi où consiste la plus grande adresse d'un Torreador; & s'il luy succede, ou quelqu'autre pareil, comme ceux qu'on leur donne dans les épaules, qui leur percent quelquesfois le cœur, le prix qu'il remporte de sa Victoire est que l'harmonie des Trompettes & des hauts-bois en éclate d'allegresse; pendant que toute l'Assemblée luy aplaudit, en faisant voleter, & baisant les mouchoirs, qui est en ce pays-cy un signe d'amitié, dont il va la remercier le chapeau à la main tout au tour de la Place.Cela n'arrive pas à tous les Taureaux car si ces Cavalliers ne les blessent pas en ces endroits mortels que je viens de dire, presque tous les autres coups qu'on leur porte n'empeschent pas qu'ils ne courent encore longtemps; & ils ne font au contraire que les animér davantage. Quelques blesseures toutesfois qu'on leur fasse dans le col, l'on void bien qu'elles les incommodent extremement, par les bonds & les mugissemens qu'ils font. Dans ce temp-là, comme l'on ne tasche qu'à les expedier pour en voir toujours de nouveaux, les pietons accourent dessus, qui leur coupent les jarets avec des sabres; & qui leur donnent cent coups d'éstramaçon par tout le corps pour les achever.La pluspart meurent de cette sorte, car comme les Cavalliers ne peuvent plus leur toucher quand une fois ils ont les jarets coupés, ce qui leur arrive souvent, ils abandonnent ceux-là aux piétons, parce qu'il n'y auroit plus d'honneur pour eux de les attaquer en cet estat. Ainsi, jusqu'à ce qu'il s'en presente un autre qu'ils puissent combattre en braves gens, ils vont d'un costé & d'autre faire civilité à quelques personnes de condition pour ne pas demeurer décontenancez; qui est une bienseance qu'ils doivent garder. Mais comme il se trouve des Taureaux plus courageux & plus furieux les uns que les autres, il y en a quelquesfois qui durent longtemps sans que l'on puisse les vaincre : car bien souvent on leur aura coupé une jambe, & donné quantité de coups d'estoc & de taille qu'ils ne laissent pas de courir encore, & de faire du ravage.Quand les plus vigoureux ont lassé tout le Monde, le Roy commande que l'on amene six grands matins que la Ville fait dresser & nourrir exprez pour luiter avec eux. Estant laschez ils se jettent sur le Taureau, & s'attachent à ses oreilles, ou le prennent à la gorge. Ce qui est à mon gré le meilleur de la Feste, car comme il s'en trouve fort embarrassé, il fait tous ses efforts pour les écarter; les faisant sauter en l'air d'une manière qui donne toujours beaucoup de plaisir. Mais quoy qu'il fasse, on en vient bien-tost à bout par l'ayde de ces Chiens, & pendant qu'il se debat avec eux, les pietons l'accablen de leurs coups qui le font enfin expirer.Il y a d'autres gens qui ont charge de les tirer hors de la Lice quand ils sont morts. Un Alguasil les en ayant advertis, ils viennent avec trois belles Mulles, liées ensemble, & joliment caparaçonnées, qu'ils attachent aux cornes du Taureau; & les faisant courir de toute leur force, elles l'entraisnent ainsi loin des yeux des spectateurs, comme n'estant plus qu'un objet desagreable. Au mesme temps les Trompettes recommencent à sonner pour un nouveau Combat; & l'on depésche un Alguasil pour aller faire sortir un autre Tauteau qui fait mesme fin que les precedens. L'on a accoustumé d'en tuer ainsi douze ou quinze à chaque Feste; mais vous allez voir comme ce n'est pas quelquesfois sans coup ferir, ou sans que les Cavaliers courent beaucoup de risque ou par leurs fautes, ou par leur mauvaise fortune.Vous sçaurez donc que la Loy de Torrear, ou du Combat, oblige le Torreador de blesser le Taureau ; & d'empescher qu'il ne blesse son Cheval; comme aussi de rompre sa Lance en le frappant, & de prendre garde qu'elle ne luy échape pas de la main dans cette action. Tellement que s'il manque à cela , & s'il laisse tomber son Chapeau à terre en joutant, c'est un Empeño, pour me servir du terme, qui signifie qu'il s'est fait une affaire, & qu'il est obligé en tous ces cas, pour en sortir à son honneur, de tourner bride aussitost, d'aller affronter le Taureau, sans autre arme que son Espée qu'il ne doit tirer que quand il en est proche; & de luy en donner du revers un coup ou deux de bonne grace.Mais voicy deux autres embarras plus dangereux pour un Torreador; l'un si son cheval vient à faire resistance de marcher en avant, quand il a commencé à s'acheminer vers le Taureau pour le combattre, parce qu'alors il doit descendre,& aller à pied executer contre luy ce qu'il avoit voulu faire estant à cheval; c'est à dire, luy donner teste à teste quelques coups de son espée : L'autre embarras est, s'il tombe de son cheval pendant la joûte; car bien qu'il puisse remonter dessus pour aller venger cét affront par son espée contre le Taureau, les braves en cette rencontre vont toûjours à pied droit à luy, pour montrer mieux leur courage par cette promptitude.Si toutefois le Taureau ne s'arreste pas au mesme endroit où le Cavallier tombe dans l'engagement, & qu'il s'enfuye bien loin de luy, pendant qu'il met pied à terre, ou qu'il tombe de cheval, il n'est plus obligé d'aller apres; il suffit qu'il se soit mis en devoir de satisfaire à la Loy du Combat. En tout cas s'il y a d'autres Torreudores, ils descendent aussi de cheval, & vont l'accompagner l'espée à la main, ou à leur deffaut, ses autres Amis; non pas pour luy ayder à sortir d'affaire, mais pour le secourir en cas de besoin, sans luy oster l'honneur de sa vengeance.Avec tout cela, ils ne laissent pas, comme j'ay dit, de sortir quelques-fois de ce Combat assez mal traitez. Mais il estoit bien plus sanglant au temps passé; ce qui a esté cause qu'il y a eu des Papes qui l'ont deffendu, sous peine d'excommunication; & s'il y en a eu d'autres qui l'ont permis depuis, ç'a esté à condition que l'on en retrancheroit, comme l'on a fait, les occasions plus perilleuses... Mais ce qui fait bien connoistre qu'ils n'ayment que le sang, c'est le plaisir extrême qu'on leur voit prendre, les uns à tailler en pieces ces pauvres Taureaux, les autres à les percer de leurs longues espées, quand ils passent proche de la Banière; sur tout ce qu'ils disent, Que la Feste n'est jamais si belle que quand elle est Tragique. Il est certain au moins, qu'ils sont toûjours fort aises qu'un Torreador tombe en quelque embarras, pourvoir comme il s'en retirera; sçachant que c'est la premiere Loy de cette Réjoüissance, Qu'aucun funeste accident ne doit point la faire cesser, à moins qu'il ne plaise au Roy de s'en aller. Car il est dit, Que si l'un des Cavalliers vient à estre blessé, en sorte qu'il soit contraint de se retirer, les autres Torreadores pourront bien l'accompagner Jusqu'à la sortie la plus proche, mais qu'ils doivent revenir aussi-tost dans la Lice, sans perdre temps, pour continüer la Joûte; quand mesme il seroit mort : Si bien qu'il en est de cette action publique, de mesme que de la Comedie; la Scene se r'ouvrant comme si de rien n'estoit, apres ces petites interruptions, qui en sont comme les Intermedes.Un des plus grands plaisirs que la pluspart du monde y prend encore, c'est de voir un Taureau furieux poursuivre un Alguasil; car comme les Sergens sont mal-voulus par tout païs, l'on ne souhaite rien tant que de voir ceux-cy engagez à tirer l'espée pour se deffendre en cette attaque; ainsi qu'il leur est permis seulement dans l'extremité. Une autre chose plaisante, que l'on void quelquesfois, Cest un Taureau au sortir du cachot, ou bien au Milieu de la Place, qui va donner de la teste en courant, contre des fantômes que l'on expose à sa veuë : Mais il y a bien plus à rire, quand les Pictons font eux-mesmes ce personnage, pour faire une Lançade, que l'on appelle; tenant un long pieu un peu fort, dont ils fichent un bout en terre où ils mettent un genoüil, & presentent l'autre bout au Taureau, où il y a un fer bien aceré : car comme il vient fondre dessus & s'enferrer de luy-mesme, en sorte que cette Lance luy traverse quelquesfôis depuis la teste jusqu à la queuë, & ne laisse pas avec cela de courir & de sauter assez long-temps, il ne se peut rien voir de plus grotesque. Aussi quand ces gens-là ont fait un pareil coup, à quoy ils ne s'exposent point que par la permission du Roy, comme il est assez hasardeux, ils vont se jetter à genoux devant sa Majesté, & devant les Magistrats de la Ville, pour demander le Taureau, qui leur est accordé, pour récompence.Il en est quasi de mesme des Gardes du Roy, en ce que comme il arrive souvent, que le Taureau vient forcer leur poste, & donner dans leurs hallebardes, s'il en meurt, il est aussi laissé à l''Escoüade qui l'a tué...Je voy pourtant que l'opinion la plus commune est, que les Mores qui conquirent l'Espagne sur les Gots, l'y ont introduit." est situé sur une éminence2Pseudo-Villars, p. 5-6. "Le Palais du Roy est à l'extrémité de la ville vers le Midy; sa façade est d'ordre Dorique, d'une pierre comme de Grez; deux Pavillons de Briques la terminent à droite et à gauche; Les trois autres côtés de ce Palais n'ont ny forme ni rapport entre eux, et sont tous composés d'une quantité de petits Bâtiments de Briques ou de Terre; au dessous du Palais Le Terrain qui va en penchant jusqu'au Manzanares, est fermé de murailles, dans une situation admirable pour des Terrasses et des Cascades; mais il est inutile, sans bois, sans Jardin, sans fontaines : Une assés grande Place fait l'advenüe du Palais." , dont la pente va insensiblement jusqu'aux bords de la riviere nommée Mançanares. Ses veües s'étendent sur la campagne, qui en ce lieu là est assez agreable. L'on y va par la Calle Mayor, c'est-à-dire par la grande rue. En effet, elle est fort longue et fort large. Plusieurs maisons considerables en augmentent la beauté. Une place spacieuse3Bertaut, pp. 27-28. "Nous arrivasmes dans la place qui est devant le Palais, qui est fort grande, & qui estoit toute pleine de carrosses aussi bien que toutes les fenestres de la face du Palais pleines de gens. C'est un fort grand corps de logis entre deux petits pavillons, dont la couverture est en pointe de clocher.Je n'eus pas le loisir d'en considerer la structure qui n'est pas fort belle; mais cette grande quantité de balcons de fer fait un grand embellissement. Ce qu'il y a de particulier & d'extraordinaire; c'est que les carrosses ne sçauroient entrer que dessous une grande voute qu'ils appellent çaguan, où nous descendismes, & où l'Admirante de Castille, qui est le Seigneur le plus galant de la Cour, vint recevoir Monsieur le Mareschal. De cette voute nous entrasmes dans un grand portique qui est à un des costez des quarrez du Palais; car il n'y a point d'autre court, que ce qui est entre deux quarrez de bastimens, avec un double rang d'arcades tout au tour, comme deux Cloistres l'un sur l'autre. Au milieu de ces deux Cloistres, dont il y en a un plus grand que l'autre, il v a un fort grand Escalier, d'où l'on voit, & d'où l'on entre dans les deux quarrez... Nous montasmes ainsi au travers de quelques Halebardiers seulement : car il n'y a pas là de regiment des Gardes aux portes, comme en France. Nous entrasmes dans quantité de pieces fort bien lambrissées, & fort pleines de tableaux : parce qu'en Esté on oste là toutes les tapisseries de la pluspart des chambres : & aprés avoir passé par des galeries & des salons pleins de quantité de statuës, nous arrivasmes enfin, dans une grande Sale où estoit le Roy. Le defaut que j'eus le loisir de remarquer devant que d'y entrer, c'est que toutes ces pieces-là sont fort obscures; il y en a mesme qui n'ont point du tout de fenestres, ou qui n'en ont qu'une petite, & d'où le jour ne vient que d'en haut, le verre estant fort rare en Espagne, & la pluspart des fenestres des maisons n'ayant point de vitres; le grand chaud estant cause qu'ils ne veulent pas avoir tant d'ouvertures qu'en France." est devant le Palais. Les personnes, de quel- que qualité qu'elles soient, n'entrent point en carrosse dans la court; l'on arrête sous la grande voûte de la porte, à moins que l'on n'y fasse des feux de joye, ou quelques courses de Masques; car alors les carrosses y entrent. Un fort petit nombre de Halebardiers se tiennent à la porte. Lorsque je demandai pourquoi un si grand Roi avoit si peu de monde à le garder: Comment, Madame, me dit un Espagnol, ne sommes-nous pas tous ses gardes? Il regne trop bien dans le cœur de ses sujets pour ne devoir rien craindre et pour s'en défier. Le Palais est à l'extrémité de la Ville vers le Midi. Il est bâti de pierres fort blanches. Deux Pavillons de brique terminent la façade; le reste n'est point regulier. Il y a derriere deux cours quarrées, bâties chacune des quatre côtez. La premiere est ornée de deux grandes Terrasses qui regnent tout du long. Elles sont élevées sur de hautes Arcades; des Balustres de marbre bordent ces Terrasses, et des Bustes de la même matiere ornent la Balustrade. Ce que j'y ai trouvé d'assez singulier, c'est que les Statuës des femmes ont du rouge aux jouës et aux épaules. L'on entre par de beaux Portiques, qui conduisent au degré, lequel est extrémement large. On trouve des Appartemens remplis d'excellens Tableaux, de Tapisseries admirables, de Statuës tres-rares, de meubles magnifiques, en un mot, de toutes les choses qui conviennent à un Palais Royal. Mais il ya plusieurs chambres qui sont obscures. J'en ai vû qui ne reçoivent du jour que par la porte, et ausquelles l'on n'a point fait de fenêtres. Celles qui en ont ne sont guere plus claires, parce que les ouvertures sont fort petites. Ils disent que les chaleurs sont si grandes, qu'il faut éviter tant que l'on peut de laisser entrer le Soleil. Il est encore vrai que le verre est rare, et fort cher, de sorte qu'à l'égard des autres maisons il y a beaucoup de fenestres sans vîtres4Jouvin, p. 81 "Il y a rarement des vitres aux fenestres.."; et lorsque l'on veut parler d'une maison où il ne manque rien, l'on dit en un mot: elle est vitrée. Ce defaut de vîtres ne paroît point en dehors à cause des jalousies. Le Palais est orné de plusieurs Balcons dorez, qui font un tres-bel effet. Tous les Conseils s'y tiennent; et lorsque le Roy y veut aller, il passe par des galleries et des corridors, sans estre apperçû. Il y a bien du monde persuadé que le Château de Madrid5Jouvin, p. 114. "Plusieurs qui n'ont jamais veu ce Palais, disent que le chasteau de Madrid qui est proche de Paris, a esté fait sur son modelle, par le Roy François I. qui avoit demeuré dans celuy de la ville de Madrid, mais il n'y a aucune ressemblance.", que François premier fit bâtir proche du bois de Boulogne, a esté pris sur le modéle du Palais du Roi d'Espagne, mais c'est une erreur, et rien n'est moins ressemblant. Les jardins ne répondent pas à la dignité de ce lieu. Ils ne sont ni aussi étendus, ni aussi bien cultivez qu'ils devroîent estre. Le terrain, comme je l'ai marqué, s'étend jusqu'au bord du Mançanares. Tout est enclos de murailles; et si ces jardins ont quelque beauté, elle vient toute de la nature. On travaille avec application à mettre l'appartement de la jeune Reine en état de la recevoir. Tous ses Officiers ont esté nommez, et le Roi l'attend avec la derniere impatience.Le Buen Retiro est une maison Royale à l'une des portes de la Ville. Le Comte-Duc y fit faire d'abord une petite maison qu'il nomma Galinera6Bertaut, p.42. "C'est une maison que le Comte Duc fit sin planta, comme ils disent, sans dessein formé : Planta est aussi le plan,& qui fut d'abord nommé Gallinero, à cause de certaines poules curieuses que l'on luy donna qu'il mit dans une petite maison & jardin qui estoit là de l'autre costé del prado..", pour mettre des poules fort rares qu'on lui avoit données; et comme il alloit les voir assez souvent, la situation de ce lieu, qui est sur le penchant d'une coline et dont la veuë est tres-agreable, l'engagea d'entreprendre un bâtiment considerable. Quatre grands corps de logis7Jouvin, p. 119. "Il y a quatre grands pavillons qui s'entretiennent par quatre grands corps de logis qui font au milieu une place, où il y a un jardin en façon de parterre rempli de toutes sortes de fleurs qu'on peut arroser en un moment par le moyen d'une figure qui se voit au milieu d'un grand bassin qui jette l'eau de toutes les parties de son corps." et quatre gros Pavillons font un quarré parfait. On trouve au milieu un parterre rempli de fleurs, et une fontaine, dont la Statuë, qui jette beaucoup d'eau, arrose quand on veut les fleurs et les contrallées par lesquelles on passe d'un corps de logis à l'autre. Ce bâtiment a le défaut d'estre trop bas. Les Appartemens en sont vastes, magnifiques, et embellis de bonne peinture. Tout y brille d'or et de couleurs vives, dont les platfonds et les lambris sont ornez. Je remarquai dans une grande Gallerie l'entrée de la Reine Elisabet, Mere de la feuë Reine. Elle est à cheval, vêtuë de blanc, avec une fraise au cou et un gardinfant. Elle a un petit chapeau garni de pierreries, avec des plumes et une aigrette. Elle estoit grasse, blanche et tres-agreable : les yeux beaux, l'air doux et spirituel. La Salle pour les Comedies est d'un beau dessein, fort grande, toute ornée de sculpture et de dorure. L'on peut estre quinze dans chaque loge sans s'incommoder. Elles ont toutes des jalousies, et celle où se met le Roi est fort dorée. Il n'y a ni Orquestre ni Amphitheatre. On s'assoit dans le parterre sur des bancs. On voit au bord de la Terrasse la Statüe de Philippe second sur un cheval de bronze. Cette piece est d'un prix considerable. Les curieux se font un plaisir de dessiner le cheval. Le Parc a plus d'une grande lieue de tour.On y trouve plusieurs Pavillons détachez, fort jolis, et dans lesquels il y a assez de logement. Ce n'a pas esté sans beaucoup de frais que l'on a fait venir des sources d'eau vive dans un canal et dans un quarré d'eau sur lequel le Roi a de petites Gondoles peintes et dorées. Il y va pendant les grandes chaleurs de l'Esté, parce que les fontaines, les arbres et les prairies rendent et endroit plus frais et plus agreable que les autres. Il y a des Grottes, des Cascades, des Etangs, du couvert, et même quelque chose de champestre en certains endroîts, qui conserve la simplicité de la campagne, et qui plaît infinîment.La Casa del Campo8Jouvin, p. 124. "Si tost qu'on a passé ce pont, on voit cette maison Royale d'Il Campo, où le Roy va souvent se divertir à la Chasse dans un grand parc, ou à la promenade au bord de plusieurs grands canaux remplis des eaux de la pette Riviere qui passe au milieu de ce Palais, & de ses jardins, en un desquels il y a un cheval de bronze rnonté par le Roy Philippe devant vn parterre, où sont quelques fontaines & jets d'eau, qui rendent ce lieu toûjours verdoyant, tres-agreable, au plus fort de l'Esté." sert de Menagerie. Elle n'est pas grande, mais sa situation est belle, estant au bord du Mançanares. Les arbres y sont hauts et fournissent de l'ombre en tout tems. Je parle des arbres de ce païs-ci, parce que l'on n'y en trouve que tres-peu. Il y a de l'eau en divers endroits, particulierement un Etang, qui est entouré de grands chesnes. La Statüe9Jouvin, p. 124. "On voit sur une plate-forme de ce Palais un cheval de bronze qui porte le Roy Philippe IV. Cette piece est de grand prix, & fort estimée dans sa posture. Nous allions souvent nous promener dans les jardins de ce Palais, qui ne sont remplis que d'arbres fruictiers, de belles allées, de grottes de differentes sortes, & de belles fontaines; en sorte que dans les plus grandes chaleurs de I'Esté ils paroissent toûjours aussi verds & agreables qu'au printemps." de Philippe IV est dans le jardin. Ce lieu est un peu negligé. J'y ai vû des lions, des ours, des tigres, et d'autres animaux feroces, lesquels vivent long-tems en Espagne, parce que le climat n'est guere different de celui d'où ils viennent. Bien des gens y vont rêver, et les Dames choisissent ordinairemeni cet endroit pour s'y promener, parce qu'il est moins freqtenté que les autres.Mais j'en reviens au Mançanarez10Brunel, p. 41 (R. H. p. 150). "La Riviere qui passe au bas se nomme Mançanares, elle est si petite que le nom qu'elle porte est plus long qu'elle n'est large. Son lit est sablonneux, & en esté elle est si basse, qu'au mois de juin & de juillet, on y fait le Cours des carrosses. Le Pont ou la Chaussée sur laquelle on le passe, est longue & large, & a cousté je ne sçay combien de cent mille Ducats,& celuy-là n'estoit pas sot, qui dit lors qu'on luy racontoit quePhilippe IV avoit fait une tellé dépense pour une si chetive Riviere, qu'il falloit vendre le Pont ou acheter de l'eau.". C'est une riviere qui n'entre point dans la Ville. En de certains tems ce n'est ni une riviere, ni même un ruisseau, quoiqu'elle devienne quelquefois si grosse et si rapide, qu'elle entraÎne tout ce qu'elle trouve à son passage. Pendant l'Esté on s'y promene en carrosse. Les eaux en sont tellement basses dans cette saison, qu'à peine pourroit-on s'y moüiller le pied; et cependant ,en Hiver elle inonde tout d'un coup les campagnes voisines. Cela vient de ce que ces neiges qui couvrent les montagnes, venant à se fondre, les torrens d'eau entrent avec abondance dans le Mançanarés. Philippe II fit bâtir un Pont dessus que l'on nomme le Pont de Ségovie. Il est superbe, et pour le moins aussi beau que le Pont-neuf, qui traverse la Seine à Paris. Quand les etrangers le voyent, ils s'éclatent de rire. Il trouvent qu'il est ridicule d'avoir fait un tel Pont dans un lieu où il n'y a point d'eau. Il y en eut un qui dit plaisamment là-dessus, qu'il conseilleroit de vendre le Pont pour acheter de l'eau.La Floride11Jouvin, p. 124. "Nous allions aussi quelquesfois nous promener à la belle maison de la Floride, qui est au bord de la Riviere, dont les jardins & les fontaines sont admirables; l'une desquelles verse ses eaux dans un bassin de marbre blanc, enrichi de plusieurs statuës de rnarbre qui ont esté apportées d'Italie dont on fait beaucoup d'estime; & là tout proche il y a une promenade publique dans le Prao Noevo, couvert de quelques rangées d'arbres distinguez de jets d'eau, & de grands bassins, qui rendent ce cours assez divertissant pour les carrosses qui vont de-là se promener à la fraischeur le long de la Riviere ..." est une maison tres-agreable, et dont les jardins plaisent infinîment. Des Statuës d'Italie, et de la main des meilleurs Maîtres, y sont en grand nombre. Les eaux y font un doux murmure, qui charme avec l'odeur des fleurs, doiit on a pris soin de rassembler les plus rares et les plus odoriferentes. On descend de là au Prado Nuevo, où il y a des fontaines jail- lissantes; et les arbres y sont extrémement hauts. C'est une promenade qui pour n'estre pas unie n'en est guére moins agreable, sa pente estant si douce, que l'on ne s'apperçoit guére de l'inégalité de ce lieu.Il y a encore la Çarzuela, qui n'a que des beautez champestres, et quelques salles assez frelches, où le Roi passe et se repose au retour de la chasse. Mais la veüe en fait le plaisir, et l'on auroit pû y menager de grandes beautez.Pour vous parler d'autre chose que des Maisons du Roi, je vous dirai, ma chere Cousine, que le premier jour de Mai l'on fait le cours hors la porte de Tolede12Brunel, p. 82-84 (R. H. p. 176-177). "Le premier de May, nous vismes le Cours qui se fait hors de la porte de Tolede, c'est un des plus celebres, & on y voit quantité de carrosses de toutes sortes, les uns y sont tirez par quatre mules, & s'ils sont à de grands Seigneurs ou Ducs, les mules de devant sont attachées à de longues cordes, & il y a un Postillon... La galanterie de cette feste consiste principalement en l'ajustement des femmes, qui s'estudient d'y paroistre avec éclat : aussi mettent elles leurs plus beaux habits, & n'oublient ny leur vennillion, ny leur ceruse, dont alors elles empruntent tous les traits. On les voit en diverses façons dans les carrosses de leurs amans, les unes ne s'y monstrent qu'à demy, & y sont ou à moitié ou à rideaux tirez, ou s'y monstrent à découvert, & font parade de leurs habits & de leurs beautez, celles qui ont des Galans qui ne peuvent ou ne veulent pas leur donner des carrosses, se tiennent sur les avenuës du Cours, & bordent les ruës ou les chemins qui y menent, on ne parle point à elles, aux autres on peut dire tout ce que l'on veut de doux, de hardy, & de libre, sans qu'elles s'en offencent.". Cela se nomme el sotillo13Martin, p. 91. "Huit jours aprés, ils font encore une autre Fête nommée Sotillo. C'est un Bosquet sur les bords du Mançanares où ils vont danser & collationner sur l'herbe.", et personne ne se dispense d'y aller. Jy ai donc esté, bien plus pour y voir que pour y estre veüe, quoique mes habits à la Françoise me rendent assez remarquable et m'attirent bien des regards. Les femmes de grande qualité ne se vont promener en toute leur vie que la premiere année de leur mariage, j'entens aux promenades publiques; et encore c'est teste à teste avec leur époux, la Dame au fond, le mari au devant, les rideaux tout ouverts, et elle fort parée. Mais c'est une sotte chose à voir que ces deux figures droites comme des cierges, qui se regardent sans se dire en une heure un seul mot. Il y a de certains jours destinez à la promenade, tout Madrid y va, le Roi s'y trouve rarement : mais excepté sa Majesté et un petit nombre de gens qui font leur cour, tout le reste du monde n'y manque jamais.Ce qui incommode fort, ce sont ces longs traits qui tiennent un si grand espace de païs, que tous les chevaux s'y embarrassent. Il y a beaucoup de Dames qui ne sont pas de celles du premier rang, qui vont à ces promenades leurs rideaux tout fermez. Elles ne voyent que par des petites vîtres qui sont attachées aux mantelets du carrosse. Et le soir il y vient aussi des grandes Dames incognito. Elles se font même un plaisir d'aller au Prado à pied, quand la nuît est venuë. Elles mettent des mantilles blanches sur leur teste : ce sont des especes de capes d'une étoffe de laine, qui les couvrent. Elles les brodent de soye noire. Il n'y a que les femmes du commun et celles qui cherchent des avantures qui en portent; mais quelquefois, comme je vous le dis, il y a des Dames de la Cour qui vont en cet équipage. Les Cavaliers de leur côté mettent pied à terre, et leur disent mots nouveaux; maîs à bien attaqué, bien défendu.Le Comte de Berka14Gazette 1679, p. 529. De Madrid, le 5 Octobre 1679. " ... Le Comte de Berca Envoyé Extraordinaire de ]'Empereur est parti d'ici.", Envoyé d'Allemagne, m'a conté que comme il soupoit l'autre jour ses fenêtres fermées à cause du froid, l'on frapa assez fort contre les jalousies de la salle. Il envoya voir qui c'estoit; l'on trouva trois femmes en mantille blanche,qui prierent qu'on leur ouvrist les fenestres afin qu'elles pussent le voir. Il leur manda qu'elles seroient plus commodément dans la salle. Elles entrerent toutes cachées, et se mirent dans un coin, se tenant debout tant qu'il fut à table. Il les pria inutilement de s'asseoir et de manger des confitures, elles ne voulurent faire ni l'un ni l'autre; et aprés lui avoir dit beaucoup de plaisanteries où la vivacité de leur esprit parut toute entiere, elles sortirent. Il avoit reconnu que c'estoient les Duchesses de Medina-Celi, d'Ossone et d'Uceda (il les avoit veües chez elles, car les Ambassadeurs ont la liberté d'aller quelquefois chez les grandes Dames en visite d'Audience), mais il en voulut encore avoir une plus forte certitude, et il les fit suivre. On le vit rentrer chez elles par une fausse porte où quelques-unes de leurs femmes les attendoient. Ces petits déguisemens ne se passent pas toûjours avec tant d'innocence.Pour les hommes, lorsqu'il est nuit ils se promenent à pied dans le Prado. Ils abordent les carrosses15Gourville, II, P. 21. "L'usage est que, quand vous vous trouvez arrêté vis-à-vis d'un carrosse où il n'y a que des femmes, il leur faut dire quelque chose, et ce langage-là ordinairement est gaillard et un peu plus qu'à double entente. Elles répondent avec beaucoup de vivacité; mais, quand il y a un homme avec des femmes, que vous n'auriez pas aperçu, elles vous disent de vous taire, parce qu'elles sont accompagnées, et, en ce cas-là, on se tait tout court." où ils voyent des Dames, s'appüiant sur la portiere, et jettant des fleurs et des eaux parfumées sur elles. Quand on le leur permet, ils entrent dans les carrosses avec elles.A l'égard de la promenade du premier de Mai, c'est un vrai plaisir de voir les Bourgeois16Brunel, p. 85 (R. H. p. 177-178). "Ce n'est pas seulement en cette Feste qu'on le pratique, presque tous les jours, & sur tout les Dimanches, on ne voit que collations & goûtez, qu'ils nomment Merendas, au lieu où l'on se promene, tant les Espagnols se plaisent à festiner à la campagne, quand ce ne seroit que d'un oignon, d'une salade, d'un iambon, ou de quelques œufs durs, car ils font par tout tres mauvaise chere... Le petit Bourgeois paroist épars par les champs d'alentour, ou sur le bord de la Riviere, ou en quelque recoin du pré ou du bled verd, il collationne de fort peu de chose, avec beaucoup de majesté & de joye, en compagnie de sa femme, & de sa famille, ou de quelque amie." et le peuple assis, les uns dans les bleds naissans; les autres sur le bord du Manzanarez; quelques uns à l'ombre; quelques autres au Soleil avec leurs femmes, leurs enfans, leurs amis ou leurs maîtresses. Les uns mangent une salade d'ail et d'oignon; les autres, des œufs durs; quelquesuns du jambon, et même des galinas de leche (ce sont des poulardes excellentes), tous buvant de l'eau comme des cannes, et joüant de la Guitarre ou de la Harpe. Le Roy y vint avec Dom Jüan, le Duc de Medina-Celi, le Connêtable de Castille et le Due de Pastrane. Je vis seulement son carrosse de toille cirée verte, tiré par six chevaux pies les plus beaux de l'univers, tout chargez de petites papillottes d'or, et de nceuds de rubans couleur de rose. Les rideaux du carrosse estoient de damas vert, avec une frange d'or : mais si bien fermez, que l'on ne pouvoit rien remarquer que par les petites glaces des mantelets. C'est la coutume que lorsque le Roi passe on s'arrête, et par respect on tire les rideaux17Brunel, p. 86 (R. H. pp. 178-179). "Mais je ne puis comprendre le plaisir qu'il trouve au Cours, si ce que l'on m'a dit est vray, que par respect, quand il passe chacun tire ses rideaux...": mais nous en usâmes à la mode Françoise, et nous laissâmes les nôtres ouverts, nous contentant de faire une profonde reverence. Le Roi remarqua que j'avois sur moi une Epagneule, que la Marquise d'Alui18La marquise d'Alluye, née Mademoiselle du Fouilloux, était réellement une amie intime de la Connétable Colonna. Il est question d'elle dans l'Apologie ou les vàitables Mémoires de Marie Mancini, connétable de Colonna, écrits par elle-même. A Leide, pour l'auteur, chez Jean Van Gelder, à la Tortue, 1678, in-12. Deux ans auparavant avait paru un livre apocryphe fait sur le modèle des Mémoires d'Hortense Mancini, Duchesse de Mazarin, rédigés par l'Abbé de Saint-Réal. Ce livre apocryphe avait pour titre Les Memoires de M.L.P.M.M. Colonne, G. Connetable du Royaume de Naples. A Cologne. Chez Pierre Marteau, 1676, in-12. Mme d'Aulnoy a-t-elle utilisé ces deux livres? Ce n'est pas notre impression. Elle a largement mis à profit le Pseudo Villars, et elle a pu consulter la Gazette qui parle souvent des différends du ménage Colonna. Si elle connut les lettres de Mme de Villars, elle put y trouver de fréquentes mentions de la Connétable.Mais elle a, en dehors de ces renseignements, des détails qu'elle ne trouva ni dans ces trois sources-là ni dans les Mémoireç apocryphes ou véritables. D'autre part, elle commet des erreurs qu'elle aurait pu redresser à l'aide des Mémoires, si elle s'en était servie. Les détails qu'elle donne dans ses Mémoires de la cour d'Espagne (p. 302-309) se trouvent en partie confirmés par des documents qu'elle ne pouvait pas connaitre. Cf. Lucien Perey. Une princesse rômaine au xvii, siècle, p. 444. Elle affirme (Mém., p. 3o8) avoir fort été l'amie de Marie Mancini : nous en doutons fort. Mais elle put avoir sur elle des renseignements privés, soit par Saint-Evremond, si ami d'Hortense Mancini, soit par Mme de Gudanne, que nous voyons en 1698, très liée avec la Connétable Colonna, soit par quelque autre personne. , qui est une fort aimable Dame, m'avoit priée de porter à la Connêtable Colonne; et comme je l'aimois fort, elle me l'envoyoit de tems en tems. Le Roi me la fit demander par le Comte de los Arcos, Capitaine de la Garde Espagnole, lequel marchoit à cheval à côté de la portiere. Je la donnai aussi-tôt et elle eut l'honneur d'estre carressée de Sa Majestée, qui trouva les petites sonnettes qu'elle avoit au cou et les boucles de ses oreilles fort à son gré. Il a une chienne qu'il aime fort, et il envoya sçavoir si je voulois bien qu'il les prît pour Daraxa, c'est ainsi qu'elle s'appelle. Vous jugez bien, ma chere Cousine, ce que je répondis, Il me renvoya l'épagneule sans colier et sans boucles, et il chargea le Comte de los Arcos de me donner une boëte d'or toute unie, pleine de pastilles, qu'il avoit sur lui,souhaitant que je la gardasse. Elle est d'un prix fort mediocre, mais je l'estime infinîment venant d'une telle main.Ce fut Dom Juan, qui est des amis de ma parente, qui m'attira cette marque de la bonté du Roi; car il sçavoit que j'estois à Madrid, bien que je n'eusse pas encore eu l'honneur de le voir.Deux jours aprés, comme j'estois seule dans mon appartement, occupée à peindre un petit ouvrage, je vis entrer un homme que je ne connoissois point, mais qui me parut d'assez bonne mine pour juger à sa phisionomie qu'il estoit de qualité. Il me dit que n'ayant point trouvé ma parente, il avoit resolu de l'attendre, parce qu'il avoit une Lettre à lui donner. Aprés quelques momens de conversation, il la fit tomber sur Dom Juan, et il me dit qu'il ne doutoit pas que je ne le visse souvent. Je repliquai qu'il étoit bien vrai que depuis que j'étois arrivée ce Prince estoit venu voir ma parente, mais qu'il ne m'avoit pas demandée. C'est peut-estre, ajoûta-t-il, que vous estiez malade ce jour-là. Je n'ai point esté malade, repliquai-je, et j'aurois esté bien aise de le voir et de l'entendre, parce qu'on m'en a dit du bien et du mal, et que je voudrois démêler si on lui fait tort ou justice. Ma parente, à qui je l'ai témoigné, m'a dit qu'il n'y avoit pas moyen, et qu'il est si devot qu'il ne veut parler à aucune Dame. Seroit-il possible, dit-il en soûriant, que sa dévotion lui eût si fort renversé l'esprit ? Pour moi, je me persuade qu'il vous a demandée, et qu'on l'a assuré que vous aviez la fiévre. La fiévre, repris-je, voilà qui me paroist bien positif. Hé, de grace, comment le sçavez-vous ? Ma parente arriva dans ce moment. Elle demeura fort surprise de trouver Dom Juan avec moi, et je ne le fus pas moins qu'elle, car je ne sçavois point que ce fût lui. Il lui dit plusieurs fois qu'il ne lui pouvoit pardonner l'idée qu'elle m'avoit donnée de lui; qu'il n'estoit point un bigot, et qu'il estoit persuadé que la veritable devotion ne rendoit personne sauvage.Je le trouvai fort bien fait, l'air galant, les manieres polies et civiles, extrêmement d'esprit et de vivacité. Comme ma parente en a beaucoup, elle se défendit fort bien du reproche qu'il lui faisoit; mais lorsqu'il fut parti, elle me pensa manger de lui avoir dit que je n'avois pas la fiévre. Je voulus m'excuser sur ce que j'ignorois qu'elle [le] lui eût dit elle-même, et que je ne sçavois point deviner. Elle me repliqua qu'il faloit deviner à la Cour, et qu'à moins de cela l'on y faisoit le personnage d'une beste.Elle demanda au Prince, s'il estoit vrai que la Reine-Mere eût écrit au Roi pour le prier qu'elle pût le voir, et qu'il l'eût refusé19Gazette 1679, p. 250. De Madrid, le 4 May 1679. "Il est toujours au Buen-Retiro, où il va tous les jours à la Comédie. Il n'a pas voulu voir la Reyne, quoi qu'elle l'ait fait demander avec beaucoup d'empressement.". Il en convint, et que c'estoit aussi la seule raison qui empêchoit sa Majesté d'aller à Aranjues, de peur qu'elle ne vînt l'y trouver malgré la deffense qui lui estoit faite de sortir de Tolede. Quoi, Seigneur, m'écriai-je, le Roi ne veut pas voir la Reine sa Mere ? Dites plûtôt, reprit-il, que c'est la politique de l'Estat, qui deffend aux Souverains de suivre leurs inclinations quand elles ne s'accordent pas avec le bien public. Nous avons pour maxime, dans le Conseil d'Estat, de consulter toûjours l'esprit du Grand Charle-Quint dans toutes les affaires difficiles; nous examinons ce qu'il auroit fait dans telle et telle rencontre, et nous tâchons de le faire à nostre tour. Pour moi, j'ai trouvé avec bien d'autres, qu'il n'auroit pas vû sa mere, aprés avoir eu lieu de l'exiler; et le Roi en est si persuadé, qu'il lui a répondu que cela ne se pouvoit. Il ne me fut pas mal aisé de connoistre que Dom juan accomodoit le genie de CharleQuint au sien propre.Le Roi est allé au Buen Retiro, où j'ai eu l'honneur de le voir pour la premiere fois à la Comedie20Gazette 1679, p. 272. De Madrid, le 16 Mai 1679, "Le Roi est toujours au Buen-Retiro... L'onziéme & les jours suivans, on joüa devant lui l'Opéra intitulé le Palais d'Alcine...". Voir la note précédente . car il ouvrit les jalousies de sa loge pour nous regarder dans la nostre, parce que nous estions vêtües à la Françoise. L'Ambassadrice de Danemarck y étoit habillée de même, et si belle qu'il dit au Prince de Monteleon que nous estions toutes à son gre, mais que c'étoit dommage que nous ne fussions coëffées et mises à l'Espagnole; que plus il regardoit l'habit des Dames Françoises, plus il lui sembloit choquant; que celui des hommes ne l'étoit pas tant. On joüoit devant lui ]'Opera d'Alcine; j'y eus peu d'attention, parce que je regardois toûjours le Roi pour vous le dépeindre. Je vous dirai qu'il a le teint délicat et blanc, le front grand, les yeux beaux et doux, le visage fort long et étroit, les lévres trés-grosses comme tous ceux de la Maison d'Autriche, et la bouche grande, le nez extrémement aquilin, le menton pointu et relevé, les cheveux blonds en quantité, tout plats et passez derriere les oreilles; la taille assez haute, droite et déliée, les jambes menües et presque tout unies. Il a naturellement beaucoup de bonté, il est enclin à la clemence, et de plusieurs conseils qu'on luy donne, il prend celui qu'il croit le plus u'tile pour ses peuples, car il les aime fort. Il n'est point vindicatif, il est sobre, il aime à donner, il est pieux, ses inclinations sont portées au bien, son humeur égale et d'un accès facile. Il n'a pas eu toute l'éducation qui sert à former l'esprit. Il n'en manque pourtant point21Le Pseudo-Villars (p. 11) donne du roi un portrait sensiblement différent : "Comme on ne s'est appliqué dans sa jeunesse qu'à le faire vivre sans penser à son éducation, il ne sait aucun exercice et n'a pas la moindre connaissance de science ni de lettres, à peine sait-il lire et écrire". Par contre, le comte de Mérode-Westerloo, très partisan de la maison d'Autriche, décrit Charles II de la façon suivante : "Quoiqu'il ait passé dans le monde pour presque imbécile, ou, du moins, pour un pauvre homme, et quoiqu'il n'ait été élevé que parmi les femmes et sans instruction, ce prince avoit beaucoup d'esprit, de la pénétration, des sentiments élevés, de la droiture et de la générosité. Il estoit honnête homme, aimoit la justice, et même son opinion dans le conseil étoit toujours la plus judicieuse et la plus juste; et, s'il n'avoit pas eu le foible de se laisser détourner facilement de la plus saine résolution, soit par la reine, soit par un favori, ou par un ministre gagné par les puissances étrangères, c'eût été un trés-grand prince; mais ceci, joint aux défauts nationaux que j'ai cités, a tout perdu." (Mémoires, t. 1 13--51).. Je vais vous en marquer quelques traits que l'on m'a racontez, et encore qu'ils ne soient pas importans, cela fait toûjours plaisir à sçavoir.Il n'y a pas longtemps que Madame la Connestable Colonne, qui estoit en Religion à San Domingo, estant sortie de cette Abbaye où elle estoit rentrée et sortie plusieurs fois, les Religieuses, fatiguées de son procedé, resolurent de ne la plus recevoir; et en effet, la derniere fois qu'elle y voulut rentrer, elles luy dirent nettement qu'elle pouvoit rester dans le monde, ou choisir une autre retraite que leur maison. Elle se sentit fort offensée de ce refus, qui ne convenoit point à une personne de sa qualité et de son merite. Elle fit agir ses amis aupres du Roi, et il envoya dire à l'Abbesse qu'elle eust à ouvrir sa porte à la Connestable. L'Abbesse et toutes les Religieuses, s'obstinant dans leur refus, dirent qu'elles vouloient representer leurs raisons à Sa Majesté, et qu'elles l'iroient trouver. Lorsque l'on rapporta au Roi la réponse de ces Religieuses, il s'éclata de rire, et dit: J'aurai bien du plaisir de voir cette Procession de Nonnes qui viendront en chantant : "Libera nos, Domine, de la Condestabile." Elles n'y allerent pourtant pas, et elles prirent le parti de l'obéissance, qui est toujours le meilleur.Il pleuvoit il y a quelques jours, le tonnerre estoit effroyable; le Roi qui se divertit quelquefois à faire des petites malices à ses courtisans, commanda au Marquis d'Astorgas d'aller l'attendre sur la terrasse du Palais. Le bon vieillard lui dit en riant : Sire, serez-vous longtemps à venir ? Pourquoy ? dit le Roy. C'est, repliqua-t-il, que vostre Majesté n'aura qu'à faire aporter un cercueil pour me mettre dedans, car il n'y a pas d'apparence que je resiste à un temps comme celui-ci. Allez, allez, Marquis, dit le Roi, j'irai vous trouver. Le Marquis sortit,et sans balancer, il monta dans son Carrosse et s'en alla chez lui. Au bout de deux heures, le Roi dit: Assurement le bon homme est penetré jusqu'aux os; qu'on le fasse décendre, je veux le voir en cet estat. On dit au Roi qu'il ne s'y estoit pas expose; sur quoy il dit qu'il n'estoit pas seulement vieux, mais qu'il étoit fort sage.L'on prit il y a peu une des plus belles Courtisannes de Madrid, déguisée en homme auprés du Palais, et elle avoit attaqué son Amant, duquel elle croyoit avoir sujet de se plaindre. Celui-ci l'ayant reconnuë au son de sa voix, et à la maniere dont elle se servoit de son épée, ne voulut point employer la sienne pour se deffendre, bien loin de là, il ouvrit son jubon, qui est une veste, et lui laissa l'entiere liberté de le fraper. Il croyoit peut-estre qu'elle n'auroit pas assez de colere ou de courage pour le faire : mais il se trompa, et elle lui porta un coup de toute sa force qui le fit tomber trés-blessé. A peine eût-elle vû couler son sang, qu'elle se jetta par terre et fit des cris effroyables, elle se déchira le visage avec ses ongles et s'arracha les cheveux. Le peuple, s'estant amassé autour d'elle, vit bien à son air et à ses longs cheveux que c'estoit une femme. Ainsi la justice l'arresta, et quelques Seigneurs qui passoient dans ce même moment l'ayant vûë, conterent au Roy ce qui venoit d'arriver. Il voulut lui parler, on l'amena devant lui Est-ce toi, lui dit-il, qui a blessé un homme proche du Palais Oüy, Sire, répondit-elle, j'ai voulu me venger d'un ingrat il m'avoit promis de me garder son cœur, j'ai sçeu qu'il l'a donné à une autre. Et pourquoi donc, reprit-il, es-tu si affligée puisque tu t'es vengée ? Ah ! Sire, continua-t-elle, je me suis punie en cherchant à me venger; je suis au desespoir, je supplie vostre Majesté d'ordonner qu'on me fasse mourir, car je mérite le dernier chastiment. Le Roi en eut compassion, et se tournant vers ceux qui l'environnoient : En verité, dit-il, j'ai peine à croire qu'il y ait au monde un estat plus malheureux que celui d'aimer sans estre aimé. Va, continua-t-il, tu as trop d'amour pour avoir de la raison; tâche d'estre plus sage que tu ne l'as esté, et n'abuse point de la liberté que je te fais rendre. Ainsi elle se retira sans estre menée dans le lieu où l'on enferme les miserables qui ont une mauvaise conduite.Tout ce que je vous ai dit du Roi m'a éloignée de l'Opera d'Alcine22Dans ses Mémoires (p. 84), Mme d'Aulnoy dit: "Il [Charles II] était tous les jours à la comédie et à la chasse, au Pardo et à la Zarzuela, qui sont deux de ses rnaisons de plaisance. On joua devant lui l'opéra d'Alcine, qui coûtait assez d'argent, et qui fut pitoyablement exécuté," C'est au printemps de 1679 que cet opéra aurait été représenté, si l'on s'en rapporte aux Mémoires et à la Relation; mais nous ne connaissons pas la source de Mme d'Aulnoy.Dans Carlos II y su Corte (t. II, p. 468), M. Gabriel Maura Gamazo écrit: "El propio Medina Sidonia organizó, con el Duque de Linares, el Condede Banos y Don Diego de Silva, hermano de Pastrana, las representaciones, en el coliseo del Buen Retiro, de la zarzuela El Imperio de Alcina, que escribiô D. Juan Bautista Diamante. Crecido debió ser el gasto cuando los primeros balcones se cobraron á doce doblones y à ocho los segundos; pero la técnica teatral habíase ya rezagado en España, de modo que, aun puesta en escena la obra con lujo tan insólito, pudo escribir la Condesa de Aulnoy : "Vila representar el dia del estreno, etc." Mais Mme d'Aulnoy ne fait que copier ce qu'elle aura pris ailleurs. Quant à la pièce elle-même, M. Maura Gamazo met en note : "Barrera la da en su Catálogo como anónima, pero los documentos coetáneos nombran al autor." On aimerait à connaitre ces documents.. Je le vis le premier jour avec tant de distraction que lorsque j'y retournai il me parut tout nouveau. Il n'a jamais esté de si pitoyables machines; on faisoit descendre les Dieux à cheval sur une poutre qui tenoit d'un bout du Théatre à l'autre; le Soleil estoit brillant par le moyen d'une douzaine de lanternes de papier huislé, dans chacune desquelles il y avoit une lampe : lorsqu'Alcine faisoit des enchantemens, et qu'elle invoquoit les Démons, ils sortoient commodément de l'Enfer avec des échelles; le Gracioso, c'est à dire le boufon, dit cent impertinences. Les Musiciens ont la voix assez belle, mais ils chantent trop de la gorge. On avoit autrefois l'indulgence de laisser entrer bien des sortes de gens dans la salle, quoique le Roi y fût; cette coûtume est changée; il n'y entre plus que de grands Seigneurs, et tout au moins des titrez ou des Chevaliers des trois Ordres Militaires. Cette Salle est assurement fort belle, elle est toute peinte et dorée; les loges, ainsi que je vous l'ai marqué, sont toûjours grillées de jalousies comme celles que nous avons à l'Opera, mais elles tiennent depuis le haut jusqu'en bas, et il semble que ce soit des Chambres. Le costé où le Roi se met est magnifique. Au reste, la plus belle Comedie du monde, j'entens de celles que l'on joüe dans la Ville, est bien souvent aprouvée ou blâmée selon le caprice de quelque'miserable. Il y a entr'autres un Cordonnier23Bertaut, p. 211 -212. "Il y a deux lieux ou salles, qu'ils appellent corrales à Madrid, qui sont toûjours pleines de tous les marchands & de tous les artisans, qui quittant leur boutique s'en vont là avec la cappe, l'épée & le poignard, qui s'appellent tous Cavalleros jusques aux çapateros; & ce sont ceux qui décident si la Comedie est bonne ou non, & à cause qu'ils la sifflent ou qu'ils l'applaudissent, & qu'ils sont d'un costé & d'autre en rang, outre que c'est comme une espèce de salve, on les appelle Mosqueteros, en sorte que la bonne fortune des Autheurs dépend d'eux. On m'a conté d'un de ces Autheurs qui alla trouver un de ces Mosqueteros, & luy offrit cent reales pour estre favorable à sa piece, mais il répondit fierement que l'on verroit si elle estoit bonne ou non: & elle fut sifflée." qui en décide, et qui s'est aquis un pouvoir si absolu de le faire, que lorsque les Auteurs les ont achevées, ils vont chez lui pour briguer son suffrage. Ils lui lisent leurs pieces; le Cordonnier prend son air grave, dit cent impertinences qu'il faut pourtant essuyer. Au bout de tout cela, quand il se trouve à la premiere representation, tout le monde a les yeux attachez sur le geste et les actions de ce faquin. Les jeunes gens l'imitent, de quelque qualité qu'ils soient: s'il baîlle, ils baîllent; s'il rit, ils rient. Enfin l'impatience lui prend quelquefois, il a un petit siflet, il se met à sifler. Au même temps cent autres siflets font retentir la Salle d'un ton si aigu, qu'il romp la teste aux Spectateurs. Voila mon pauvre Auteur au desespoir, et toutes ses veilles et ses peines à la merci de la bonne ou de la méchante humeur d'un maraut.Il y a dans la Salle de ces Comediens un certain endroit que l'on nomme la Casuela (c'est comme l'Amphithéâtre). Toutes les Dames d'une médiocre vertu s'y mettent, et tous les grands Seigneurs y vont pour causer avec elles. Il s'y fait quelquefois tant de bruit que l'on n'entendroit pas le tonnere; et elles disent des choses si plaisantes qu'elles font mourir de rire, car leur vivacité n'est arrestée par aucune bien-séance. Elles sçavent de plus les avantures de tout le monde, et s'il y avoit un bon mot à dire sur leurs Majestez, elles aimeroient mieux estre pendües un quart d'heure aprés, que d'avoir manqué à le dire.On peut dire que les Comediennes sont adorées dans cette Cour. Il n'y en a aucune qui ne soit la maîtresse d'un fort grand Seigneur, et pour laquelle il ne se soit fait plusieurs combats, où il y a eu bien des gens tuez. Je ne sçai pas ce qu'elles disent de si joli, mais en verité ce sont les plus vilaines carcasses du monde. Elles font une dépense effroïable, et l'on laisseroit plutôt périr toute sa maison de faim et de soif, que de souffrir qu'une gueuse de Comedienne manquât des choses les plus superfluës.Nous sommes dans une saison assez incommode, parce que c'est l'usage de faire prendre le vert aux Mules, et presque tout le monde est à pied. L'on ne voit dans ce tems que de l'herbe qu'on porte de tous les côtez, et les plus grands Seigneurs gardent à peine deux Mules pour les mener; ils prennent à cause de cela le parti d'aller souvent à cheval.Les chevaux qui ont paru aux courses de taureaux, et qui sont adroits pour ces sortes de festes, augmentent beaucoup de prix, et sont fort recherchez. Le Roi se voulant divertir, en ordonna une pour le vingt-deux de ce mois24Gazette 1679, p. 297. De Madrid, le 31 Mai 1679 "Le vingt quatrieme, il y eut dans la Place Royale du Buen Retiro vn combat de Taureaux & vn jeu de cannes." Le 22 mai il n'y eut pas de course, ni au Buen Retiro, ni à Madrid. cf. pp. 68-69.; j'en eus de la joye, parce qu'encore que j'en eûsse entendu parler, je n'en avois point vû jusqu'à present, et le jeune Comte de Conismark25Y avait-il en 1679 à Madrid un jeune comte de Conismak, Suédois? Nous ne saurions le dire. Dans la Gazette de 1679 le nom de Konismark revient très souvent, mais toujours dans des relations d'Allemagne. Dans les Mémoires de Sourches (éd. Adhelm Bernier, Paris, 1836,2vol.t. I,p. 140-141) nous avons trouvé la mention d'un carrousel qui eut lieu à Paris en 1685 et dont le canevas était emprunté à l'histoire des guerres civiles de Grenade. Parmi les seigneurs qui prenaient part à ce carrousel se trouvait "M. le comte de Konigsmarck, qui portoit pour devise un lacs d'amour en manière de chainette, et pour âme: DESDE ENTONCES." Et en note on trouve: "Seigneur suédois qui avoit un régiment d'infanterie en France; il étoit fils de l'aîné des enfants du grand général Konigsmarck, qui avoit pris et pillé Prague, ce qui l'avoit extraordinairement enrichi. Le père de celui-ci avoit été tué au siége de Bonn, servant de lieutenant général sous le prince d'Orange.", qui est Suedois, voulut Tauriser pour une fille de mes amies; de sorte que je fus encore plus empressée à me rendre à la Plaça Mayor, où ma parente, en qualité de Titulada de Castille, avoit son Balcon marqué et paré d'un daix, avec des tapis et des carreaux du Garde-meuble de la Couronne. Pour vous informer bien de tout ce qui se passe à ces sortes de festes, je dois vous dire que lorsque le Roi ordonne que l'on en fasse, l'on mene dans les montagnes et dans les forests de l'Andalousie, des vaches que l'on nomme des Mandarines. L'on sçait que les plus furieux taureaux sont dans ces endroits-là. Et comme elles sont faites au badinage (s'il m'est permis de parler ainsi), elles s'enfoncent dans la Montagne; les taureaux les voyent, et s'empressent de leur faire la cour. Elles fuyent, ils les suivent, et elles les engagent dans de certaines palissades que l'on met exprés le long des chemins, qui sont quelquefois de trente et quarante lieuës. Plusieurs hommes armez de demie piques et bien montez, chassent ces taureaux, et les empêchent de retourner sur leurs pas26Brunel, p. 99 (R. H. p. 187). "Un peu apres qu'il fut arrivé, sa Majesté fut à la pointe de l'Isle du jardin monter à cheval, & apres avoir commandé qu'on fist retirer tout le monde derriere les barrières, s'en alla avec toute sa Cour au bout d'une grande allée, chasser dans une place close les Taureaux qui estoient à la campagne. Pour les y faire entrer, il y a du monde à cheval devant lesdits Taureaux, qui les agacent avec de grands bastons, afin qu'ils les suivent, & ainsi courant devant eux, ils les attirent dans l'enclos, pendant que par derriere il y a des gens qui par des cris & des coups les y font entrer tous en troupe. Le Roy vient apres avec tout son monde, & le badinage se finit, quand ils sont dans l'allée qui va à la place du Palais."; mais quelquefois ils sont obligez de les combattre dans ces barrieres, et souvent l'on y est tue ou blessé.Des gens qui sont postez exprés sur les chemins, viennent donner avis du jour que les taureaux arrivent à Madrid; et l'on met de même des palissades dans la Ville, afin qu'ils ne puissent faire de mal à personne.Les Mandarines, qui sont de vrayes traîtresses, marchent toûjours devant, et ces pauvres taureaux les suivent bonnement jusques a la place destinee pour la course, où l'on dresse exprés une grande écurie avec des ais27Brunel, p. 99-100 (R. H. pp. 187-188). "Leurs Majestez furent oüyr la Messe, apres quoy le Gouverneur d'Aranjuez, le meilleur Torreador, c'est à dire combatteur de Taureaux de toute l'Espagne, vint donner la seconde chasse à ces bestes, pour les faire entrer dans le reduit d'ais, qu'on avoit fait auprés de la place, où l'on devoit les marquer d'un fer chaud. On les y laissa iusques à trois heures apres disner, & alors tous les balcons & tous les échaffaux estant chargez de spectateurs, leurs Maiestez vinrent en leur loge, & ayant donné ordre qu'on commançast, on vit dans la place entourée de barrieres, une quantité de certains jeunes paisans, qu'on nomme Herradores, qui y attendent le Taureau pour le colletter, & on leur en lasche un ou deux, & aussi tost le plus vaillant court le saisir à la queuë ou aux cornes, & estant secouru des autres, ils taschent de le coucher par terre, & à mesme temps un autre vient d'un feu fait à costé de la place avec un fer ardent & il luy donne la marque sur la cuisse, pendant que les autres luy fendent les oreilles. Il faut estre adroit pour cette action, tant avant que de la faire qu'après l'avoir faite; car le Taureau est furieux en l'un & en l'autre temps. Pour le tromper, comme il vient à eux, ils luy opposent ou un manteau ou un chappeau & comme cette beste ferme les yeux en frapant, le plus hardy luy saute au col, & le saisit par les cornes, & tous les autres par tous les endroits qu'ils luy peuvent attraper. Mais il en culbutte & maltraitte beaucoup, & c'est une merveille qu'il n'en tuë une grande partie; car il court souvent droit à eux, les renverse, & leur passe par dessus le corps, mais je ne sçay comment ils font, ceux que l'on croit morts, se relevent aussi-tost. Il est vray qu'ils sont fort adroits à éviter ses cornes, & à se laisser tomber, afin qu'il donne le coup en l'air. C'est un assez joly jeu, mais auquel il ne feroit pas bon d'estre Acteur : & je m'estonne comment un grand Roy veut seulement y assister." propres à les enfermer. Il y en a quelquefois trente, quarante et jusques à cinquante. Cette écurie a deux portes, les Mandarines entrent par l'une et se sauvent par l'autre; et quand les taureaux veulent continüer de les suivre, l'on baisse une trape, et ils se trouvent pris.Aprés qu'ils se sont reposez quelques heures, on les fait sortir de l'écurie, les uns aprés les autres, dans la grande place, où il vient quantité de jeunes Païsans, forts et robustes, dont les uns prennent le taureau par les cornes, les autres l'arrestent par la queüe; et parce qu'ils le marquent à la cùisse d'un fer chaud , et qu'ils lui fendent les oreilles, on les nomme Heradores. Ceci ne se passe pas si paisiblement, qu'il n'y ait quelquefois plusieurs personnes tuées, et c'est un prélude de la feste, qui fait toûjours beaucoup de plaisir au peuple, soit qu'il aime à voir répandre du sang, ou qu'il aime seulement les choses extraordinaires, qui le surprennent d'abord, et qui luy donnent lieu de faire ensuite de longues reflexions. Mais s'il en fait sur ce qui arrive de fâcheux dans cette feste, il ne paroist pas qu'il en profite; car il est toûjours prest à s'exposer dans toutes les courses que l'on fait.On donne à manger aux taureaux, on choisit les meilleurs pour la course, et même on les connoist pour les fils ou les freres de ceux qui ont bien fait du carnage aux festes Precedentes. -On attache à leurs cornes un long ruban; à la couleur du ruban tout le monde les reconnoist, et cite l'histoire de leurs ancestres; que l'ayeul ou le trisayeul de ces taureaux tuerent courageusement tel et tels, et l'on ne se promet pas moins de ceux qui paroissent.Quand ils sont suffisamment reposez, on sable la Plaça Mayor, et l'on met tout autour des barrieres de la hauteur d'un homme, qui sont peintes des armes du Roi, et de celles de ses Royaumes. Cette place est, ce me semble, plus grande que la Place Royale. Elle est plus longue que large, avec des portiques, sur lesquels les maisons sont bâties et sont toutes semblables, faites en maniere de pavillons, à cinq étages, et à chacun un rang de balcons, sur lesquels on entre par de grandes portes vitrées. Celui du Roi est plus avancé que les autres, plus spacieux, et tout doré. Il est au milieu d'un des côtez, avec un daix au dessus. Vis-à-vis sont les balcons des Ambassadeurs qui ont seance quand il tient Chapelle, c'est-à-dire Mr le Nonce, l'Ambassadeur de l'Empereur, l'Ambassadeur de France, et ceux de Pologne, de Venise et de Savoye : ceux d'Angleterre, de Hollande, de Suede, de Danemark et des autres Princes Protestans, ne tiennent point de rang là. Les Conseils de Castille, d'Arragon, de l'Inquisition, d'Italie, de Flandres, des Indes, des Ordres, de Guerre, de la Croisade et des Finances, sont à la droite du Roi. On les reconnoist aux armes qui sont sur leurs tapis de velours cramoisi tout brodez d'or. Ensuite le Corps de Ville, les Juges, les Grands et les Titulados sont placez chacun selon son rang, et aux dépens du Roi, ou de la Ville, qui louë les balcons de divers particuliers qui demeurent là.On donne de la part du Roi à tous ceux que je viens de marquer, une collation dans des corbeilles fort propres, et l'on' apporte aux Dames avec cette collation, qui consiste en fruits, confitures seches, et des eaux glacées, des gands, des rubans, des éventails, des pastilles, des bas de soye, et des jarretieres; de sorte que ces festes là coûtent toûjours plus de cent mil écus; et cette dépense se prend sur les amandes qui sont adjugées au Roi, ou à la Ville. C'est un fonds auquel on ne toucheroit pas pour tirer le Royaume du plus grand peril; et si on le faisoit, il en pourroit arriver une sedition, tant le peuple est enchanté de cette sorte de plaisir.Depuis le niveau du pavé jusqu'au premier balcon, l'on fait des échaffauts pour placer tout le monde. On loüe un balcon jusqu'à 15 et 20 Pistoles, et il n'y en a aucun qui ne soit occupé et paré de riches tapis et de beaux daix. Le peuple ne se met point sous le balcon du Roi, cet endroit est rempli par ses Gardes. Il y a seulement trois portes ouvertes, par lesquelles les personnes de qualité viennent dans leurs plus beaux carrosses, particulierement les Ambassadeurs; et l'on y fait plusieurs tours quelque tems avant que le Roi arrive. Les Cavaliers saluënt les Dames qui sont sur les balcons, sans estre couvertes de leurs mantes. Elles sont parées de toutes leurs pierreries et de ce qu'elles ont de plus beau. On ne voit que des étoffes magnifiques, des tapisseries, des carreaux et des tapis tout relevez d'or. Je n'ai jamais rien vû de plus ébloüissant. Le balcon du Roi est entouré de rideaux verts et or, qu'il tire quand il ne veut pas qu'on le voye.Le Roi vint sur les quatre heures, et aussi-tôt tous les carrosses sortirent de la place. C'est ordinairement l'Ambassadeur de France que l'on y remarque le plus, parce que lui et tout son train sont habillez à la Françoise; et c'est le seul Ambassadeur qui ait ici ce privilege, car les autres se mettent à l'Espagnole. Mais le Marquis de Villars n'est pas encore arrivé. Le carrosse du Roi est precedé de cinq ou six autres, où sont les Officiers les Menins et les Pages de la Chambre, et le carrosse de respect où il n'y a personne dedans, marche immediatement devan; celui de Sa Majesté, dont le Cocher et le Postillon vont toûjours teste nuë, et un Valet de pied porte leur chapeau. Le carrosse est entouré de Gardes à pied. Ceux que l'on nomme Gardes du corps ont des pertuisanes, et marchent fort prés du carrosse et aux portieres un grand nombre de Pages du Roi, habillez de noir, et sans épée, qui est la seule marque qui les fait connoistre pour estre des Pages. Comme les Dames destinées pour estre auprés de la jeune Reine ont déja esté nommées, elles venoient toutes sous la conduîte de la Duchesse de Terranova dans les carrosses du Roi; et il marchoit à la portiere des hommes de la premiere qualité, les uns à pied pour en estre plus proches, et les autres montez sur les plus beaux chevaux du monde, qui sont dressez exprés, et que l'on appelle chevaux de mouvement. Pour faire cette galanterie, il faut en avoir obtenu permission de sa Maîtresse, autrement on s'en attireroit de grands reproches, et même une affaire avec les parens de la Dame, qui prendroient cette liberté au point d'honneur. Lorsqu'elle le trouve bon, on peut faire toutes les galanteries dont ces sortes de festes fournissent l'occasion. Mais bien qu'ils n'ayent rien à craindre de la part des Dames qu'ils servent, ni de leurs familles, toutes les difficultez ne sont pas levées, pour cela; car les dueñas de honor, dont il y a une provision incommode dans chaque carrosse, et les Guardadamas, qui vont à cheval, sont de fâcheux surveillans. A peine a-t-on commencé un peu de conversation, que les vieilles tirent le rideau, et les Guardadamas vous disent que l'amour le plus respectueux est le plus discret. Ainsi il faut bien souvent se contenter de se parler avec les yeux, et de faire des soupirs si hauts, qu'ils s'entendent de fort loin.Toutes les choses estant ainsi disposées, les Capitaines des Gardes et les autres Officiers entrent dans la place, montez sur de tres-beaux chevaux, et suivis des Gardes Espagnole, Allernande et Bourguignone. Ils sont vêtus de velours ou de satin jaune, qui sont les livrées du Roi, avec des galons veloutes cramoisy, or et argent. Les Archers de la Garde, que je nomme Gardes du corps, ont seulement un petit manteau de la même livrée sur des habits noirs. Les Espagnols ont des chaussez retroussées à l'antique. Les Allemans, appelez Tudesques, en ont comme les Suisses. Ils se rangent l'un auprés de l'autre, du côté du balcon du Roi, pendant que les deux Capitaines et les deux Lieutenans, ayant chacun un bâton de commande- ment à la main, et suivis d'une nombreuse livrée, marchent tous qùatre de front à la teste des Gardes, et font plusieurs tours dans la place pour donner les ordres necessaires, et pour salüer les Dames de leur connoissance. Leurs chevaux font cent courbettes et cent bons. Ils sont couverts de nceuds de rubans et de housses en broderie. On les nomme Pissadores28Mme Carey (Voyage, p. 352) a corrigé picadores, ce qui ne donne aucun sens. Carel de Sainte-Garde explique ainsi ce term de pissadores : " des Chevaux de mouvement, qu'on appelle Pissadores, qui ne vont qu'à petit pas, battant fierement la Terre avec les pieds de devant.", pour les distinguer. Chacun de ces seigneurs affecte de porter ce jour là les couleurs que leurs Maîtresses aiment davantage.Aprés que le peuple est sorti des barrieres et s'est rangé sur les échaffauts, on arrose la place avec 40 ou 50 tonneaux d'eau qui sont tirez chacun par une petite charette. Les Capitaines des Gardes reviennent alors prendre leur poste sous le balcon du Roi, où tous les Gardes se mettent aussi, et font une espece de haye, se tenans fort serrez; et quoique les taureaux soient quelquefois prests à les tuer, il ne leur est pas permis de reculer, ni de sortir de leur place. Ils leur presentent seulement la pointe de leurs halebardes, et se defendent avec beaucoup de peril de leur part. Lorsqu'îls en tuent quelqu'un, il est à eux.Je vous assure que ce nombre innombrable de peuple (car tout en est plein, et les toîts des maisons comme tout le reste), ces balcons si bien parez, avec tant de belles Dames, cette grande Cour, ces Gardes, et enfin toute cette place, donnent un des plus beaux spectacles que j'aye jamais vûs.Aussi-tôt que les Gardes occupent le quartier du Roi, il entre dans la place six Alguazils, ou Huissiers de Ville, tenant chacun une grande baguette blanche. Leurs chevaux sont excellens, harnachez à la Morisque, chargez de petites sonnettes. L'habit des Alguazils est noir. Ils ont des plumes, et tiennent la meilleure contenance qu'ils peuvent dans l'extreme crainte dont ils sont saisis, à cause qu'il ne leur est pas permis de sortir de la lice. Et ce sont eux qui vont querir les Cavaliers qui doivent combattre.Je dois vous dire, avant que de continüer cette petite description, qu'il y a des loix établies pour cette sorte de course, que l'on nomme Duelo, c'est-à-dire Düel, parce qu'un Cavalier attaque le taureau et le combat en combat singulier. Voici quelques-unes des choses que l'on y observe. Il faut estre né Gentilhomme, et connu pour tel, pour combattre à cheval. Il n'est point permis de tirer l'épée contre le taureau, qu'il ne vous ait fait insulte. On appelle insulte, quand il vous arrache de la main le garrochon, c'est à dire la lance; ou qu'il a fait tomber vôtre chapeau, ou vôtre manteau; ou qu'il vous a blessé vous ou vôtre cheval, ou quelqu'un de ceux qui vous accompagnent. En ce cas, le Cavalier est obligé de pousser son cheval droit au taureau; car c'est un empeño; cela veut dire un affront qui engage à se venger ou à mourir; et il faut lui donner una cuchillada, c'est à dire un coup du revers de son épée à la teste ou au cou. Mais si le cheval sur lequel le Cavalier est monté résiste à avancer, l'on met aussi-tôt pied à terre, et l'on marche courageusement contre ce fier animal. On est armé d'un épieu fort court et large de trois doigts. Il faut que les autres Cavaliers qui sont là pour combattre, descendent aussi de cheval, et accompagnent celui qui est dans l'empeño : mais ils ne le secondent point pour lui procurer aucun avantage contre son ennemi. Lorsqu'ils vont tous de cette maniere vers le taureau, s'il s'enfuit à l'autre bout de la place, au lieu de les attendre, ou de venir à eux, aprés l'avoir poursuivi quelque temps, ils ont satisfait aux loix du duel.Lorsqu'il y a dans la Ville des chevaux qui ont servi à tauriser, et qui sont adroits, bien que l'on ne connoisse pas celui à qui ils sont, on les lui emprunte, soit qu'il ne souhaite pas les vendre, ou que l'on ne soit point en estat de les acheter, et l'on n'en est jamais refusé. Si par malheur le cheval est tué, et qu'on le veüille païer, on ne le souffre pas; et ce seroit manquer à la generosité Espagnole que de recevoir de l'argent en telle rencontre. Il est cependant assez desagreable d'avoir un cheval que l'on a bien pris de la peine à dresser29Brunel, p. 115 (R. H. p. 198). "Le cheval ne doit pas estre dressé, mais seulement estendre bien les talons, & avoir bonne bouche. Aux Festes où il y a des Cavaliers, ceux qui ont des chevaux qui ont ces qualitez, ne peuvent s'excuser de les prester, & souvent ils y perissent, sans que par honneur ils puissent pretendre d'en estre dédommagez.", et que le premier inconnu vous fait tüer, sans qu'il en soit autre chose. Cette sorte de combat est jugée si perilleuse, qu'il y a des Indulgences ouvertes en beaucoup d'Eglises pour ces jours-là, à cause du massacre qui s'y fait. Plusieurs Papes ont voulu abolir tout à fait des spectacles si barbares, mais les Espagnols ont fait de si grandes instances envers la Cour de Rome pour qu'on les laissât, qu'elle s'est accommodée à leur humeur; et jusques ici elle les a tolerés.Le premier jour que j'y fus, les Alguazils vinrent à la porte qui est au bout de la lice, querir les six Chevaliers (dont le Comte de Conismark estoit un) qui se presentoient pour combattre. Leurs chevaux estoient admirablement beaux et magnifiquement harnachez. Sans compter ceux qu'ils montoient, ils en avoient chacun douze que des Palfreniers menoient en main, et chacun six Mulets chargez de rejones ou garochons, qui sont, comme je vous l'ai déja dit, des lances de bois de sapin fort sec, longues de quatre ou cinq pieds, toutes peintes et dorées avec le fer trés poli, et par dessus les mulets avoient des couvertures de velours, des couleurs de ceux qui devoient combatre. Leurs armes y estoient en broderie d'or. Cela ne se pratique pas à toutes les festes; quand c'est la Ville qui les donne, il y a bien moins de magnificence; mais comme c'estoit le Roi qui l'avoit ordonnée, et qu'elle se faisoit à cause de son mariage, rien n'y estoit oublié.Les Cavaliers estoient vétus de noir brodé d'or et d'argent, de soye ou de jays. Ils avoient des plumes blanches mouchetées de differentes couleurs, qui s'élevoient toutes sur le costé du chapeau, avec une riche enseigne de diamans et un cordon de même. Ils portoient des écharpes, les unes blanches, les autres cramoisi, bleü et jaune, brodées d'or passé. Quelques-uns les avoient autour d'eux, d'autres mises comme un baudrier, et d'autres au bras. Celles-là estoient étroites et courtes. C'estoit sans doute des presens de leurs Maîtresses; car d'ordinaire ils courent pour leur plaire et pour leur témoigner qu'il n'y a point de peril auquel ils ne s'exposassent pour contribuer à leur divertissement. Ils avoient par dessus un manteau noir qui les envelopoit, et dont les bouts estant jettez par derriere, leurs bras n'en estoient point embarrassez. Ils portoient de petites botines blanches avec de longs éperons dorez, qui n'ont qu'une pointe à la mode des Mores. Ils sont aussi à cheval comme eux, les jambes racourcies, ce qui s'appelle Cavalgar à la gineta.Ces Cavaliers estoient fort bien à cheval, et mis de bon air pour le Païs. Leur naissance estoit illustre; chacun d'eux avoit quarante Laquais, les uns vétus de moire d'or garnie de dentelles, les autres de brocart incarnat, rayé d'or et d'argent, et les autres d'une autre façon. Chacun estoit habillé à l'étrangere, soit en Turcs, Hongrois, Mores, Indiens ou Sauvages. Plusieurs Laquais portoient des faisceaux de ces garochons dont je vous ai parlé, et cela avoit beaucoup de grace autour d'eux. Ils traverserent la Plaza Mayor avec tout leur cortege, conduits par les six Alguazils, et aux fanfares des trompettes. Ils vinrent devant le balcon du Roi, auquel ils firent une profonde reverence, et lui demanderent permission de combattre les Taureaux, ce qu'il leur accorda en leur souhaitant la victoire. En mêmetems les trompettes recommencerent à sonner de toutes parts, et c'est comme le défi que l'on fait aux taureaux. Il s'éleva de grands cris de tout le peuple qui repetoit viva, viva, los bravos cavalleros ! Ils se separerent ensuite et furent salüer les Dames de leur connoissance. Les Laquais sortirent de la lice, et il n'en resta que deux à chacun, chargez de Rejones. Ils se tenoient aux costez de leurs Maistres, et ne quittoient guere la croupe de leurs chevaux.Il entre dans la place beaucoup de jeunes hommes qui viennent exprés de bien loin pour combattre ces jours-là. Ceux dont je vous parle sont à pied; et comme ils ne sont pas nobles, on ne leur fait aucune ceremonie. Pendant qu'un Cavalier combat, les autres se retirent sans pourtant sortir des barrieres, et ils n'attaquent point le taureau qu'un autre a commencé de combattre, à moins qu'il ne vienne à eux. Le premier auquel il s'adresse, quand ils sont tous ensemble, c'est celui qui le combat. Lorsqu'il a blessé le Cavalier, l'on crie fulano es empeño, comme qui diroit c'est un engagement à un tel de venger l'insulte qu'il a receüe du taureau. En effet il est engagé d'honneur d'aller à cheval ou de mettre pied à terre pour attaquer le taureau, et lui donner un coup d'épée, comme je viens de dire, à la teste ou à la gorge, sans le fraper ailleurs. Il peut ensuite le combatre de telle maniere qu'il veut, et le fraper où il peut, mais c'est une chose qui ne se fait pas sans hazarder mille fois de perdre la vie. Lorsque ce premier coup est donné, si les Cavaliers sont à pied, ils peuvent remonter à cheval.Quand le Roi jugea qu'il étoit tems de commencer la fête, deux Alguazils vinrent sous son balcon, et il donna à Dom Juan la clef de l'écurie où les taureaux sont enfermez; car le Roi la garde, et quand il faut la jetter il la remet entre les mains du Privado, ou premier Ministre, comme une faveur. Aussi-tôt les trompettes sonnerent, les timbales et les tambours, les fifres, les hauts-bois, les flutes et les musettes se firent entendre tour à tour; et les Alguazils, qui sont naturellement de grands poltrons, allerent tout tremblans ouvrir la porte où les taureaux estoient enfermez. Il y avoit un homme qui étoit caché derriere, qui la referma vîte, et grimpa par une échelle sur l'écurie : car c'est l'ordinaire que le taureau, en sortant, cherche derriere la porte, et commence son expedition par tuer, s'il peut, l'homme qui est là. Ensuite il se met à courir de toute sa force aprés les Alguazils, qui pressent leurs chevaux pour se sauver, parce qu'il ne leur est point permis de se mettre en deffense, et toute leur ressource est dans la fuite. Ces hommes, qui sont à pied, lui lancent des fléches et de petits dards plus pointus que des alaînes, et tout garnis de papier découpé. Ces dards s'attachent sur lui de telle sorte, que la douleur l'obligeant de s'agiter, le fer entre encore plus avant; et le papier qui fait àu bruit lorsqu'il court, et auquel on met le feu, l'irrite extrêmement. Son haleine forme un broüillard épais autour de lui, le feu lui sort par les yeux et par les narines, il court plus vîte qu'un cheval leger à la course, et il se tient même beaucoup plus ferme. En verité, cela donne de la terreur. Le Cavalier qui le doit combatre s'aproche, prend un Rejon, le tient comme un poignard, le taureau vient à lui, lui gauchit, et lui apüie le fer du garochon; il le repousse ainsi, et le bois qui est foible se casse. Aussi-tôt les Laquais qui en tiennent dix ou douze douzaines, en presentent un autre, et le Cavalier le lui lance encore dans le corps; de sorte que le taureau mugit, s'anime, court, bondit, et malheur à celui qui se trouve à son passage. Lorsqu'il est sur le point de joindre un homme, on lui jette un chapeau ou un manteau, ce qui l'arrête; ou bien on se couche par terre, et le taureau en courant passe sur lui. L'on a des bilboquets (ce sont des figures assez grandes faites de carton) avec quoi on l'amuse pour avoir le tems de se sauver. Ce qui garantit encore, c'est que le taureau ferme toûjours les yeux avant de fraper de ses cornes, et dans cet instant ils ont l'adresse d'esquiver le coup; mais ce n'est pas une chose si sûre qu'il n'y en perisse plusieurs.Je vis un More, qui tenant un poignard fort court, alla droit au taureau dans le tems qu'il estoit au plus fort de sa furie, et lui enfonça son poignard entre les deux cornes30Bertaut, p. 136. "Nostre Moço de Mulas qui en tua un [taureau] d'un coup de poignard qui luy donna au milieu de la teste entre deux cornes, vint ledemander hardiment au Corregidor.", dans la suture des os, en un endroit trés-délicat, aisé à percer, mais moins grand qu'une piece de quinze sols. Ce fut le coup le plus téméraire et le plus adroit que l'on puisse imaginer. Le taureau tomba mort sur le champ. Aussi-tôt les trompettes sonnerent, et plusieurs Espagnols accoururent l'épée à la main pour mettre en pieces la bête qui ne pouvoit plus leur faire de mal. Quand un taureau est tué, quatre Alguazils sortent et vont querir quatre mules, que des palfreniers vétus de satin jaune meslé d'incarnat conduisent, Elles sont couvertes de Plumes et de sonnettes d'argent; elles ont des traits de soïe avec quoi l'on attache le taureau qu'elles entraînent. Dans ce moment-là, les trompettes et le peuple font un grand bruit. L'on en courut vingt le premier jour; il en sortit un furieux qui blessa trés-dangereusement a la jambe le comte de Conismark, encore ne reçût-il pas tout le coup, son cheval en fut crevé. Il sauta promtement à terre; et bien qu'il ne soit pas Espagnol, il ne voulut pas se dispenser d'aucune des loix. C'étoit une chose digne de pîtié de voir le plus beau cheval du monde en cet estat; il couroit de toute sa force autour de la lice, faisant feu avec ses pieds, et il tua un homme en le frapant de la teste et du poitrail. On lui ouvrit une grande barriere et il sortit. Pour le Comte, aussi-tôt qu'il fut blessé, une fort belle Dame Espagnole, qui croïoit qu'il combatoit pour elle, s'avança sur son balcon, et lui fit signe plusieurs fois avec son mouchoir, apparemment pour lui donner du courage, mais il ne parut pas avoir besoin de ce secours-là. Il s'avança fierement l'épée à la main: quoiqu'il perdît un ruisseau de sang, et qu'il fût obligé de s'apuïer sur un de ses Laquais qui le soûtenoit, il ne laissa pas de faire une grande blessure à la teste du taureau; et aussi-tôt, s'estant tourné du côté où estoit cette belle fille pour laquelle il combatoit, il baisa son épée, et se laissa aller sur ses gens qui l'emporterent demi-mort.Mais il ne faut penser que ces sortes d'accidens interrompent la feste; il est dit qu'elle ne cessera point que par l'ordre du Roi, de maniere que lorsqu'il y a un des Cavaliers blessé, les autres l'accompagnent jusqu'à la barriere, et sur le champ ils reviennent combatre. Il y eut un Biscaïen si hardi, qu'il se jetta à cheval sur le dos d'un taureau, le prit par les cornes, et quelques éforts que pût faire l'animal pour le renverser par terre, le Biscaïen y resta plus d'un quart d'heure, et rompit une des cornes du taureau. Quand ils se deffendent trop longtems, et que le Roi en veut faire sortir d'autres (car les nouveaux sont fort agréables parce que chacun a sa maniere particuliere de combatre), l'on amene les dogues d'Angleterre. Ils ne sont pas si grands que ceux que l'on voit d'ordinaire, c'en est une race semblable a ceux que les Espagnols menoient aux Indes lorsqu'ils en firent la conqueste; ils sont petits et bassets, mais si forts, que quand une fois ils tiennent une goulée il ne la lâchent point, et ils se laisseroient plûtot couper par morceaux. Il y en a toûjours quelques-uns de tuez. Le taureau les met sur ses cornes, et les fait sauter en l'air comme si c'estoit des ballons. Quelquefois on lui coupe les jarrets avec de certains fers faits en croissans, on les met au bout d'une grande perche, et cela s'appelle desjarretar al toro.Un autre Cavalier fut empeño, parce qu'en combatant son chapeau tomba. Il ne mit pas pied à terre, il tira son épieu, et poussant son cheval droit au taureau qui l'attendoit, il lui donna un coup dans le cou dont il ne demeura que legerement blessé, de maniere que la douleur ne servoit qu'à l'animer davantage. Il gratoit la terre de ses pieds, il mugissoit, il sautoit comme un cerf. Je ne sçaurois vous bien décrire ce combat non plus que les acclamations de tout le monde, les batemens de mains, la quantité de mouchoirs que l'on élevoit en l'air, et que l'on montroit en signe d'admiration, les uns criant : victor, victor ! et les autres : ha toro, ha toro ! pour exciter encore sa furie. Je ne sçaurois non plus vous dire mes alarmes particulieres, et comme le cœur me palpitoit lorsque je voïois ces terribles animaux prests à tuer ces braves Cavaliers; tout cela m'est également impossible.Un Tolédan, jeune et bien fait, ne put éviter le coup de corne d'un taureau: il fut élevé bien haut et mourut sur le champ. Il y en eut deux autres mortellement blessez, et quatre chevaux tuez ou blessez à mort. Cependant ils disoient tous que la course n'avoit pas esté fort belle, parce qu'il n'y avoit guere eu de sang répandu; que pour une telle feste il y auroit dû avoir au moins dix hommes tuez sur la place. L'on ne peut bien exprimer l'adresse des Cavaliers à combatre, et celle des chevaux pour éviter le coup. Ils tournent quelquefois une heure autour du taureau sans en estre plus loin que d'un pied, et sans qu'il puisse les approcher; mais lorsqu'il les touche, il les blesse crüellement. Le Roi jetta quinze pistoles au More qui avoit tué le taureau avec son poignard; il en donna autant à celuy qui en avoit dompté un autre, et dit qu'il se souviendroit des Cavaliers qui avoient combatu.Je remarquai un Castillan, qui ne sçachant comment se garantir, sauta par dessus le taureau aussi legerement qu'auroit fait un oiseau. Ces festes sont belles, grandes et magnifiques; c'est un spectacle fort noble, et qui coûte beaucoup; l'on ne peut en faire une peinture juste, il faut les voir pour se les bien representer. Mais je vous avoüe que tout cela ne me plaist point, quand je pense qu'un homme dont la conservation vous est chere, a la temerité de s'aller exposer contre un taureau furieux, et que pour l'amour de vous (car c'en est d'ordinaire le motif) vous le voyez revenir tout sanglant et demi-mort. Peut-on seulement approuver aucune de ces coutumes ? Et supposé même que l'on n'y eût pas un interest particulier, peut-on souhaiter de se trouver à des festes qui presque toûjours coûtent la vie à plusieurs personnes ? Pour moi, je suis surprise que dans un Royaume où les Rois portent le nom de Catholiques, l'on souffre un divertissement si barbare. Je sçai bîen qu'il est fort ancien, puisqu'il vient des Mores, mais il me semble qu'il devroit estre tout-à-fait aboli, aussi-bien que plusieurs autres coutumes qu'ils tiennent de ces Infidelles.Dom Fernand de Tolede me voyant fort émeuë et fort inquiete pendant la course, et remarquant que je devenois quelquefois aussi pale qu'un mort,tant je craignois de voir tuër quelques-uns de ceux qui combatoient, me dit en soûriant: Qu'auriez-vous fait, Madame, si vous aviez vû ce qui se passa ici il y a quelques années ? Un Cavalier de merite31Cette histoire romanesque dérive peut-être de ce passage de Carel de Ste-Garde (p. 26-27): "On dit qu'il y a aussi quelquesfois des Galans parmy eux qui courent ce danger pour tâcher seulement de se mettre bien avec leurs maistresses, ou pour leur complaire par cette bravoure : mais qu'aujourd'huy toute cette generosité est fort décheuë de ce qu'elle a estéautrefois; & qu'il se trouve peu sur tout, de ces Amans heroïques en ce temps-cy. Quelques-uns veulent dire que c'est qu'ils ont trouvé qu'il y avoit plus de tendresse, ou de gloire pour eux à se conserver pour le service de leurs Dames; ou bien pour témoigner leur Constance dans les longues & ennuyeuses difficiltez qu'il faut quelquesfois essuyer avant que de les posseder, que non pas de risquer ainsi leurs vies mal à propos..." aimoit passionnément une jeune fille qui n'estoit que la fille d'un Lapidaire; mais elle estoit parfaitement belle et devoit avoir de fort grands biens. Ce Cavalier ayant appris que les plus fiers taureaux des montagnes avoient esté pris, et croyant qu'il y auroit beaucoup de gloire de les vaincre, il resolut de tauriser, et il en demanda la permission a sa Maîtresse. Elle fut si saisie de la simple proposition qu'il lui en fit, qu'elle s'en évanoüit, et elle lui deffendit par tout le pouvoir qu'il lui avoit donné sur son esprit, d'y penser de sa vie. Mais malgré cette deffense, il crut ne pouvoir lui donner une plus grande preuve de son amour, et il fit travailler secrettement à toutes les choses qui lui estoient necessaires. Quelque soin qu'il apportât à cacher son dessein à sa Maîtresse, elle en fut avertie, et elle n'obmit rien pour l'en détourner. Enfin le jour de cette feste étant venu, il la conjura de s'y trouver; il lui dit que sa presence suffiroit pour le faire vaincre, et pour lui acquerir une gloire qui le rendroit encore plus digne d'elle Vostre amour, lui dit-elle, est plus ambitieux qu'il n'est tendre, et le mien est plus tendre qu'ambitieux. Allez où la gloire vous ap- pelle; vous voulez que j'y sois, vous voulez combatre devant moi, oüi, j'y seray, je vous le promets, et peut-estre que ma presence vous troublera plus qu'elle ne vous donnera d'émulation. Il la quitta enfin et fut à la Plaça Mayor, où tout le monde estoit deja assemblé; mais à peine commençoit-il de se deffendre contre un fier taureau qui l'avoit attaqué, qu'un jeune villageois jette un dard à ce redoutable animal, qui le perce, et lui fait sentir beaucoup de douleur. Il quitte aussi-tôt le Cavalier quî le combatoit, et en mugissant, il prend sa course contre celui qui venoit de le fraper. Ce jeune homme interdit voulut se sauver. Alors le bonnet dont sa teste estoit couverte vint à tomber, et en même-temps les plus beaux cheveux du monde et les plus longs se déploïerent sur ses épaules et firent connoître que c'estoit une fille de quinze à seize ans. La peur lui avoit causé un tel tremblement, qu'elle ne pouvoit ni courir ni éviter le taureau. Il lui porta un coup effroïable dans le costé, au même moment que son Amant, qui estoit le toreador et qui l'avoit reconnuë, estoit couru à elle pour la secourir. 0 Dieu ! que le douleur fut la sienne lorsqu'il vit sa chere Maîtresse dans ce funeste estat ! Il devint transporté, il ne ménagea plus sa vie, et plus furieux que le taureau, il fit des choses presque incroïables.Il fut mortellement blessé en plusieurs endroits. Ce fut bien ce jour-là que l'on trouva la feste belle. L'on porta ces deux infortunés Amans chez le malheureux pere de la fille. Ils voulurent estre en la même chambre, et demanderent en grace que pour le peu d'heures qui leur restoit à vivre, on les mariât, et que puisqu'ils ne pouvoient vivre ensemble, ils n'eussent au moins qu'un même tombeau aprés leur mort. Cette histoire a beaucoup ajoûté à l'aversion que j'avois déja pour ces sortes de festes. Je le dis à Dom Fernand aprés l'avoir remercié de la peine qu'il avoit prise de me la raconter. Je ne vous ai rien dit jusqu'ici de la Langue Espagnole, dans laquelle je tâche de faire quelque progrés. Je la trouve expressive, noble et grave. L'amour ne laisse pas d'y trouver son langage et d'y badiner agréablement. Les personnes de la Cour parlent plus concis que les autres; elles ont de certaines comparaisons et des métaphores si abstraites, qu'à moins d'estre accoûtumé à les entendre, l'on perd la moitié de leurs conceptions. J'ai apris plusieurs Langues, du moins j'en ai eu les premiers principes; mais de toutes il n'y a que la nostre qui me paroisse plus belle que l'Espagnole.Je viens de voir arriver dix galéres, cela est assez surprenant dans une Ville qui est à 8o lieues de la mer; mais ce sont des galeres de terre; car s'il y a bien des chevaux et des chiens marins, pourquoi n'y aura-t-il pas des galeres terrestres? Elles ont la forme d'un chariot, elles sont quatre fois plus longues; chacune a six roües, trois de chaque costé; cela ne va guere plus doucement qu'une charette. Le dessous en est rond et assez semblable à celui des galeres. On les couvre de toile; on y peut tenir quarante personnes; l'on s'y couche, l'on y fait sa cuisine; enfin c'est une maison roulante. L'on met 18 ou 29 chevaux pour la traîner. La machine est si longue qu'elle ne peut tourner que dans un grand champ. Elles viennent ordinairement de Galice et de la Manche, païs du brave Dom Quixote. Il en part huit, dix ou douze ensemble pour s'entresecourir au besoin, car lorsqu'une galere verse, c'est un grand fracas, et le mieux qu'il puisse arriver c'est de vous rompre un bras ou une jambe. Il faut estre plus de cent à la relever. L'on porte là-dedans toute sorte de provisions, parce que le païs par lequel on passe est si ingrat, que sur des montagnes de quatre-vingt lieües de long, le plus grand arbre que l'on trouve, c'est un peu de serpoulet et de thim sauvage. Il n'y a là ni hôte, ni hôtellerie: l'on couche dans la galere, et c'est un miserable païs pour les voyageurs.Monsieur Mellini32Gazette 1679, P. 297. De Madrid, le 31 Mai 1679. "Le vingt-huitiéme, jour de la Trinité, Monsignor Mellini Nonce du Pape sacra dans l'Eglise de S. Iérosme, Dom Antonio de Bénavides-e-Bazan Patriarche des Indes. Le Roi se trouva à la cérémonie & vint coucher au Palais, pour assister demain à la procession du S. Sacrement.", Nonce Apostolique, sacra le Patriarche des Indes le jour de la Trinité, et le Roi y vint. Je le vis entrer. Il estoit habillé de noir avec une broderie de soïe aurore, et de petites perles autour des fleurs. Son chapeau estoit si grand, que les bords qu'on ne releve jamais ici, tomboient des deux. costez et ne faisoient pas un bon effet. Je remarquai pendant la ceremonie qu'il mangeoit quelque chose qu'on lui tenoit sur un papier, je demandai ce que c'estoit; on me dit que ce devoit estre de l'ail ou de petités échalottes, parce qu'il en mange assez souvent. J'étois trop éloignée pour le bien voir. Il ne retourna pas au Buen Retiro, à cause de la feste du S. Sacrement, à laquelle il vouloit assister.Lorsque je sortis de l'Eglise, je reconnus un Gentilhomme François, nommé du Juneas, qui est de Bordeaux, et que j'y avois vû. Je lui demandai depuis quand il estoit en cette Ville; il me dit qu'il y avoit peù, et que son premier soin auroit esté de me venir voir, sans qu'il s'estoit engagé à Bayonne de ne perdre pas un moment à la recherche d'un scelerat que l'on croïoit caché à Madrid; que ce n'estoit pas la curiosité de voir sacrer le Patriarche des Indes qui l'avoit obligé de venir aux Jéronimites (autrement les filles de la Conception), mais qu'aïant demandé à parler à une Religieuse, on luy avoit répondu qu'on ne pouvoit la voir que le Roi ne fût sorti. C'est, ajoûta-t-il, une des plus belles filles du monde, et elle a causé un grand malheur à Bayonne dans la famille de Monsieur de la Lande. Je me souvins de l'avoir vû en passant, et je le priai de m'aprendre ce que c'estoit. C'est une trop longue et trop funeste avanture, me dit-il, pour vous la raconter en un moment; mais si vous vouliez voir la jeune Religieuse dont je vous parle, je suis persuadé qu'elle ne vous déplairoit pas. Je pris volontiers le parti qu'il me proposoit, parce que j'ai toûjours en- tendu dire qu'elles ont encore plus d'esprit dans les Monasteres que dans le monde. Nous montâmes au parloir, dont trois affreuses grilles, les unes sur les autres, toutes herissées de pointes de fer, me surprirent. Comment! dis-je, on m'avoit assuré que les Religieuses estoient en ce païs fort galantes, mais je suis persuadé que l'amour n'est pas assez hardi pour hazarder d'entrer au travers de ces longues pointes et de ces petits trous, où il periroit indubitablement. Vous estes la duppe des apparences, Madame, s'écria du Juncas, et si la Dame qui va venir pouvoit m'en laisser le tems, vous sçauriez dés aujourd'hui ce que j'apris d'un Espagnol de mes amis au premier voïage que je fis ici33Il auraît dû y avoir ici une cinquième nouvelle.. Doña Isidore entra dans ce moment au parloir. Je la trouvai encore plus belle que je ne me l'estois figuré. Monsieur du Juncas lui dit que j'estois une Dame Françoise qui avoit eu envie de la connoître sur le récit qu'il m'avoit fait de son merite. Elle me remercia avec beaucoup de modestie, et elle nous dit ensuite qu'il estoit bien vrai que ce miserable dont on vouloit sçavoir des nouvelles, avoit esté à Madrid depuis peu; mais qu'elle estoit certaine qu'il n'y estoit plus, et qu'il avoit même eu la hardiesse de lui écrire par un homme chez lequel il logeoit; qu'on lui avoit apporté la lettre aprés son départ, et qu'elle n'avoit pas voulu la recevoir. Il me semble, dis-je en l'interrompant, que l'on ne pourroit pas le prendre, suposé qu'il fût encore ici. L'on en obtient quelquefois la permission du Roi, dit Doña Isidore; il est de certains crimes qui ne doivent point trouver d'azile, et celui-là en est un. Elle se prit à pleurer, quelque violence qu'elle se fit pour retenir ses larmes; et elle ajoûta que graces au Ciel elle n'avoit rien à se reprocher sur ce qui s'estoit passé; mais que cela n'empeschoit pas qu'elle ne s'affligeât extrêmement d'en avoir esté la càuse. Nous parlâmes encore quelque tems ensemble, je demeurai aussi charmée de son esprit que de sa beauté, et je me retirai ensuite.Je suis absolument à vous, ma trés-chere Cousine, soïez-en bien persuadée .A Madrid, ce 29 de May 1679.ONZIEME LETTREIl faut vous aimer autant que je vous aime, ma chere Cousine, pour me pouvoir resoudre de vous écrire dans un tems où la chaleur est excessive. Tout ce que l'on m'en avoit dit et tout ce que je m'en estois pû imaginer, n'est rien en comparaison de ce que je trouve. Pour m'en garantir, je laisse mes fenestres ouvertes tant que la nuit dure, sans apprehender le vent (de) galiegue qui estropie. Je couche nue teste, je mets mes mains et mes pieds dans de la neige; une autre en mourroit, mais je tiens qu'il vaudroit autant mourir que d'étouffer comme on fait ici. Minuit sonne sans que l'on ait senti le plus petit air du Zephire. Pour moi, je pense qu'il ne fait pas plus chaud sous la ligne.Quand on va à la promenade, l'on est assez embarassé; car si l'on baisse les glaces du carrosse, l'on est suffoqué de la poudre, dont les ruës sont si remplies, qu'à peine se peut-on voir. Et bien que les fenestres des maisons soient fermées, elle passe au travers et gaste tous les meubles, de sorte que les méchantes odeurs l'hiver, et la poudre l'été, noircissent l'argenterie et toutes choses à tel point, que rien ne peut se conserver longtems beau. Quelque soin que l'on prenne à présent, l'on a toûjours le visage couvert de sueur et de poudre, semblable à ces Athletes qu'on nous represente dans la lice.Je dois vous dire que j'ai vû la Feste du S. Sacrement1Brunel p. 118-123 (R. H. p. 200-204) "Si les rejouyssances publiques, que les Maures introduisirent en Espagne, lors qu'ils la possedoient, y sont restées apres qu'ils ont esté chassez, on a encore retenu dans l'Eglise quelque chose de leur superstition en la Feste-Dieu, qu'on nomme del Corpus. Le vingt-septiéme May nous en vismes toutes les Ceremonies, & il n'y en a point en Espagne, qui en traisne tant que celle-cy, & qui dure plus long-temps... Le Roy se rend à l'Eglise de Santa-Maria, qui n'est pas loin de son Palais, & apres y avoir oüy la Messe, il en sort le cierge à la main, estant precedé d'un Tabernacle d'argent, où est la sainte hostie, des Grands d'Espagne, & de tous ses divers Conseils. Ce jour là ils vont tous sans observer de rang pour oster toute contestation... La Procession file iusques à la place, & revient par la grand ruë ou Calle Mayor, qui ce jour là est tres bien parée par les divers tapis qui ondoyent à ces Balcons, qui sont remplis de femmes & d'hommes de toutes conditions... On n'y remarqua rien de plus que ce que j'ay dit, si non que comme ce jour cy presque tous les Espagnols prennent l'habit d Esté, de mesme toutes les Dames estoient habiIlées de neuf assez richement, & toutes de diverse façon & couleur.", qui est fort solemnelle ici. L'on y fait une Procession generale, composée de toutes les Paroisses et de tous les Religieux, qui sont en trés-grand nombre. L'on tapisse les rües par où elle doit passer, des plus belles tapisseries de l'univers; car je ne vous parle pas seulement de celles de la Couronne que l'on y voit: il y a mille particuliers, et même davantage, qui en ont d'admirables. Tous les balcons sont sans jalousies, couverts de tapis, remplis de riches carreaux avec des dais. Il y a du coutil tendu qui passe d'un costé de la ruë à l'autre, qui empêche que le Soleil n'incommode. L'on jette de l'eau sur ce coutil afin qu'il en soit plus frais; les ruës sont toutes sablées, fort arrosées et remplies d'une si grande quantité de fleurs, que l'on ne sçauroit marcher sur autre chose. Les Reposoirs so extraordinairement grands, et parez de la derniere magnificence.Il ne va point de femmes à la Procession. Le Roi y estoit avec un habit de taffetas noir lustré; une broderie de soye bleüe et blanche marquoit les tailles; ses manches estoient de taffetas blanc, brodées de soye bleüe et de jais; elles estoient fort longues et ouvertes par devant. Il avoit de petites manches pendantes qui tomboient jusques à la ceinture, son manteau autour de son bras, son grand collier d'or et de pierreries, d'où pendoit un petit mouton de diamant. Il avoit aussi des boucles de diamans à ses soulliers et à ses jarretieres, un gros cordon à son chapeau, qui brilloit presque autant que le Soleil, avec une enseigne qui retroussoit son chapeau, et au bas de cette enseigne une perle2"No fué menos notable la gran perla sacada de la pesquería del mar del Sur, que Don Diego de Tebes y Brito, presentó en Panamà a 13 del mes de mayo de 158o á los oficiales reales del reino de Tierra Firme, Don Juan de Rivero, Don Tristan de Silva Campofrio, Don Luis Darmas Perdomo, y Don Pedro de Ortega Hidalgo, con el objeto de pagar el quinto de su valor; estimada por su dueño en 5,000 pesos de plata ensayada, fué ofrecida á Felipe II con el convenio de quedar exento del pago, si el monarea la aceptaba, y en caso contrario, que la mandase valuar por órden de los señores del real Consejo de las Indias, quedando obligado à pagar el quinto que al rey le pertenecia. Aquella preciosa joya tenia la forma de pera, el peso de 219 granos, y era segun el documento original que hemos tenido ocasion de examinar, de toda perfeccion.Habiendo sido aceptada por aquel monarca, por su hermosura se le puso el nombre de la Peregrina. Dicha perla conservó hasta principios de este siglo su primitiva tasacion." (José Ignacio Mirô. Estudio de las piedras preciosas... con la descripeion de las joyas más notables de la Corona de España... Madrid, 1870. In-4, p. 229-230)"..la Huérfana (ó la Peregrina), del tamaño de una avellana,tasada en trienta mil ducados". (Gil Gonzales Davila. Teatro de las grandezas de Madrid)."Esta perla se pescó en el mar del Sur en 1515, perteneció à un antepasado de los Condes de Puñonrostro, luego à Da. Isabel de Bobadilla, de la Casa de Chinchôn, y, por ùltimo, à la Emperatriz Isabel, que la incorporó à la Corona de España. Pesaba 52 quilates y tres gramos, y como en tiempos de Carlos II las perlas que excedian de 20 gramos se tazaban á razán de cinco reales de plata por gramo, valía entonces la Peregrina 222.605 reales de plata." (Gabriel Maura y Garnazo. Carlos II y su Corte, t- 11, P. 469, n. 1, d'après le ms. 18.735 de la Biblioteca Nacional de Madrid). que l'on nomme la Peregrine : elle est aussi grosse qu'une poire de rousselet, et de la même forme. L'on prétend que c'est la plus belle qui soit en Europe, et que l'eau et la qualité en sont parfaites. Toute la Cour sans exception estoit à la suite du S. Sacrement. Les Conseils y marchoient sans ordre de preseance, comme ils se trouvoient, tenans des cierges de cire blanche. Le Roi en portoit un, et alloit le premier après le Tabérnacle où estoit le Corpus. C'est assurement une des plus belles Ceremonies que l'on puisse voir. J'y remarquai que tous les Gentilshommes de la Chambre avoient chacun une grande clef d'or à leur costé - c'est celle de la Chambre du Roi, où ils peuvent entrer quand ils veulent. Elle est aussi grande que la clef d'une cave. J'y vis plusieurs Chevaliers de Malte, qui portent tous une Croix de Malte, de toille d'Hollande, brodée sur le manteau. Il estoit prés de deux heures aprés midi, que la Procession. n'estoit pas encore rentrée. Lorsqu'elle passa devant le Palais, l'on tira des boëtes et beaucoup de fusées.Le Roi estoit allé trouver la Procession à Sancta Maria : c'est une Eglise qui est proche du Palais. Toutes les Dames prennent ce jour-là leurs habits d'Eté; elles sont trés-parées sur leurs balcons, elles y tiennent des corbeilles pleines de fleurs, ou des bouteilles remplies d'eau de senteur, et elles en jettent lorsque la Procession passe. Pour l'ordinaire, les trois Compagnies qui gardent le Roi, sont vêtües de neuf. Quand le S. Sacrement est rentré dans l'Eglise, chacun va manger chez soi pour se trouver aux Autos3Brunel, p. 123-124 (R. H. p. 204). "L'apres disnée sur les cinq heures, on representa les Autos. Ce sont des Comedies spirituelles entremêlées de divers entre-medes assez ridicules, pour assaisonner ce que le serieux de la piece a d'ennuyant. (Les deux bandes de Comediens, qui sont à Madrid, ferment en ce temps leurs theatres, & passent un mois à representer de ces pieces saintes.)Ils le font en public sur des theatres, qui sont dressez exprés dans les ruës; chaquejour sur le soir, ils sont obligez d'allerjouër devant la maison du President de quelque Conseil. Ils commencent par celle du Roy, le mesme jour de la Feste, y ayant pour cét effet un eschaffaut dressé avec un daiz, sous lequel se mettent leurs Majestez. (Le Theatre est au pied de ces Eschaffauts, & parce que les Comediens representent le dos tourné à l'Assemblée, qui est dans la place, on y roule des maisonnettes peintes, qui environnent le Theatre où ils peuvent s'habiller, en sortir, & s'y retirer au bout de chaque Scene.) On continuë cecy quelques jours, chaque President ayant le sien, & son eschaffaut & theatre dressé devant sa maison. (Avant qu'on y represente ces Autos, toute la badinerie de la Procession y saute & danse, & les machines gigantines y divertissent le peuple.) Ce qui me surprit en celuy que ie vis de loin representer au vieux Prado, est,qu'en la rüe & à l'air on a des flambeaux pour ces pieces, & qu'aux theatres fermez & journaliers, on ne joüe pas à la clarté des chandelles, mais à celle du Soleil.". Ce sont des Tragedies dont les sujets sont pieux, et l'execution assez bizarre. On les represente dans la cour ou dans la ruë du President de chaque Conseil, à qui cela est dû. Le Roi y vient, et toutes les personnes de qualité reçoivent des billets dés la veille pour s'y trouver. Ainsi nous y fûmes conviées, et je demeurai surprise que l'on allumât un nombre extraordinaire de flambeaux pendant que le Soleil donnoit à plomb sur les Comediens, et qu'il faisoit fondre les bougies comme du beurre. Ils joüerent la plus impertinente piece que j'aye vûe de mes jours. En voici le sujet : Les Chevaliers de S. Jacques sont assemblez, et NostreSeigneur les vient prier de le recevoir dans leur Ordre. Il y en a plusieurs qui le veulent bien, mais les anciens representent aux autres le tort qu'ils se feroient d'admettre parmi eux une personne née dans la roture; que S. Joseph son pere est un pauvre Menuisier, et que la Sainte Vierge travaille en coûture. NostreSeigneur attend avec beaucoup d'inquiétude la resolution que l'on prendra. L'on détermine avec quelque peine de le refuser; mais là-dessus l'on ouvre un avis qui est d'instituer exprés pour lui l'Ordre de Christo, et par cet expédient tout le monde est satisfait. Cet Ordre est celui de Portugal. Cependant ils ne font pas ces choses dans un esprit de malice, et ils aimeroient mieux mourir que de manquer au respect qu'ils doivent à la Religion. Les Autos durent un mois. Je suis si lasse d'y aller, que je m'en dispense tout autant que je le puis. On y sert beau- coup de confitures et d'eaux glacées, dont on a bien besoin, car l'on y meurt de chaud, et l'on y estouffe de la poudre.Je fus ravie de trouver à l'Hostel du President de Hazienda Dom Augustin Pacheco et sa femme, dont je vous ai deja parlé. Ils s'y estoient rendus parce qu'ils sont alliez du Président. Nous estions placez proche les uns des autres, et aprés que la feste fut finie, nous alâmes nous promener au Prado à la Françoise, c'est à dire des hommes et des femmes dans un même carrosse. Dom Frederic de Cardone en estoit; nos rideaux demeurerent fermez tant qu'il y eut grand monde, à cause de la belle petite Espagnole; mais comme nous restâmes plus tard que les autres, Monsieur le Nonce et Frederic Cornaro, Ambassadeur de Venise, ayant fait approcher leurs carrosses du nôtre, causoient avec nous, lorsque nous vîmes tout d'un coup une grande illumination le long de l'allée, et en même tems il parut 6o Cardinaux montez sur des mules, avec leurs habits et leurs chapeaux rouges. Le Pape vint ensuite, on le portoit sur une machine entourée de grands tapis de pied; il estoit sous un dais assis dans un fauteüil, la Thiarre et les Clefs de S. Pierre sur un carreau, avec un bénitier plein d'eau de fleurs d'orange qu'il jettoit à tout le monde. La cavalcade marchoit gravement; quand ils furent arrivez au bout du Prado, Messieurs les Cardinaux commencerent à faire mil tours de souplesse pour réjoüir Sa Sainteté; les uns jettoient leurs chapeaux par dessus les arbres, et chacun se trouvoit assez juste dessous pour que son chapeau lui retombât sur la teste; les autres se mettoient debout sur la selle de leurs mules, et les faisoient courir tant qu'elles pouvoient. Il y avoit un grand concours de peuple qui faisoit le cortege. Nous demandâmes à Monsieur le Nonce ce que cela vouloit dire, il nous assura qu'il ne le sçavoit point, et qu'il ne trouvoit rien de bon dans cette plaisanterie. Il envoïa s'informer d'où venoit ainsi le Sacré College. Nous aprîmes que c'étoit la feste des Boulangers, et que touà les ans ils avoient accoûtumé de faire cette belle ceremonie. Le Nonce avoit grande envie de la troubler par une salve de coups de baston; il avoit déjà commandé à ses Estafiers de commencer la noise, mais nous intercedâmes pour ces pauvres gens qui n'avoient d'autre intention que de fester leur saint. Cependant quelqu'un qui avoit entendu donner les ordres, perturbateur du repos public, en avertit le Pape et les Cardinaux. Il n'en falut pas davantage pour mettre la feste en desordre. Chacun se sauva comme il put, et leur crainte fut cause que nostre plaisir finit bien-tôt. L'on ne souffriroit pas en France de telles mascarades, mais il y a bien des choses qui sont innocentes dans un païs, qui ne le seroient peutestre pas dans un autre.Ma parente, sçachant la maniere honneste dont j'avois été receüe par Dom Augustin Pacheco, le convia à souper chez elle. Je le priai de se souvenir qu'il m'avoit promis un entretien sur ce qu'il sçavoit des Indes.Je vais, me dit-il aussi tôt, vous parler de celles que l'on distingue par Indes Occidentales4Pseudo-Villars, p. 339-343. "Ce sont les Indes appelées occidentales qui font la plus grande partie de l'Amérique. Elles furent découvertes en l'année 1492 par Christophe Colomb, Génois, sur les ordres de Ferdinand Roy de Castille et d'Aragon. L'Amérique est si grande qu'elle forme une des quatre parties du monde. Les Espagnols y possédent seuls plus que toutes les autres nations ensemble, et comme ils furent les premiers qui découvrirent cette terre, inconnüe jusqu'alors, le Roy Ferdinand et la Reine Isabelle sa femme, obtinrent du Pape Alexandre VI, une bulle qui leur en donnoit la propriété, les établissant, eux et leurs successeurs, Vice Roys perpétuels du Saint Siège dans tout le païs, de sorte qu'ils en sont Seigneurs spirituels et temporels, jouissants des dimes et pourvoyant aux archevêchés, évêchés et autres bénéfices.Comme ce païs si vaste et si éloigné, a besoin d'une relation continuelle avec la cour d'Espagne pour en recevoir les ordres et entretenir la correspondance nécessaire, on a établi pour cela à Madrid le conseil dont je viens de parler, avec une chambre pour les finances, composée de trois ou quatre conseillers des plus anciens de ce conseil même, pour délibérer sur toutes les affaires de finances concernant les Indes, dont les expéditions se font par les mêmes secrétaires du conseil. A Seville il y a aussy un conseil des Indes, appelé la Maison de Contractacion, qui a un Président, avec des conseillers d'épée et de robe, ces derniers sont pour les procès, mais les premiers connoissent de tout ce qui regarde les préparatifs et expéditions des flottes et galions: les appellations de ce Tribunal vont au conseil des Indes à Madrid.C'est de cette Maison de Contractacion que dépend la direction, et que sortent les ordres pour tout ce qui va aux Indes et pour tout ce qui en vient. On en fait un régistre qu'on envoye avec les galions, qui à leur retour en apportent un autre de ce qui vient des Indes, afin que des deux côtés on connoisse ce qui passe de marchandises d'Europe aux Indes, et ce qui vient des Indes en Espagne, tant en argent qu'en marchandises, et qu'on en puisse exiger les droits.Cette précaution est devenüe presque inutile par le peu de fidélité de ceux qui en sont chargés, dont le Roy d'Espagne est si mal servi que les marchands fraudent publiquement les droits à l'embarquement, et souvent au retour. Il ne paroît sur le régistre pas plus du quart de ce qui vient d'argent sur les galions, ainsy le Roy qui n'a sur cet argent qu'un droit de cinquième en entier, n'a que le cinquième du quart.Les Vice Royautés des Indes et toutes les grandes charges, se donnent sur la nomination que le conseil des Indes de Madrid en fait au Roy, et toutes les affaires de justice viennent par appellation au tribunal. La Vice Royauté du Pérou et celle du Mexico ou la nouvelle Espagne, se donnent pour cinq ans comme toutes les autres charges, hors les dignités ecclésiastiques qui sont à vie." dans lesquelles une partie de l'Amerique est comprise.Sous le Regne de Ferdinand, Roi de Castille et d'Arragon, Christophe Colomb, Genois, découvrit cette partie du monde en 1492. Comme les Espagnols furent les premers qui trouverent cette heureuse terre inconnuë aux Européens, le Roi Ferdinand et la Reine Isabelle en eurent la propriété par une bulle d'Alexandre VI. Il establit eux et leurs successeurs, Vicaires perpetuels du S. Siege dans tout ce vaste païs, de sorte que les Rois d'Espagne en sont Seigneurs spirituels et temporels, qu'ils nomment aux Evêchez et aux autres Benefices, et qu'ils reçoivent les Dixmes. Leur pouvoir est plus étendu là qu'en Espagne, car il faut remarquer que l'Amerique seule forme une des quatre parties du monde, et que nous y possedons beaucoup plus de païs que toutes les autres Nations ensemble.Le Conseil des Indes, qui est établi à Madrid, est un des plus considerables du Royaume, et dans la necessité où l'on est d'entretenir une correspondance trés-frequente entre l'Espagne et les Indes, d'envoïer des ordres et de maintenir toute l'autorité du côté de la Cour, l'on a esté obligé d'établir encore une Chambre particuliere composée de quatre des plus anciens Conseillers du Conseil des Indes, lesquels prennent connoissance des affaires de Finances, et font faire les expeditions par les Secretaires du Conseil.Outre cette chambre qui est à Madrid, il y en a une à Seville appellée la Maison de Contractation. Elle est composée d'un President et de plusieurs Conseillers de robbe et d'épée, avec les autres Officiers necessaires. Les Conseillers d'épée prennent connoissance des choses qui concernent la Flotte et les Galions. Les autres Conseillers rendent la Justice. Les appellations de ce Tribunal vont au Conseil des Indes de Madrid. L'on tient des Registres dans la Maison de Contractation de Seville, où l'on écrit toutes les marchandises que l'on envoye aux Indes, et toutes celles que l'on en rapporte, pour empêcher que le Roi ne soit fraudé de ses droits; mais cela sert de peu: les Marchands sont si adroits, et ceux qui leur font rendre compte prennent si volontiers le parti de partager avec eux, que le Roi n'en est assurement pas mieux servi; et son droit, qui n'est qu'un cinquiéme, est si mal payé, qu'il ne reçoit pas la quatriéme partie de ce qui lui appartient.C'est le Conseil de Madrid qui propose au Roi des sujets pour remplir les Vice-Royautez de la nouvelle Espagne et du Perou: on les donne pour cinq ans, et tous les autres emplois aussi, dont les plus considerables sont ceux-ci: Gouverneur, Capitaine General et President de la Chancellerie Royale de San Domingo dans les Isles Espagnoles.Gouverneur et Capitaine general de la Ville de S. Christophe de la Havana.Gouverneur et Capitaine de guerre de la Ville de S. Jacques de Cuba.Gouverneur et Capitaine general de la Ville de S. Jean de Puerto Rico.Gouverneur et Capitaine general de la Ville de S. Augustin, Province de la Floride.Gouverneur de la Ville de l'Ascension de l'Isle de la Marguerite.Gouverneur et Capitaine gencral de la Ville de Cumana, capitale de la nouvelle Andalousie.Viceroi, Gouverneur et Capitaine general de la Nouvelle Espagne, un President de l'Audiance Royale qui reside dans la Ville de Mexique.Gouverneur et Capitaine general de la Ville de Merida, capitale de la Province de Yucatan.President et Gouverneur de l'Audience et Chancellerie Royale qui reside dans la Ville de Guadalaxara, capitale du Royaume de la nouvelle Galice.Gouverneur et Capitaine general de la Ville de Guadiana, capitale du Royaume de la nouvelle Biscaye.Gouverneur, Capitaine General et President de la Chancellerie, qui reside dans la Ville de Santiago, de la Province de Guatemala.Gouverneur de la Province de Locnusco5Lire : Soconusco. Les autres erreurs de cette liste ne sont pas signalées., dans le détroit de Guatemala.Gouverneur et Capitaine general de la Ville de Cornagua, de la Province de Honduras.Gouverneur de la Ville de S. Jacques de Leon, capitale de la Province de Nicaragua.Gouverneur et Capitaine general de la Ville de Cartagene, capitale de la Province de Costa Rica.Gouverneur, Capitaine general et President de la Chancellerie Royale, qui réside dans la Ville de Manila aux Isles Filipines.Gouverneur et Lieutenant des Forteresses de Terenate, et Gouverneur.et General de la Milice du même Pays.Viceroi, Gouverneur, Capitaine general et President de l'Audience dans la Ville de Lima.Plus, huit Conseillers, quatre Alcades, deux Accusateurs, un Protecteur des Indiens, quatre Rapporteurs, trois Portiers et un Chapelain dans la même Ville.Gouverneur de Chucuito.Gouverneur de Zico.Gouverneur d'Ica.Gouverneur de los Collaguas.Gouverneur de Guamanga.Gouverneur de Santiago de Miraflores de Zana.Gouverneur de San Marco.Gouverneur de Arequipa.Gouverneur de Truxillo.Viceroi de Castra.Viceroi de Saint Michel y puerto de Plata.Mestre de Camp dans le détroit de Puerto del Çallao.Le President de la Plata a sous lui six Conseillers, un Accusateur, deux Rapporteurs et deux Portiers.Gouverneur de la Province de Tucuman.Gouverneur de la Province de Sainte Croix.Gouverneur et Capitaine general de la Province de la Plata. Gouverneur de la Province de Paraguay.Gouverneur de la Citadelle de la Ville de la Plata et de la Ville Imperiale de Potosy.Gouverneur de Saint Philipe d'Autriche et des mines d'or. Gouverneur de la Ville de la Paix.Gouverneur principal des mines du Potosy.Gouverneur, Capitaine general et President de la Ville de Sainte Foy.Le Gouverneur et Capitaine general de la Province de Cartagene a sous lui un Lieutenant, un Capitaine et un Mareschal de Camp.Gouverneur et Lieutenant du Chasteau S. Mathias.Gouverneur et Capitaine general de la Province de Sainte Marthe.Gouverneur de la Citadelle de Sainte Marthe.Gouverneur de la Province de Antoja.Gouverneur de la Province de Popayan.Gouverneur de los Musos y Colimos.Gouverneur de la Province de Merida.Gouverneur de la Ville de Tunja.Gouverneur de la Ville de Toca Emalbague, et des peuples de la Terre brûlante.Gouverneur de Quixos Zumoco Ecanela.Gouverneur de la Ville de Jaen.Gouverneur de la Ville de Luenca.Gouverneur de la Ville de Santiago de Guayaquil.Gouverneur de la Ville de Loja Zonnora et des Mines de Comura.President, Gouverneur et Capitaine general de la Ville de Panama.Gouverneur de Veragua, lequel a sous lui un Capitaine General, un Lieutenant General, un Capitaine des Compagnies d'Infanterie et un Capitaine d'Artillerie.Gouverneur et Capitaine du Château de Saint Philippes, dans la Ville de Puerto Velo.Gouverneur Principal de Puerto Velo.Gouverneur et Capitaine General de la Province de Sainte Marthe et de la riviere de la Hacha.Gouverneur de la Grande Caxamarca.Je ne mets point ici les Charges de Judicature ni les Benefices qui sont en trés-grand nombre; mais il faut remarquer que tous les emplois, dont j'ai parlé, se donnent de trois en trois ans, ou de cinq en cinq ans, afin qu'un seul homme ne puisse point s'enrichir pendant qu'il y en a tant d'autres qui ont besoin d'avoir part aux bienfaits du Prince.Dans les endroits des Indes6Pseudo-Villars, p. 343-356. "Dans les lieux considérables où il n'y a point de Vice Roy, les Présidents de l'audiance, c'est à dire du tribunal de justice, sont aussy gouverneurs, et quand un Vice Roy meurt durant le temps de son employ, le Président qui réside au siège de la Vice Royauté, prend le commandement jusqu'à ce qu'il vienne un autre Vice Roy. L'on a vû quelquefois l'archevêque occuper la place du Vice Roy mort.Comme le Roy donne les Vice Royautés, il donne aussy les principaux gouvernements, mais les moins considérables sont à la disposition des Vice Roys.Tous ces employs, chacun dans son espèce, sont fort lucratifs. Il y a des gouverneurs qui au bout de leurs cinq ans, emportent depuis cent mil écus jusqu'à trois cent, et les Vice Roys depuis un million d'écus jusqu'à deux.Le Roy dispose encore de certaines commanderies ou pensions établies sur les villages des Indiens. Il y en a depuis deux mil écus jusqu'à six, mais tous les ans pour instruire les Indiens à la foy, on envoye des religieux en mission qui en tirent de si grands avantages que l'on en a vû rapporter de leurs missions jusqu'à quinze ou vingt mil écus.Les Isles Philippines voisines de la Chine, dépendent encore du Conseil des Indes de Madrid de la nouvelle Espagne. Il se fait à ces isles tous les ans pour un million de commerce en marchandises du païs, que les particuliers envoyent, et dont ils reçoivent les retours en soye de la Chine. Ces isles ne donnent aucun revenu au Roy d'Espagne, et luy coûtent tous les ans plus de deux cent mil écus pour l'entretien des officiers et du peu de soldats qui gardent le païs.Les Espagnols ne se sont établis aux Indes qu'autant qu'il leur est nécessaire pour en tirer de l'argent, et soit faute de peuple ou pour tenir ce grand païs dans une dépendance inévitable de l'Espagne, ils l'ont laissée dépourvüe de toutes choses que demande sa nécessité ou la commodité de la vie. Il faut tous les ans les faire venir d'Espagne, qui par ce moyen en tire tout l'argent, dont l'abondance a mis parmi les habitans des Indes, le luxe à un si haut point, qu'ils ont besoin de toutes les superfluités de l'Europe, et les achètent cher.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Ce que l'on appelle galions, est une flotte composée de plusieurs navires marchands Espagnols, qui ont permission de porter des marchandises aux Indes, le Roy les fait accompagner d'un certain nombre de vaisseaux de guerre appelés en Espagnol galions, qui ne doivent porter que ce qui est nécessaire à des vaisseaux destinés pour combattre, mais ils sont si extraordinairement chargés de marchandises, qu'ils seroient difficilement en état de se défendre.Quand la saison est venüe de faire partir les galions, le consulat de commerce de Seville, c'est à dire, un prieur et deux conseillers, envoyent au Conseil des Indes à Madrid, un mémoire du nombre et du port des vaisseaux marchand;, qui coûtent depuis trois mil écus jusqu'à six, selon la grandeur des navires.Il y a deux embarquements de galions pour terre ferme, c'est à dire pour Portobello, où arrive tout l'argent du Pérou, et c'est proprement ce qu'on appelle les galions. Les autres vont à la nouvelle Espagne, et c'est ce qu'on appelle la flotte.Les premiers partants de Cadix ou de St. Lucar, vont en quarante ou cinquame jours à Carthagène des Indes, y demeurent quinze jours, et de là, vont en cinq ou six à Portobello, qui est un petit Bourg mal sain par sa situation, et marécageux par la chaleur du climat. Il est sur la côte de l'Amérique, à l'endroit où elle se resserre en un Isthme, large seulement de dix huit lieües, de l'autie côté duquel est la ville de Panama, où viennent par mer tous les négocians du Pérou, dont la principale marchandise est de l'argent en barres ou en piastres, qu'ils font voiturer par terre, de Panama à Portobello, sitôt que les galions y sont arrivés. Là, s'ouvre la plus grande foire du monde, où, dans l'espace de quarante ou cinquante jours, il se vend pour dix huit ou vingt millions d'écus de marchandises d'Europe, qui se payent en argent comptant.La foire finie, les galions retournent à Carthagène, où il se fait encore quelque commerce de marchandises du pays,et de ce qu'on apporte du nouveau royaume de Ste Foy et de la Mariquite. Au bout de vingt jours, on remet à la voile pour la Havana, où l'on arrive d'ordinaire en vingt cinq jours. L'on prend des rafraîchissements et des provisions pour le retour à Cadix, dont la navigation est d'ordinaire de soixante jours.Le voyage de la flotte pour la nouvelle Espagne, commence comme celuy des galions en sortant de Cadix ou de St Lucar, hors qu'en celuy-cy les vaisseaux marchands ne sont accompagnés que de deux galions du Roy, au lieu qu'à celuy du Pérou, il y en a huit ou neuf. Cette flotte va d'abord rafraichir à Porto Rico, de là, elle va en quarante jours à la Vera-cruz, débarquer ses marchandises, que l'on porte par terre à Mexico, éloigné de quatre vingt lieües de la côte, où, lorsque la route en est faite, la flotte repart de la Vera-cruz pour revenir à la Havana en vingt cinq jours, observant de ne point passer ce passage que dans le mois d'Avril ou de Septembre, que le vent du Nord y est moins violent. A la Havana l'on fait ses provisions pour retourner en Espagne.Le voyage de cette flotte à la nouvelle Espagne, est de douze ou quatorze mois, compris les séjours.Celuy du Pérou est de huit ou neuf mois, quand on ne les fait point retarder d'une année à l'autre. Le Roy donne encore les permissions à quelques particuliers pour aller séparément aux côtes de Caracas, de St Domingo, de Hondurras et Buenos Ayrez. Ils payent les droits, et sont enrégistrés à la maison de contrac[ta]tion comme les autres.L'argent qui vient des Indes pour le Roy, ne peut être embarqué que sur un vaisseau du Roy, c'est à dire dans un galion. L'argent des particuliers, vient sur le vaisseau qu'il leur plait. Dans chaque galion il y a un officier appelé maitre de Plata, qui donne au Roy pour cet employ, quatre ou cinq mil écus chaque voyage; il est chargé de l'argent du Roy dans chaque galion, et tire un pour cent du droit de sa charge. Dans les vaisseaux marchands, le capitaine est chargé de la garde de l'argent.Toute la dépense nécessaire pour mettre les galions en état de faire voyage, se tire sur ce qui est enrégistré, tant d'aller que de venir, soit en argent et marchandises, c'est ce qui s'appelle droit d'averie.La dépense monte à peu près à huit cent mil écus pour les galions, et moins pour la flotte de la nouvelle Espagne, parceque leRoy n'y envoye que deux galions.L'employ de Général et ceux de Capitaine sur les galions, ne sont point fixes. Ils changent chaque voyage, et il y a tel Général qui pour un voyage, aménera au Roy soixante ou quatre vingt mil écus, dont on leur assigne le payement aux Indes avec de grands intérêts. Les capitaines font de même à proportion.Parmi les galions qui vont au Pérou, celuy qu'on appele la Patache de la Marguerite, se sépare des deux autres à la hauteur du Golfe appelé Las Yeguas, pour aller à l'Isle de la Marguerite recevoir le droit du cinquieme, qui revient au Roy des perles qui se pêschent, et de là, revient joindre les autres galions à Cartagène.Au Pérou et dans le reste des Indes occidetitales, le Roy a le cinquième de l'or et de l'argent et des eméraudes qui se tirent des mines. Celles de Potosi et des environs, sont des plus abondantes, et on en a découvert depuis peu à quatre vingt lieües de Lima, qui produisent beaucoup.L'argent que l'on tire des mines de Potosi, va d'abord au port d'Arica éloigné de quarante lieües. De là, on embarque pour Callao, qui est le Port de Lima. Là, deux galions le viennent prendre pour le porter à Panama. C'est une navigation de vingt cinq jours en allant, mais revenant de Panama à Lima, il en faut soixante, à cause des vents contraires.Tout le Royaume du Pérou, rend chaque année huit ou dix millions d'écus en argent, et quelque peu en or, le nouveau royaume de Ste Foy envoye près de deux millions d'écus, la pluspart en or, et l'on tire de la nouvelle Espagne chaque année, environ quatre millions d'écus avec quelques marchandises du païs. Les principales qui viennent des Indes, sont de l'or et de l'argent, des eméraudes, des laines vigognes, de la cochenille, du sucre, du tabac, des cuirs, du bois de Carnpèche et du cacao.Il est défendu dans la nouvelle Espagne de planter des vignes et des Oliviers, afin qu'on ne puisse s'y passer des vins et huiles d'Espagne, mais il commence à y avoir des ouvriers en soye et en laine qui pourront bien avec le temps, faire diminuer le prix des étoffes qui viennent de l'Europe.Dans les Indes, le Roy a, comme en Espagne, le droit de vendre les bulles de la Crusada, avec cette différence, qu'en Espagne elles sont à un prix égal pour toute sorte de personnes, c'est à dire à quinze sols chaque bulle, qu'il faut renouveler tous les ans, au lieu qu'aux Indes, elles se payent selon le bien de chacun, avec un tel excès, qu'il y a des personnes riches, aux quelles la bulle chaque année coûte jusqu'à cent écus. Outre le privilège de manger de la viande le Samedy que donne cette bulle, on prétend que sans elle, on ne peut jouir d'aucune indulgence, en sorte qu'en Espagne, au pied du privilege de chaque indulgence il est toujours marqué qu'il faut avoir la bulle de la Crusada, c'est ce qui la fait acheter si cher dans un païs où l'on compte beaucoup plus sur les indulgences que sur les bonnes œuvres qu'on ne veut point faire.Le Tribunal de l'Inquisition, établi aux Indes, n'a de pouvoir que sur les Juifs ou les hérétiques, et point sur les Indiens idolâtres.Il faut être Espagnol pour faire le voyage des Indes, ou avoir une permission expresse du Conseil, qui ne se donne guère aux étrangers. De deux vaisseaux qui se présentent pour ce voyage, celuy qui a été bâti en Espagne, est préféré à celuy qui a été bâti de fabrique étrangère suivant les ordonnances, quoy que tous deux appartiennent à des Espagnols." où il n'y a point de Viceroy, celui qui est President, est aussi Gouverneur; et lors qu'un Viceroy meurt, le President en Charge dans la Viceroyauté prend le Gouvernement en main jusqu'à ce qu'on ait renvoyé d'Espagne un autre Viceroi. C'est Sa Majesté Catholique qui donne ces grands postes-là, et les Gouvernemens les plus considerables. Les Vicerois pourvoïent aux petits Gouvernemens, et ces Vicerois rapportent sans peine en cinq ans deux millions d'écus, toute leur dépense payée. Les Gouverneurs des Placts importantes gagnent dans le même espace de tems, cinq et six cens mille écus. L'on n'y va point sans s'y enrichir; et cela est si vrai, que jusques aux Religieux qu'on y envoye pour prêcher la Foy et convertir les Indiens, ils rapportent chacun de leur Mission trente ou quarante mille écus. Le Roi dispose de plusieurs pensions qui sont sur les Villages des Indes; l'on en tire depuis deux jusques à six mil écus de rentes, et c'est encore un moyen de gratifier ses Sujets.Les Isles Philippines, qui sont proches du Royaume de la Chine, dépendent du Roi d'Espagne. Le commerce qui s'y fait, consiste en soye; elles lui coûtent plus à garder qu'elles ne luy rapportent.Les Castillans ont eu leurs raisons pour ne vouloir pas qu'll y eût aucune sorte de Manufacture aux Indes, ny que l'on y fist des Etoffes, ny pas une des autres choses qui sont indispensablement necessaires. Cette politique est cause que tout vient d'Europe, et que les Indiens, qui aiment passionnement leurs commoditez et ce qui les pare, sacrifient volontiers leur argent à leur satisfaction; de cette maniere, on les met hors d'état de rien amasser, parce qu'ils sont obligez d'acheter bien cher les moindres bagatelles qu'on leur porte et dont on les amuse.La Flotte consiste en plusieurs Vaisseaux chargez de riches marchandises que l'on envoye aux Indes, et il y a d'autres grands Navires de guerre qu'ils appellent Galions, par lesquels le Roi les fait escorter. Ces Navires ne devroient porter aucunes marchandises, mais l'avidité du gain l'emporte sur les défenses expresses du Roi, et ils sont quelquefois si chargez, que si l'on venoit à les attaquer, ils ne pourroient se deffendre. Lorsque les Navires partent, l'expédition que les Marchands obtiennent au Conseil des Indes de Madrid, afin de les envoyer, coute pour chacun depuis trois jusques à six mi] écus, selon que les Vaisseaux sont grands. Il est aisé de juger que puisque l'on donne tant, l'on est assuré de gagner bien davantage.Les Galions ne vont que jusques à Porto Velo, où l'on apporte tout l'argent du Perou. La Flotte les quitte en cet endroit, et continuë le voyage jusques à la nouvelle Espagne. Pour les Galions, ils vont de Sanlucar à Cartagene des Indes en six semaines ou deux mois au plus. Ils y demeurent peu, et en cinq ou six jours ils se rendent à Porto Velo; c'est un Bourg situé sur la côte de l'Amérique; l'air en est trés-mal sain, et il y fait des chaleurs excessives. De l'autre côté de l'istme, à dix-huit lieuës seulement de distance, on trouve la Ville de Panama, où l'on apporte du Perou une grande quantité d'argent en barre, et des marchandises que l'on voiture toutes par terre jusques à Porto Velo, où sont les Galions, et où il se tient une des plus grandes Foires de l'Univers; car en moins de quarante ou cinquante jours il s'y debite au moins pour vingt millions d'écus de toutes sortes de marchandises d'Europe, que l'on paye comp tant. Aprés que la Foire est finie, les Galions retournent à Cartagene, où il se fait un assez gros commerce des marchandises des Indes, et de celles du Royaume de Sainte-Foy, aussi bien que de la Mariquita; ensuite, ils vont à la Havana pour prendre les choses necessaires pour leur voyage, et de ce lieu à Cadis ils reviennent d'ordinaire en deux mois.Mais à l'égard de la Flotte, elle s'arrête à Porto Rico pour se rafraichir; elle se rend à la Vera Cruz en cinq semaines; elle y décharge ses marchandises, que l'on porte par terre a quatrevingts lieuës de là dans la grande Ville de Mexique. La vente en est bien-tôt faite, et la Flotte part ensuite pour venir à la Havana : mais il faut que ce passage ne se fasse que dans les mois d'Avril ou de Septembre, à cause des vents du Nort. Le voyage des Galions au Perou est ordinairement de neuf mois; celui de la Flotte est de treize ou de quatorze; quelques particuliers y vont aussi à leurs frais, aprés en avoir obtenu une permission du Roi, et s'être fait enregistrer à la Contractation de Seville. Ceux-là vont aux côtes de San Domingo, Honduras, Caracas et Buenos-Ayres.Il faut toûjours que l'argent qui vient des Indes directement pour le Roi soit apporté par un Galion. On donne cet argent à un Maître de la Monnoye, lequel paye au Roi six mil écus toutes les fois qu'il fait le voyage, et il retient un pour cent de l'argent qui luy passe par les mains, ce qui va fort loin. A l'égard de l'argent des particuliers, il vient dans les Vaisseaux qu'ils veulent choisir; c'est le Capitaine qui doit en rendre compte.Il y a un certain droit, appellé Avarie, c'est-à-dire, qu'on le prend sur les marchandises enregistrées, et sur l'argent que l'on rapporte des Indes. Ce droit est si considerable, qu'il fournit ce qu'il faut pour mettre les Galions et la Flotte en état de faire le voyage, bien que la dépense monte à neuf cens mil écus; celle de la Flotte n'est pas si grande.Celui que le Roi choisit pour estre General des Galions, lui avance quatre vingts ou cent mil écus, qu'on lui rend aux Indes avec un gros interêt. Chaque Capitaine avance aussi de l'argent au Roi, à proportion de la grandeur du Vaisseau qu'il commande. Il y a de plus une Patache qui va avec les Galions et s'en sépare au Golfe de las Yeguas; elle va aux Isles de la Margueritte prendre les Perles que l'on paye au Roi pour le droit du cinquiême, c'est-à-dire le cinquiême de tout ce que l'on pêche de perle, et ensuite elle se rend à Cartagene.L'on a decouvert il y a peu d'années, à soixante-dix lieuës de Lima, des mines qui sont d'un grand revenu. Celles du Perou et de tout le reste des Indes occidentales rendent le cinquiême au Roi, tant de l'or que de l'argent et des émeraudes. Il y a au Potosi des mines plus abondantes que partout ailleurs. On porte l'argent que l'on en tire au Port d'Arica, on l'envoye de-là à Callao. C'est un des Ports de Lima, où les Galions viennent le recevoir. Le Royaume du Perou rend chaque année, en or et en argent, la valeur de onze millions d'écus. L'on tire de la Nouvelle Espagne cinq millions d'écus, et des marchandises qui sont ordinairement des émeraudes, de l'or, de l'argent, de la cochenille, du tabac, des laines de vigogne, du bois de campeche, du bejoüar et des cuirs.On a esté longtems dans la Nouvelle Espagne sans y vouloir souffrir des ouvriers qui travaillassent en soye et en laine ; il y en a presentement, et cela pourra faire tort aux Etoffes que l'on apporte d'Europe. On ne permet point que l'on y plante des Oliviers ny des vignes, afin que le vin et l'huîle que l'on y apporte se vendent aisément. Le Roi a dans les Indes aussi bien qu'en Espagne, le droit de vendre la Bulle de la Cruzada, pour manger de la viande tous les Samedis et pour joüir du benefice des Indulgences.Les Indiens Idolâtres ne sont point soûmis à l'Inquisition des Indes; elle n'est établie que contre les Heretiques et les Juifs. L'on ne souffre point que les Etrangers aillent aux Indes, et s'il y en va quelqu'un, il faut qu'il ait une permission expresse, que l'on n'accorde que trés-rarement.Comment vous exprimerai-je, continua Dom Augustin, les beautez de la ville de Mexique, les Eglises, les Palais, les places publiques, les richesses, la profusion, la magnificence et les délices, une Ville si heureusement située, qu'elle joüit dans toutes les saisons d'un printems continuel, où les chaleurs n'ont rien d'excessif, et où l'on ne ressentjamais la rigueur de l'hiver ? La campagne n'est pas moins charmante, les fleurs et les fruits en toute saison chargent également les arbres. La recolte se renouvelle plus d'une fois pendant le cours de l'annee, les lacs sont pleins de poisson, les prairies chargées de bétail, les forests d'excellent gibier et de bêtes fauves. La Terre ne semble s'ouvrir que pour donner l'or qu'elle renferme; l'on y découvre des mines de pierreries, et l'on y pesche les perles.Ah ! m'écriai-je, allons vivre dans ce pais-là, et quitons celui-ci. Une telle description m'enchante; mais comme le voyage est long, il faut, s'il vous plaît, Madame, dis-je à Doña Tereza en riant, que vous soupiez avant de partir.Je la pris aussi-tôt par la main, et nous entrâmes dans la salle où j'avois pris soin de faire venir les meilleurs Musiciens, qui sont assez mauvais, et qui, à mon avis, ne se peuvent rendre recommandables que par leur cherté. Mon cuisinier nous fit quelques ragoûts à la Françoise, que Doña Tereza trouva si excellens, qu'elle me pria qu'on lui fist un memoire de la maniere dont on les aprêtoit, et Dom Augustin me pria aussi de lui faire donner des lardoires; en effet on chercheroit par toute l'Espagne sans en trouver une seule. Nous demeurâmes fort tard ensemble; car en cette saison l'on veille jusques à quatre ou cinq heures du matin, à cause des chaleurs, et que le meilleur temps est celui de la nuit.Il y a de certains jours dans l'année où tout le monde se promene sur les ponts qui traversent le Mançanares; mais à present les carrosses entrent dans son lit7Gourville, II, p. 2 1. "Pendant la canicule, les promenades se font toutes dans la rivière, dont le lit est fort large et où, tout au plus, il y a un pied et demi ou deux d'eau.". Le gravier et quelques petits ruisseaux contribuent à le rendre fort frais. Les chevaux souffrent beaucoup de ces promenades-là, rien ne leur use davantage les pieds que les cailloux sur lesquels ils marchent toûjours. L'on s'arrête en quelques endroits dans cette riviere, et l'on y demeure jusques à deux ou trois heures aprés minuit. Il y a souvent plus de mil carrosses; quelques particuliers y portent à manger, les autres y chantent et joüent des Instrumens. Tout cela est fort agréable pendant une belle nuit. Il y a des personnes qui s'y baignent; mais en verité, c'est d'une maniere bien désagréable. L'Ambassadrice de Dannemark le fait depuis quelques jours. Ses gens vont, un peu avant qu'elle arrive, creuser un grand trou8Martin, p. 48-49. "La Casa del Campo est aussi au Roi... Le Mançanares coûle le long des murailles de son Pare... Les Dames font faire en cét endroit plusieurs fosses, où elles se baignent sous des Tentes, à cause que cette rivière n'est pas assez profonde." dans le gravier, qui s'emplit d'eau. L'Ambassadrice se vient fourer dedans. Voilà un bain, comme vous pouvez le juger, fort plaisant; cependant c'est le seul dont on puisse user dans la riviere.Vous ne serez peut-estre pas fâchée de sçavoir qu'il faut, en faisant ici ses preuves de Noblesse, prouver que l'on descend du côté de pere et de mere de Viejos Christianos, c'est-à-dire d'anciens Chrétiens. La tache que l'on doit craindre, est qu'il ne soit entré dans une famille des Juifs ou des Maures.Comme les peuples de Biscaye et de Navarre ont esté deffendus de l'irruption des Barbares par la hauteur et l'âpreté de leurs montagnes, ils s'estiment tous Cavaliers, jusqu'aux porteurs d'eau. En Espagne, les enfants prennent quelquefois le nom de leur mere, lors qu'il est plus illustre que celui du pere. Il est certain qu'il y a peu de familles qui n'ayent esté inter- rompuës, et dont le nom et la Noblesse n'ayent esté portez par une fille unique dans une autre famille. Celle de Velasco n'est pas comprise dans ce rang; car ils comptent dans leur Maison dix Connêtables de Castille, de pere en fils. Une chose assez singuliere, et qui, je pense, n'est établie en aucun autre païs, c'est que les enfans trouvez sont Nobles, et qu'ils joüissent du titre d'Hidalgos, et de tous les privileges attachez a la Noblesse, mais il faut pour cela qu'ils prouvent qu'on les a trouvez, et qu'ils ont esté nourris et élevez dans l'Hôpital où l'on met ces sortes d'enfans.Il se trouve de grandes Maisons en Espagne, lesquelles possedent presque tout leur bien à titre de Mayorazgo, et lors qu'il arrive que tous ceux du nom sont morts, et les plus proches parens mâles, s'il y a des fils naturels ils héritent; s'il n'y en a point, c'est le plus ancien Domestique qui prend le nom et les armes de son Maître, et qui devient heritier de ses biens. C'est ce qui fait que des cadets d'autres Maisons aussi nobles et aussi illustres, ne dédaignent point de servir dans celles-là, et leurs esperances sont assez bien fondées; car il arrive souvent que les familles s'éteignent à cause que les Espagnoles ont moins d'enfans que les femmes d'aucun autre pais.Il est arrivé depuis peu une avanture bien funeste à une fille de qualité nommée Doña Clara. Son cœur n'avoit pu se deffendre contre le mérite du Comte de Castrillo, homme de la Cour trés-spirituel et trés-bien fait. Ce Cavalier avoit sçû lui plaire sans en former le dessein; il ignoroit les dispositions qu'elle avoit pour lui, et ne cultivoit point son bonheur. Bien que le pere de cette aimable fille fût absent, elle n'en avoit pas une plus grande liberté, parce que son frere, nommé Dom Henriquez, à qui son pere l'avoit recommandée, veilloit incessamment sur sa conduite. Elle ne pouvoit parler à ce qu'elle aimoit, et c'estoit pour elle un nouveau martire, de souffrir sans se plaindre et sans partager au moins sa peine avec celui qui la causoit. Elle resolut enfin de lui écrire, et de chercher quelque moyen pour lui faire rendre sa Lettre; mais comme cette affaire lui estoit de la derniere consequence, elle hesitoit à faire le choix d'une confidente, et elle resta ainsi quelque temps, jusques à ce qu'ayant jetté les yeux sur une de ses amies qui lui avoit toûjours témoigné beaucoup de tendresse, sans balancer davantage, elle écrivit une Lettre fort touchante au Comte de Castrillo; et elle alloit chez son amie pour la prier de la faire rendre à ce Cavalier, lorsqu'elle le vit passer proche de sa chaise. Cette vûe augmenta le desir qu'elle avoit de l'informer de ses sentimens, et prenant tout d'un coup son parti, elle lui jetta le Billet qu'elle tenoit, feignant dans ce moment, que c'en estoit un qu'il venoit luimême de lui donner en passant. Apprenez, Seigneur, dit-elle, tout haut et d'un air plein de colere, que ce n'est point à moi qu'il se faut adresser pour des desseins tels que sont les vôtres. Voila vôtre Billet que je ne veux seulement pas ouvrir. Le Comte avoit trop d'esprit pour ne pas comprendre l'intention favorable de cette belle personne, et ramassant ce papier avec soin : Vous ne vous plaindrez point, Madame, lui dit-il, que je n'aye pas profité de vos avis. Il se retira aussi-tôt pour lire une Lettre qui ne pouvoit lui donner que beaucoup de plaisir. Il fut informé, par ce moyen, des intentions de Doña Clara, et de ce qu'il faloit faire pour la voir. Il ne manqua à rien; il en devint éperdüement amoureux, et il se crut, avec raison, un des Cavaliers d'Espagne qui avoit la meilleure fortune. Ils attendoient, avec impatience, le retour du pere de Dofia Clara, pour lui proposer le mariage, qui apparemment ne pouvoit que lui estre fort agréable.Mais quelques précautions que ces jeunes Amans eussent prises pour bien établir, et pour faire durer un commerce qui faisoit la felicité de leur vie, le soupçonneux et trop vigilant Henriquez découvrit leur intrigue. Il la crut criminelle, et dans l'excés de sa rage, sans en rien témoigner ny faire aucun éclat, il entra une nuit dans la chambre de l'infortunée Doña Clara, et comme elle dormoit profondement, il l'étrangla avec toute la barbarie imaginable.Cependant, bien que l'on connust qu'il estoit l'auteur d'une si méchante action, elle ne fut point poursuivie par la justice, parce que Dom Henriquez avoit trop de credit, et que cette pauvre fille n'ayant point de parens qui ne fussent ceux de son frere, sa famille ne voulut pas augmenter des malheurs qui estoient déja assez grands.Aprés ce mauvais coup, Henriquez feignit de se mettre dans une grande devotion. Il ne paroissoit plus en public, il entendoit la Messe chez lui, et voyoit trés-peu le monde. C'est qu'il apprehendoit que le Comte de Castrillo, qui n'avoit point caché son desespoir, et qui l'avoit laissé paroistre dans toute sa force, ne vengeast enfin sa maîtresse. Il en cherchoit aussi les occasions avec les derniers soins, mais aprés avoir tenté inutilement tous les moyens qu'il pût s'imaginer, il en trouva un qui lui réüssit. Il se travestit en Aguador, c'est-à-dire en porteur d'eau. Ces sortes de gens chargent un âne àe plusieurs grandes cruches, et les portent par la Ville. Ils sont vêtus d'une grosse bure, leurs jambes sont nües, avec des souliers découpez, ou bien ils ont des simples semelles attachées avec des cordes. Nôtre Aman ainsi déguisé se tenoit tout le long du jour appuyé sur le bord d'une fontaine, dont il grossissoit les eaux par l'abondance de ses larmes; car cette fontaine estôit devant la maison où il avoit vû si souvent sa chere et belle Clara; et c'estoit là que demeuroit l'inhumain Henriquez. Comme le Comte avoit toûjours les yeux attachez sur cette maison, il en apperçût une des fenestres entr'ouverte, et il vit en même tems que son ennemi s'en approchoit. Il tenoit un miroir dans sa main et s'y regardoit. Aussi-tôt le feint9L'édition originale a "le fin Aguador".Aguador lui jetta des noyaux de cerize, comme en riant, et quelques-uns l'ayant frapé au visage, Dom Henriquez offensé de l'insolence d'un homme qui ne lui paroissoit qu'un miserableAguador, emporté du premier mouvement de sa colere, descendit seul pour le châtier. Mais à peine fut-il dans la rüe, que le Comte, se faisant connoître, et tirant une épée qu'il tenoit cachée pour son dessein : Traître, lui cria-t-il, songe à deffendre ta vie. La surprise et l'effroi surprirent à tel point Don Henriquez, qu'il ne se trouva en état que de lui demander quartier; mais il n'en pût obtenir de cet Amant irrité, qui vengea la mort de sa maîtresse sur celui qui l'avoit si cruellement fait périr. Ce Comte aurait eu bien de la peine à se sauver, venant de faire un tel coup devant la maison d'un homme de nom, et qui avoit un grand nombre de Domestiques. Mais dans le moment que tous les gens de Dom Henriquez sortoient sur le Comte, il fut si heureux, que le Duc d'Uzeda passa avec trois de ses amis. Ils sortirent aussi-tôt de leur carrosse, et le secoururent si à propos, qu'il s'est sauvé, sans que nous sçachions encore où il est. Je m'y interesse, parce que je le connois, et que c'est un trés-honnête homme.Il est assez ordinaire, en ce païs-ci, d'assassiner pour plusieurs sujets qui sont même autorisez de la coûtume, et l'on n'en a point d'affaire fâcheuse. Par exemple, lorsque l'on prouve qu'un homme a donné un souflet à un autre, ou un coup de chapeau dans le visage, ou du mouchoir, ou du gand, ou qu'il l'a injurié, soit en l'appellant yvrogne, ou en certains termes qui interessent la vertu de son épouse, ces choses-là ne se vengent que par l'assassinat. Ils disent pour raison, qu'aprés de telles insultes, il n'y auroit pas de justice de hasarder sa vie dans un combat singulier avec des armes égales, où l'offensé pourroit périr de la main de l'agresseur; et ils vous garderont vingt ans une vengeance, s'ils ne peuvent trouver avant ce tems-là l'occasion de l'executer : s'ils viennent à mourir avant que de s'estre vangez, ils laissent leurs enfans heritiers de leurs ressentimens comme de leurs biens; et le plus court, pour un homme qui a fait affront à un autre. c'est de quitter le païs pour le reste de sa vie. L'on m'a raconté il y a peu, qu'un homme de condition, apres avoir esté vîngt-cinq ans aux Indes, pour éviter le mauvais tour qu'un autre qu'il avoit offensé lui vouloit faire, ayant appris sa mort, et même celle de son fils, crut estre en sûreté. Il revint à Madrid, aprés avoir pris la précaution de changer son nom pour n'estre pas reconnu; mais tout cela ne le put garantir, et le petit-fils de celui qui avoit esté maltraité le fit assassiner peu aprés son retour, bien qu'il n'eust encore que douze ans.Pour faire ces mauvaises actions, l'on fait d'ordinaire venir des hommes de Valence. C'est une Ville d'Espagne, dont le peuple est de la derniere méchanceté. Il n'y a point de crimes dans lesquels ils ne s'engagent déterminément pour de l'argent. Ils portent des Stilets et des armes qui tirent sans faire aucun bruit. Il y a deux sortes de Stilets, les uns de la longueur d'un petit poignard, qui sont moins gros qu'un grosse éguille, et d'un acier trés-fin, quarré et tranchant par les quarres; avec cêla ils font des blessures mortelles, parce qu'allant fort avant, et ne faisant qu'une ouverture aussi petite que pourroit faire une piqure d'éguille, il ne sort point de sang, à peine peut-on voir l'endroit où vous avez esté frapé; il est impossible de se faire panser, et l'on en meurt presque toûjours. Les autres Stilets sont plus longs, et de la grosseur du petit doigt, si fermes, que j'en ai vû du premier coup percer une grosse table de noyer. Il est deffendu de porter de ces sortes d'armes en Espagne, comme il l'est en France de porter des Bayonnettes. Il n'est pas permis non plus d'avoir de ces petits pistolets qui tirent sans bruit; mais malgré la deffense beaucoup de personnes s'en servent.On m'a dit qu'un homme de qualité croyant avoir sujet de faire périr un de ses ennemis, s'adressa à un Bandolero de Valence, et lui donna de l'argent pour l'assassiner; mais ensuite il s'accommoda avec son ennemi, et voulant en user de bonne foi, le premier de ses soins fut d'avertir le Bandolero de ce qui se passoit, afin qu'il se gardast bien de tuer cet homme. Le Bandolero voyant que l'on n'avoit plus besoin de lui, offrit de rendre la somme qu'il avoit reçûe, et celui qui la lui avoit donnée, le pria de la garder. Hé bien, dit-il, j'ai de l'honneur, je garderai l'argent et je tuërai vôtre homme. L'autre le pria instamment de n'en rien faire, attendu leur reconciliation. Tout ce que je puis faire, lui dit-il, c'est de vous donner le choix que ce soit ou vous ou lui; car il faut necessairement, que pour gagner en conscience l'argent que vous m'avez donné, je tuë quelqu'un. Quelques prieres que l'autre lui put faire, il persista dans son dessein et l'executa. On auroit bien pu le faire prendre; mais il y a trop de danger, car ils sont tant de Bandoleros ensemble, que la mort de celui qu'on executeroit seroit bien-tôt vengée. Ces miserables ont toûjours une liste des meurtres et des méchantes actions qu'ils ont commis, dont ils se font honneur, et lors qu'on les employe, ils vous la montrent, et demandent si l'on veut qu'ils portent des coups qui fassent languir, ou qu'ils tuent tout d'un coup. Ce sont les plus pernicieues gens de l'Univers.En verité, si je voulois vous dire tous les évenemens tragiques que j'apprens chaque jour, vous conviendriez que ce païs-ci est le théatre des plus terribles scenes du monde, L'amour en donne souvent le sujet; pour le satisfaire ou pour le punir, il n'y a rien que les Espagnols ne puissent entreprendre; rien n'est au-dessus de leur courage et de leur tendresse. On dit que la jalousie est leur passion dominante; on prétend qu'il y entre moins d'amour que de ressentiment et de gloire; qu'ils ne peuvent supporter de voir donner la préference à un autre, et que tout ce qui va à leur faire un affront, les desespere. Quoiqu'il en soit, et de quelques sentimens qu'ils soient animez, il est constant que c'est une Nation furieuse et barbare sur ce chapitre. Les femmes ne voyent point d'hommes; il est vrai qu'elles sçavent fort bien écrire pour les rendez-vous qu'elles veulent donner, quoique le péril soit grand pour elles, pour leur amant et pour le messager; mais malgré le péril, par leur esprit et par leur argent, elles viennent à bout de tromper les plus fins Argus.Il est difficile de comprendre que des hommes, qui mettent tout en usage pour satisfaire leur vengeance, et qui commettent les plus mauvaises actions, soient superstitieux jusques à la foiblesse. Dans le tems qu'ils vont poignarder leur ennemi, ils font faire des neufvaines aux ames du Purgatoire, et portent des Reliques sur eux qu'ils baisent souvent, et ausquelles ils se recommandent pour ne pas succomber dans leur entreprise. Je ne pretens pas attribuër ce caractere à toute la Nation; l'on peut dire qu'il y a d'aussi honnêtes gens qu'en lieu du monde, et qu'ils ont beaucoup de grandeur d'ame. Je vais vous en citer quelques exemples, que vous regarderez, peut-estre, comme des folies; car chaque chose a un bon et un mauvais côté.Le Connêtable de Castille est, à la verité, un des plus riches Seigneurs de la Cour, en fonds de terre; mais comme il a la même negligence que tous ses semblables, qui est de ne prendre connoissance d'aucun de ses interêts, cela est cause qu'il ne l'est pas en argent comptant. Les pensions que le Roi lui fait, pour estre Doyen du Conseil d'Etat, Connêtable de Castille et Grand Fauconnier, sont si considerables, qu'elles pourroient suppléer à ce qui lui manque; mais il est si fier, qu'il n'en veut rien recevoir. Il dit pour ses raisons, que lors qu'un Sujet a suffisamment de quoi vivre, il ne doit pas estre à charge à son Prince; qu'il doit le servir, et s'en estimer heureux; que de se faire payer comme un mercenaire, c'est devenir esclave.Le Duc d'Arcos, autrement d'Avero, a bien une autre opiniâtreté. Il prétend que le Roi de Portugal a usurpé a Couronne sur ceux de sa Maison, et par cette raison, lors qu'il en parle, il ne le nomme que le Duc de Bragance; il a cependant quarante mil écus de rente en Portugal, dont il ne joüit pas, parce qu'il ne veut point se soûmettre à baiser la main de ce Roi, ni lui faire hommage. Le Roi de Portugal lui a fait dire qu'il le dispensoit d'y venir lui-même, pourvû qu'il envoyast à sa place un de ses fils, soit l'aîné ou le cadet, à son choix, qu'il lui laisseroit recevoir son revenu, et lui en payeroit les arrerages qui montent à des sommes immenses. Le Due d'Avero n'en veut pas seulement entendre parler. Il dit qu'aprés avoir perdu la Couronne, il seroit honteux de se soûmettre à l'usurpateur pour quarante mil écus de rente, que les grands maux empêchent de ressentir les petits, et que le Roi tireroit plus de gloire de son hommage qu'il ne tire de profit de son revenu; qu'il auroit à se reprocher de lui avoir fait un honneur qu'il ne lui doit pas.Celui que je vous garde pour le dernier, c'est le Prince de Stillano. Il a des Charges et des Commissions à donner à la Contractation de Seville, pour quatre-vingt mil livres de rente. Il aime mieux les perdre que de signer de sa main les Expeditions necessaires, disant qu'il n'est pas de la generosité d'un Cavalier comme lui, de se donner la peine de signer son nom pour si peu de chose : car ces quatre-vingt mil livres de rente ne sont pas en un seul article: il y en a plus de trente, et lorsque son Secretaire lui presente une Expedition de Charge à signer de 4 ou 5.ooo l., il le refuse, et allegue sa qualité, disant toûjours : Esto es una niñeria, C'est une bagatelle. Le Roi n'est pas là dessus si difficile : car c'est lui qui y pourvoit à la place du Prince, et qui en tire le profit.Vous m'allez dire que les Espagnols sont fous avec leur chimerique grandeur. Peut-estre que vous direz vrai; mais pour moi qui crois les connoître assez, je n'en juge pas de cette maniere. Je demeure d'accord neanmoins que la difference que l'on peut mettre entre les Espagnols et les François, est toute à nostre avantage. Il semble que je ne devrois pas me mester de décider là-dessus, et que j'y suis trop interessée pour en parler sans passion; mais je suis persuadée qu'il n'y a guére de personnes raisonnables qui n'en jugent ainsi.Les Etrangers viennent moins à Madrid qu'en lieu du monde, et ils ont raison, car s'ils ne trouvent quelqu'un qui leur pro- cure un appartement chez des particuliers, ils courent risque d'estre fort mal logez, et les Espagnols ne se pressent pas trop d'offrir leur maison a personne à cause de leurs femmes, dont ils sont extrêmement jaloux. Je ne sçai dans toute cette Ville que deux Auberges, dont il y en a une où l'on mange à la Françoise; mais dés qu'elles sont pleines (et elles le sont bien-tôt, car elles sont fort petites), l'on ne sçait que devenir. Ajoûtez à cela que l'on ne trouve pas des voitures commodement. Les carrosses de loüage y sont assez rares; pour des chaises l'on en a autant que l'on veut, mais ce n'est guére la coûtume ici que les hommes se fassent porter en chaise, a moins qu'ils ne soient fort vieux ou fort incommodez. Enfin, pourquoi les Etrangers viendroient-ils à Madrid? ce qui est de plus beau et de plus aimable est toûjours caché, je veux parler des Dames; ils ne sçauroient avoir de commerce avec elles, et celles que l'on peut voir sont des femmes si dangereuses pour la santé, qu'il faut avoir une grande curiosité pour se resoudre de la satisfaire avec de pareils risques. Malgré cela, le seul plaisir et l'unique occupation des Espagnols, c'est d'avoir un attachement; et de jeunes enfans de qualité qui ont de l'argent, commencent dés l'âge de douze ou treize ans à prendre une Amancebade, c'est-à-dire une Maistresse concubine, pour laquelle ils negligent leurs estudes et prennent dans la maison paternelle tout ce qu'ils peuvent attraper. Ils ne voyent pas longtems ces creatures sans se trouver en estat de se repentir de leur mauvaise conduite.Ce qui est effroïable, c'est qu'il y a peu de personnes en cepaïs, soit de l'un ou de l'autre sexe, et même des plus distinguées, qui soient exemptes de cette maligne influence. Les enfans10Mme des Ursins rapporte la même chose : "La santé des hommes et des femmes, tant parmi la noblesse que parmi le peuple, étant très-mauvaise, presque tous les enfants naissent avec les infirmités de leurs pères; et les dames les plus modestes, qui viennent faire leur cour à la reine, portent devant elles de ces maux là, en les nommant par leur nom, avec la même desemboltura que s'il était question d'un petit mal de tête." Lettres inédites de Mme de Maintenon à Mme la Princesse des Ursins. Paris, 1826. 4 vol. in-80. t. III, p. 389-390. apportent le mal du ventre de leurs meres, ou le prennent en tetant leur nourrice. Une vierge en peut estre soubçonnée, et à peine veulent-ils se faire guerir, tant ils ont de certitude de retomber dans les mêmes accidens; mais il faut qu'ils ne soient pas si dangereux en Espagne qu'ailleurs, car ils y conservent de beaux cheveux et de fort bonnes dents. L'on s'entretient de cette maladie chez le Roi, et parmi les femmes de la premiére qualité, comme de la fiévre ou de la migraine, et tous prennent leur mal en patience sans s'en embarasser un moment. Dans le doute où l'on est que la femme la plus vertueuse ou le petit enfant n'en ayent leur part, l'on ne saigne jamais au bras, c'est toûjours au pied. Un enfant de trois semaines sera saigné au pied, et c'est même une coûtume si bien establie, que les Chirurgiens qui ne sont pas fort habiles, ne sçavent point saigner au bras. J'ai esté incommodée, il a fallu me servir du Valet de Chambre de Monsieur l'Ambassadeur de France pour me saigner au bras. Il est aisé de juger par tout ce que je vous ai dit, que c'est le present de nôces qu'un Espagnol fait à sa femme, et bien que l'on se marie, l'on ne quitte point sa Maistresse, quelque dangereuse qu'elle puisse estre. Toutes les fois que ces Maistresses se font saigner, leur Amant est obligé de leur donner un habit neuf complet, et il faut remarquer qu'elles portent jusques à neuf ou dix jupes à la fois, de maniere que ce n'est pas une mediocre dépense. Le Marquis de Liche11Bertaut, p. 150. "Mais ce Marquis-cy qui est jeune & débauché, & qui n'aime guère sa femme, quoy que ce soit la plus belle femme du monde, se laisse voir quasi tous les jours à son lever à la mode de France."Bertaut, p. 230. "Le Marquis de Liche... a beaucoup d'esprit, & est fort débauché : encor qu'il ait la plus belle femme du monde, il ayme toûjours quelque Comedienne & d'autres Demoiselles.."Dans son édition des Mémoires (p. 279, n. 1) Mme Carey écrit : "La marquise de Villars parle de la marquise de Liche comme d'une des plus jolies femmes de la cour; elle ne devait cependant pas être de la première jeunesse, car le conseiller Bertaut la vit dans tout l'éclat de sa beauté lorsqu'il accompagna le maréchal de Gramont à Madrid."En réalité Mme de Villars se borne à dire de la marquise de Liche qu'elle est "fort jolie" (Lettres, p. 162); mais en tout cas, ce n'était pas là la marquise de Liche admirée par Bertaut. Cette première marquise, Da Antonia-Maria de la Cerda, fiIle de D. Juan-Luis de la Cerda, sixième due de Medinaceli, mourut le 16 janvier 1670, et en 1671 le marquis de Liche épousa Da Teresa Enriquez de Cabrera, fille de l'Aimirante D. Gaspar. (Marquis de Villars, Mémoires de la Cour d'Espagne, éd. Morel-Fatio, p. 226, n. 1. Mme d'Aulnoy insiste si fort sur la beauté de la marquise de Liche qu'il est permis de se demander si elle n'a pas confondu Ia seconde femme avec la première, dont elle trouvait le portrait dans Bertaut." ayant sceu que sa Maîtresse venoit d'estre saignée, et ne pouvant attendre que le Tailleur eust fait l'habit qu'il vouloit lui donner, il lui en envoïa un que l'on venoit d'apporter à la Marquise de Liche, qui est extrêmement belle. Il dit ordinairement que pour être le plus heureux de tous les hommes, il ne souhaiteroit qu'une Maistresse aussi aimable qu'est sa femme.Les grands Seigneurs, qui reviennent fort riches de leurs Gouvernemens, où ils vont la plûpart fort pauvres, et où ils pillent le plus qu'ils peuvent, parce qu'ils n'y demeurent au plus que cinq ans, n'emploïent point à leur retour leur argent à acheter des Terres. Ils le gardent dans leurs coffres, et tant qu'il dure ils font belle dépense, car ils tiennent au dessous d'eux de faire profiter cet argent. Il est difficile de cette maniere que les plus grands tresors ne s'épuisent; mais l'avenir ne les inquiete pas trop, car chacun d'eux espere quelque Viceroyauté ou quelqu'autre poste qui rétablit tout d'un coup les affaires les plus negligées. L'on doit convenir que le Roi d'Espagne est bien en estat de satisfaire l'ambition de ses sujets, et de recompenser leurs services, et beaucoup de ses sujets, en effet, remplissent la place de plusieurs Souverains qui ont esté les premiers hommes de leur siecle.La difference est notable entre ces Souverains des tems jadis et les Espagnols du tems present. Elle est moindre du costé de la naissance que de celui du merite : car les Maisons des grands Seigneurs sont trés-illustres. L'on en voit beaucoup qui descendent des Rois de Castille, de Navarre, d'Arragon et de Portugal. Cela n'empêche pas que plusieurs (car j'y mets une exception) ne démentent la vertu de leurs Ancêtres. Mais aussi de quelle maniere les éleve-t-on? Ils n'étudient point12Le comte de Mérode-Westerloo qui avait passé en Espagne une partie de son enfance, décrit ainsi l'éducation des jeunes gens : "L'éducation des jeunes gens de qualité y étoit deplorable à cette époque propre à étouffer leur esprit et leurs qualités naturelles : car, loin de cultiver cette penétration par l'étude et les belles-lettres, à peine apprennent-ils à lire et à écrire, et un jeune homme de qualité n'a pas atteint quatorze ans, qu'il ne s'occupe guère qu'à courir les rues de nuit avec ses pareils, portant un coleto de ante ou collet de buffle doublé, la espada y daga, c'est-à-dire l'épée et le poignard, y el broquel qui est une rondache, et, armés ainsi comme une forteresse, à courir chez las damas cortesanas, qui sont les femmes de mauvaise vie du grand air, pour dépenser avec elles des milliers de pistoles, et ruiner leur santé et leur maison sans sortir de Madrid. C'est beaucoup quand quelques-uns d'eux savent mener un cheval et prennent plaisir à torear, ou al juego de cañas, ou à correr par vegas, jeux et fêtes qui leur restent encore des Maures, et qui ne laissent pas que d'être singuliers et même beaux, quand ils sont bien exécutés. L'autre plaisir de ces messieurs est d'attaquer à cinq ou six, armés comme je viens de le dire, et la nuit, non-seulement la justicia, c'est-à-dire les alguasils avec l'alcalde de corte qui fait la ronde pour empêcher les désordres, mais le plus souvent les passants qui s'en retournent seuls ou à deux ou trois. Quand il se rencontre par hasard deux troupes de ces señoritos, ils se battent avec un tel bruit d'épées et de botieliers, qu'il paroît que le diable est entre elles, deux heures de suite, et, quand vous croyez qu'il y a bien des morts et des blessés, de tout ce fracas, il y a quelquefois un chapeau perdu encore le retrouve-t-on. Ensuite leurs délices consistent en des comédies assez bien intriguées, mais qui se jouent sur un théâtre qu'ils appellent el corral, en plein jour, et sans autres costumes que leurs habits ordinaires. Toute la musique n'est composée quelquefois que d'une médiocre guitare, Vraiment remarquables sont los autos sacramentales, pièces qu'ils appellent de dévotion, jouées par des acteurs sur des chariots." (Mémoires, t. I, p. 46-48).; on néglige de leur donner d'habiles précepteurs; dés qu'on les destine à l'épée, on ne se soucie plus qu'ils apprennent le latin ny l'histoire. On devroit au moins leur enseigner ce qui est de leur mestier, les Mathematiques, à faire des Armes et à monter à cheval. Ils n'y pensent seulement pas. Il n'y a point ici d'Academie ni de Maîtres qui montrent ces sortes de choses. Les jeunes hommes passent le tems qu'ils devroient emploïer à s'instruire, dans une oisiveté pitoïable, soit à la promenade ou à faire leur cour aux Dames. Et malgré tout cela ils sont persuadez qu'il n'y a point de gens au monde plus dignes qu'eux de l'admiration publique. Ils croïent que Madrid est le centre de la gloire, des sciences et des plaisirs; ils souhaittent en mourant à leurs enfans, le Paradis et puis Madrid. Et par-là ils mettent cette Ville au dessus même du Paradis, tant ils y vivent satisfaits; c'est ce qui les empêche aussi d'aller chercher dans les autres Cours, une politesse qu'ils n'ont pas parmi eux, et qu'ils ne connoissent point. C'est ce qui les oblige encore de presser leur retour à Madrid, en quelque lieu que le Roi les envoye; quelque rang qu'ils y tiennent, quelques honneurs qu'ils y reçoivent, quelques rîchesses qu'ils y amassent, l'amour de la patrie et la prévention pour elle a un tel empire sur eux, qu'ils renoncent à tout, et ils aiment mieux mener une vie fort commune, et que personne ne remarque, sans train, sans faste et sans distinction, pourvû que ce soit à Madrid.Il est trés-rare qu'un pere fasse voiager son fils, il le garde auprés de lui, et lui laisse prendre les habitudes qu'il veut; vous pouvez croire que ce ne sont pas d'ordinaire les meilleures; car il y a un certain âge où l'on n'a point d'autre but que de goûter les plaisirs. Ils s'y entraînent les uns les autres, et ce qui devroit estre severement repris, est toleré par l'exemple de ceux de qui ils dépendent. Ajoûtez à cela qu'on les marie pour ainsi dire au sortir du berceau. L'on establit à seize et dix-sept ans un petit homme dans son ménage avec une petite femme qui n'est qu'un enfant, et cela fait que ce jeune homme aprend encore moins ce qu'il devroit sçavoir, et qu'il devient plus débauché, parce qu'il est le maître de sa conduite, de sorte qu'il passe sa vie au coin de son feu, comme un vieillard dans sa caducité. Parce que ce noble faineant est d'une illustre Maison, il sera choisi pour aller gouverner des peuples, qui pâtissent de son ignorance. Ce qui est encore plus pitoïable, c'est qu'un tel homme se croît un grand personnage, et ne se gouverne que par sa propre suffisance et sans prendre conseil de personne; aussi fait-il tout de travers. Sa femme n'aura guere plus de genie et d'habileté; une gloire insuportable dont elle s'aplaudit, fera son plus grand merite, et souvent des gens d'une capacité consommée seront soumis à ces deux animaux qu'on leur donne pour Superieurs.Mais d'un autre côté, rendons à Cézar ce qui appartient à Cézar; il faut convenir que quand un Espagnol a esté assez favorablement regardé du Ciel pour avoir eu une bonne éducation, qu'il voïage et qu'il voit le monde, il en profite mieux que personne. La nature leur a esté moins avare qu'ils ne le sont à eux-memes; ils sont nais avec plus d'esprit que les autres; ils ont une grande vivacité avec un grand flegme; ils parlent et s'énoncent facilement; ils ont beaucoup de memoire, écrivent d'une maniere nette et concise; ils comprennent fort vite. Il leur est aisé d'apprendre tout ce qu'ils veulent; ils entendent parfaitement la politique, ils sont sobres et laborieux lorsqu'il le faut. L'on peut sans doute trouver de grandes qualitez parmi eux, de la generosité, du secret, de l'amitié, de la bravoure, en un mot, ces beaux sentimens de l'ame qui font le parfait honneste homme. Il me semble que voici un endroit assez propre pour finir ma lettre, et pour vous inspirer de l'estime pour eux. Je ne serois point fâchée de leur procurer cet avantage; car je ne m'accomode point si mal de leurs manieres, que beaucoup d'autres qui crient contre eux, et qui les condamnent d'abord sans les examiner et sans les connoistre à fonds. Pour moi je dis qu'il y a du bon et du mauvais ici comme dans tous les autres endroits du monde.De Madrid, ce 27 juin 1679DOUZIEME LETTRETout est ici dans la joye depuis l'arrivée du Secretaire du Marquis de Los Balbacés qui apporta le 13 de ce mois les assurances que le Roi trés-Chrestien a accordé Mademoiselle au Roi d'Espagne. Il attendoit cette nouvelle si impatiemment, qu'il demandoit à toute heure si l'on ne voyoit point arriver le Courier, et aussi-tôt qu'il l'eut receüe, il alla entendre le Te Deum à Nostre-Dame d'Atocha. Comme les Dames ne vont point là, elles se contentent de se parer beaucoup et de se mettre aux fenêtres. J'avois pris ce parti, et je pensai étoufer et perdre les yeux, tant la poudre estoit grande. Je vis le Roi dans son carrosse de toille cirée verte à portiere, comme nous en avions autrefois en France. Il avoit peu de suite : une vingtaine de Halebardiers vétus de jaune avec des chausses retroussées, semblables à celles des Pages, marchoient devant et derriere, et les carosses de suite estoient en tel nombre, à cause des personnes de la Cour qui l'accompagnoient, que l'on ne les pouvoit compter.Le peuple épars de tous costez jusques sur les toicts des maisons, crioit : Viva el Rey, Dios le bendiga; et plusieurs ajoûtoient : viva la Reina nuestra Señora. Il n'y avoit point de maison particuliere ni de ruës, où il n'y eût des tables pour manger; chacun avoit un oignon, de l'ail et des siboules à la main, dont l'air qu'on respiroit estoit tout parfumé, et l'on faisoit débauche d'eau pour boire à la santé de leurs Majestez. Car je vous l'ai déjà mandé, ma chère Cousine, et il me semble que je puis encore vous le repeter : il n'y a jamais eu des gens si- sobres que ceux-ci, particulierement sur le vin, et ils ont une si grande horreur pour ceux qui rompent cette temperance, qu'il est porté par les Loix que lorsqu'on produit en justice un homme pour rendre témoignage, il est recusé pour témoin si l'on prouve qu'il se soit enivré seulement une fois, et il est renvoyé après avoir esté reprimandé en pleine Chambre. Quand il arrive aussi que l'on appelle un homme boracho1Jouvin, p. 77. "ils s'enyvrent rarement, aussi c'est une grande injure entr'eux que d'appeller quelqu'un yvrogne, borracho." , qui veut dire yvrogne, cette injure se venge par l'assassinat.Le même soir que le Roi fut à Atocha, nous éclairâmes toutes nos maisons avec de gros flambeaux de cire blanche, que l'on nomme hachas. Ils sont plus longs que ceux dont on se sert à Paris pour éclairer le soir devant les carrosses; mais ils sont aussi bien plus chers, parce qu'on apporte la cire à grands frais dehors du Roiaume, et que l'on en fait une consommation prodigieuse en Espagne. On ne se contente pas, lorsque l'on fait des illuminations, de mettre quatre ou six flambeaux, on en attache deux à chaque balcon et deux à chaque fenestre jusqu'aux étages les plus élevez. Il y a telles maisons ausquelles il en faut quatre et cinq cens.On fit des jeux par tout, et nous allâmes au Palais pour voir la mascarade de cent cinquante Seigneurs qui devoient y venir. Je ne sçai pourquoi on nomme ainsi ce divertissement, car ils ne sont point masquez. On choisit d'ordinaire la nuit la plus obscure. Tous les hommes de la Cour monterent sur leurs plus beaux chevaux. Ces chevaux estoient tout couverts de gaze d'argent, et de housses en broderie d'or et de perles. Les Cavaliers estoient vétüs de noir, avec des manches de tabis de couleur, brodées de soye et de jais. Ils avoient des petits chapeaux noirs retroussez avec des diamans, des plumes sur le côté du chapeau, des écharpes magnifiques, et beaucoup de pierreries; avec cela pourtant le manteau noir et la laide gulille qui les défigure toûjours. Ils vont à cheval comme les Turcs et les Mores, c'est à dire à la gineta: les etriers sont si courts, que leurs jambes sont levées et appuyées sur les épaules de leurs chevaux. Je ne sçaurois accoûtumer mes yeux à cette mode. Ils disent que quand ils sont ainsi, ils en ont plus de force pour donner un coup, et qu'ils peuvent s'élever et s'avancer contre celui qu'ils attaquent. Mais pour revenir à la mascarade, ils s'assemblerent tous dans un lieu marqué (c'est ordinairement à quelqu'une des portes de la Vîlle). Les rües par où ils devoient passer estoient sablées, et des deux côtez il y avoit des perches avec des réchaux qui faisoient une illumination, sans compter les flambeaux de cire blanche. On mit des lanternes transparentes et toutes peintes aux fenestres des maisons, ce qui faisoit un trés-bon effet. Chaque Cavalier avoit un grand nombre de Laquais, qui estoient vétus de toille d'or et d'argent. Ils marchoient à costé de leurs Maistres avec des flambeaux. Les Maistres alloient quatre à quatre au petit pas, tenant aussi chacun un flambeau. Ils traverserent toute la Ville avec des trompettes, des timbales, des musettes et des fifres; et quand ils furent arrivez au Palais, qui estoit tout illuminé, et dont la court estoit sablée, ils firent plusieurs tours, coururent les uns contre les autres, et s'entrepousserent pour tâcher de se faire choir. Le Prince Alexandre de Parme, qui est prodigieusement gros, tomba de cette maniere; il fit autant de bruit qu'une petite montagne qui tomberoit d'un lieu élevé. L'on eut beaucoup de peine à l'emporter, car il estoit tout froissé de sa chûte. Il y en avoit plusieurs avec leurs grandes lUnettes, mais particulierement le Marquis d'Astorgas, qui ne les porte pas seulement pour la gravité; il est vieux et il en a besoin, malgré cela il est toûjours galant. Il sera mayordomo mayor de la jeune Reine. Il est Grand d'Espagne.A propos de Grand d'Espagne, Dom Fernand de Tolede me disoit l'autre jour une chose assez plaisante. Son beau-pere, qui se nomme le Marquis de Palacios, fait une dépense effroyable, car il est un des galands de profession des Dames du Palais, et pour y parvenir, il faut avoir de l'esprit et beaucoup de magnificence. Je dis une certaine sorte d'esprit toute particuliere, une délicatesse, des termes choisis, des modes singulieres; il faut sçavoir écrire en prose et en vers, et le sçavoir mieux qu'un autre. Enfin l'on parle et l'on agit dans cette galanterie du Palais autrement qu'à la Ville. Pour en revenir au Marquis de Palacios, il y avoit une feste ordonnée dont le Roi l'avoit mis; il n'avoit pas le sou pour y paroistre. Il a plusieurs Villes à lui; il s'avisa d'y aller en poste, et dés qu'il fut arrivé dans la premiere, il fit afficher que tous ceux de la Ville qui voudroient estre faits grands, vinssent le trouver. Il n'y eut ni Juges, ni Bourgeois, ni Marchands, qui ne se sentissent pressez d'un desir d'ambition pour le grandat. Sa maison se trouva remplie de toute sorte de gens : il fit marché avec chacun en particulier; il en tira le plus qu'il pût, et ensuite il les fit tous couvrir devant lui, comme fait le Roi quand il accorde le grandat, et leur en donna des patentes en forme. Cela lui réüssit trop bien dans la premiere Ville, pour manquer de faire la même tentative dans les autres; il y trouva de semblables dispositions pour lui donner de l'argent, et pour obtenir par son moyen le grandat. Il amassa ainsi une somme considerable et vint faire une grosse dépense à la Cour. Mais,comme l'on a toûjours des ennemis, il y eut quelques personnes qui voulurent lui faire une affaire auprès du Roi de cette plaisanterie. Il en fut averti, et il se justifia aisément en disant que tous ceux à qui il avoit accordé la permission de se couvrir devant lui, estans nez ses vassaux, lui devoient trop de respect pour prendre cette liberté sans son consentement; quyainsi il les avoit fait grands à son égard. Aprés cela on tourna la chose en raillerie.Ce Marquis vient souvent nous voir, et comme il estoit de la vieille Cour, il me disoit hier qu'un fameux Astrologue estant un jour avec le feu Roi sur la terrasse du Palais, le Roi lui demanda la hauteur de cet endroît. Il regarda le Ciel, et dit une hauteur fixe. Le Roi donna ordre secrettement que l'on haussât le pavé de la terrasse de trois ou quatre doigts, et l'on y travailla. toute la nuit. Le lendemain matin il fit appeller l'Astrologue, et l'ayant mené sur la terrasse il lui dit : je parlois hier au soir de ce que vous m'avez dit sur la hauteur de ce lieu, mais l'on m'a soûtenu . que vous vous trompez. Sire, dit-il, j'ose croire que je ne me suis point trompé. Considerez, dit le Roi, et puis nous en ferons la honte à ceux qui se vantent d'estre plus habiles que vous. Il recommença aussi-tôt de faire, ses speculations. Le Roi le voyoit changer de couleur, et il paroissoit fort embarrassé. Enfin il s'aprocha, et dit : Ce que j'avançai hier à vôtre Majesté estoit veritable; mais je trouve aujourd'hui que la terrasse est un peu haussée, ou que le Ciel est un peu baissé. Le Roi soûrit, et lui dit la piéce qu'il lui avoit faite.Pour vous parler d'autre chose2Pseudo-Villars, p. 6-8. "Les grands Officiers du Roy d'Espagne sont les Sumillier du Corps, Le Major Dome Maior, et le grand Ecuyer. Ces trois charges sont égales en dignité. Le Sumillier du Corps a le pas et le commandément dans l'appartement du Roy, Le Major Dome Maior dans le reste du Palais, et Le Grand Ecuyer a ces deux prérogatives, hors ces deux Endroits.Après ces trois premières charges, suivent immédiatement celles de Gentilshommes de la Chambre, qui portent pour marque de leur dignité, une clef d'or pendüe à la cinture. Ces clefs sont de trois sortes; celles qui donnent l'exercice de Gentilhomme de la chambre, celles qui donnent l'Entrée sans Exercice, et la Clef appellée Capona, qui ne donne l'entrée que dans l'Antichambre.Ces gentilshommes de la Chambre sont en grand nombre : ceux d'Exercice sont trente trois ou quarante; Ils servent par jour tour à tour et la plus part des Grands d'Espagne sont du premier ordre.Les Maior Dome Maior du Maître d'Hotel ont les mêmes Entrées que les Gentilshommes de la Chambre; ces charges sont remplies par des Personnes de la première qualité, [comme] sont les seconds fils des Grands d'Espagne : Ils servent par semaine, et ont toute l'autorité du grand Maître quand il est abseiit. Ce sont Eux qui accompagnent les Ambassadeurs à leurs Entrées, qui introduisent les Ministres étrangers à l'audiance du Roy : Leur nombre n'est point fixé, mais à l'ordinaire il ne passe pas huit ou dix.", je vous dirai que le Roi a trois personnes dans sa maison, que l'on nomme particulierement les Grands Officiers. C'est le Mayordomo mayor, le Sumiller du Corps et le grand Escuyer. Ces trois Charges sont distinguées en ce que le Mayordomo commande dans le Palais; que le Sumiller du Corps a le pas dans la Chambre du Roi, et que le grand Escuyer ordonne lorsque le Roi est ailleurs qu'au Palais.Les Charges de Gentilshommes de la Chambre du Roi, sont aprés celles-là. Ils portent pour marque de leur dignité une clef dorée pendüe à leur ceinture. Il y a de ces clefs de trois sortes: la premiere donne l'exercice de Gentilhomme de la Chambre; la seconde, l'entrée sans l'exercice; et la troisieme est appellée la llave capona, qui ne donne l'entrée que dans l'antichambre. Le nombre de ces Gentilshommes est grand. Il y en a quarante d'exercice qui servent tour à tour chacun un jour, et ils sont pour la plûpart Grands d'Espagne. Les Mayorsdomes, qui veulent dire Maistre d'Hostel ordinaire, ont les mêmes entrées que les Gentilshommes de la Chambre. Les personnes de la premiere qualité remplissent ces Charges. Ce sont pour la plûpart les seconds fils des Grands. Ils servent par semaines, et lorsque le Grand Maître est absent, ils sont revétus de son pouvoir. Ils servent aussi d'introducteurs aux Ministres étrangers quand ils vont à l'Audiance. Il y en a huit, quelquefois le nombre en augmente, mais il ne diminuë pas.Le Roi a trois Compagnies3Pseudo-Villars, p. 8-9. "La garde du Roy d'Espagne, consiste en trois compagnies indépendantes les unes des autres : La Garde Flamande ou Bourguignonne, est proprement la Garde du Corps composée de cent hallebardiers commandée par le Marquis de Falcés; La Garde Allemande est de pareil nombre d'Archers, dont le Çapitaine est Don Pedro d'Aragon ; La Garde Espagnolle est de cent hallebardiers sous le commandement du Comte de Los Arcos qui l'est encore d'une compagnie de cent Espagnols, qui ne sert qu'aux grandes cérémonies et aux Enterrements des Roys. En Espagne les affaires de l'Etat sont gouvernées par un prernier Ministre, auquel le Roy donne une très grande autorité. il a sous luy un Secrétaire d'Etat, dont le Bureau est dans le Palais même. Par les mains du Secrétaire d'Etat passe tout ce qui vient au Roy et au premier Ministre, et tout ce qui en sort pour être expédié: Il s'appelle pour cette raison Secrétaire del despacho Universal. Avant que le Roy et le premier Ministre décident les affaires, Elles sont examinées par le Conseil d'Etat. et par divers autres Conseils, qui sont en grand nombre à Madrid..." pour sa garde, qui n'ont rien de commun les unes avec les autres. Le Marquis de Falces commande la Garde Flamande ou Bourguignonne; elle est de cent Halebardiers; et quoiqu'on les nomme ici Archers de la garde, on peut les.appeller Gardes du Corps. La Garde Allemande est de pareil nombre; Dom Pedro d'Arragon en est Capitaine. La Garde Espagnole est aussi de cent Halebardiers sous le commandement du Comte de Los Arcos. Il est encore Capitaine d'un autre Compagnie de cent Espagnols appellez Gardes de la Lancilla, et celle-là ne paroist qu'aux Grandes Ceremonies, et aux Enterremens des Rois.Les affaires de l'Estat sont gouvernées par un premier Ministre que l'on nomme Privado. Il a sous lui un Secretaire d'Estat, dont le bureau est dans le Palais. Les affaires qui viennent au Roi et au Ministre, doivent d'abord passer par ses mains et comme il expedie aussi tout ce que le Roi a ordonné, on l'appelle Secretario del despacho universal.Le Conseil d'Estat et plusieurs autres Conseils examinent les affaires, et le Roi ou le premier Ministre en décident ensuiter. Il y a un grand nombre de Conseils. Voici le nom4Le Pseudo-Villars (p. 313-319) contient aussi la liste des membres du Conseil d'Etat, en donnant de chacun une sorte de biographie, que nous omettons comme l'a omise Mme d'Aulnoy. Voici l'ordre dans lequel le Pseudo Villars donne les noms : 1 . Le Due de Medina Celi;2. Le Connétable de Castille;3. L'Amirante de Castille;4. Le Due de Alba;5. Le Marquis de Astorga;6. Dom Pedro de Aragon;7. Le Prince de Astillano;8. Le Comte de Chinchon;9. Don Loüis Porto Carrero;10. Le Duc de Osuna;11. Dom Vincent de Gonzaga;12. Le Marquis de Liche;13. Le Marquis de Los Balbases;14. Le Prince de Liche;15. Le Marquis de Corralvo;16. Dom Diego Sariniento;17. Dom Melchior Navarra;18. Le Duc de Albuquerque;19. Le Marquis de Mansera;20. Le Marquis de Los Velez;21. Le Duc de Villa Hermosa;22. Le Comte de Oropesa.Mme d'Aulnoy, on le voit, intervertit l'ordre des noms. En 168o, année qu'envisage l'auteur du Pseudo-Villars, le Duc de Medina-Celi, devenu ministre le 21 février 168o, n'entrait plus au Conseil d'Etat, mais la lettre de Mme d'Aulnoy étant censée écrite au mois de juillet 1679, il y est à sa place." de ceux qui entrent à present dans le Conseil d'Estat :Le Connétable de Castille, de la Maison de Velasco, en est le Doyen.Le Duc d'Albe.Le Duc de Medina-Celi.Dom Pedro d'Arragon.L'Amirante de Castille.Le Marquis d'Astorgas.Le Prince de Stillano.Le Duc d'Ossone.Le Comte de Chinchon.Dom Vincente Gonzaga, Prince de Guastalla.Dom Louis Portocarrero, Cardinal Archevêque de Tolede.Le Marquis de Liches.Le Marquis de Los Balbazes.Dom Diego Sarmiento.Dom Melchior Navarra.Le Marquis de Los Velez.Le Marquis de Mansera.Le Duc d'Albuquerque5Le Prince de Ligne et le Marquis de Cerralvo devraient y être aussi, puisqu'ils ne moururent qu'à la fin de 1679. Mais, chose plus grave et qui prouve l'impossibilité pour Mme d'Aulnoy d'écrire ce passage en 1679, Don Diego Sarmiento, Don Melchior Navarra, le Duc d'Albuquerque, le Marquis de Mansera et le Marquis de Los Velez (de même que Ie Duc de Villa Herniosa et le Comte de Oropesa, omis par Mme d'Aulnoy) ne furent nommés conseillers d'Etat qu'au mois d'avril 168o, ainsi que l'indique le Pseudo-Villars (p. 317)..Outre ce Conseil qui est le principal, il y a ceux6Mme d'Aulnoy a-t-elle pris la liste des Conseils dans le Pseudo-Villars? Les Conseils énumérés par l'auteur du Pseudo-Villars sont les suivants: Conseil de la Guerre (p. 323), Conseil Royal de Castille (p. 325), Conseil de Ia Chambre de Castille (p. 327), Conseil Suprème de l'Inquisition (p. 328), Conseil des ordres (p. 330), Conseil d'Aragon (p. 331), Conseil de la Crusade (p. 332), Conseil d'Italie (p. 333), Conseil de Flandres (p. 334), Conseil de Hazienda ou des Finances (p. 334), Tribunal des Millions (p. 336), Tribunal des Oydors (p. 337), La Contaduria Major (p. 337), Conseil des Indes (p. 338). Par conséquent Mme d'Aulnoy a ajouté les conseils suivants : le Conseil des Alcades de Corte, d'Aposento, de los Bosques Reales et de Compentencias. Peut-être sa liste tout entière a-t-elle été prise ailleurs. de l'Inqui- sition, de guerre, des Ordres, d'Arragon, des Indes, d'Italie, de Hazienda, de la Croisade et de Flandres. Il y a aussi la Chambre de Castille, des Alcades de Corte, de la Contaduria, d'Aposento, de los Bosques Reales, de Milliones et de Competencias.Mais ne pensez pas, ma chere Parente, que les appointemens et les profits soient médiocres. Par exemple, les Conseillers du Conseil des Indes retirent dix-huit à vingt mil écus de rente de leur Charge. A propos de Charges7Bertaut, p. 212. "En Espagne, les Gouvernemens, les Charges de Iudicature & les Militaires ne se vendent point, & il semble que ce soit la plus belle chose du monde; mais cela a ses inconveniens aussi bien que la venalité des Charges qui s'est introduite en France peu à peu & que les autres Nations ne sçauroient comprendre.Nous avons veu parmy nous aussi bien que parmy nos voisins, les Charges se donner à des gens de peu de naissance & de peu de merite par la fantaisie des Fauoris. Ce qui n'est pas presentement qu'elles ne peuvent estre possedées par des gens nouveaux qui n'auroient pas le moyen de les acheter, & qui n'y aspireroient que pour piller & pour s'y enrichir comine ils font en Espagne; mais par des gens qui y viennent par succession de leurs peres, ou qui les achetent seulement pour se mettre en dignité. Pour les Gouvernemens, comme ils ne sont là que triennaux, si ce n'est qu'on les continuë, les Gouverneurs n'ont pas le loisir de connoistre le pays, & ils font comme ces Soldats, qui lors qu'ils sont en Quartier d'Hyver en un pays où ils ne croyent plus revenir, ont grand soin de n'y laisser rien de ce qu'ils peuvent prendre, au lieu que les nostres qui regardent cela comme un bien dont ils peuvent obtenir ou ont déjà obtenu la survivance pour leurs enfans, l'épargnent comme leur domaine propre, & taschent de gagner l'amitié des peuples avec qui ils ont long-temps à vivre.", on croit qu'elles ne se vendent point ici, et cela est au moins en apparence; il semble que l'on accorde tout au merite ou à la naissance; cependant on fait sous main des presens si considerables, que pour avoir de certaines Vice-royautez l'on donne jusqu'à cinq mil pistoles, et quelquefois davantage. Ce qui s'appelle acheter ailleurs, s'appelle à Madrid faire un regalo, c'est à dire un présent, et l'un vaut l'autre, avec cette difference, qu'une Charge qu'on achete, ou un Gouvernement, est à vous tant que vous vivez, et passe quelquefois en heritage à vos enfans par le droit naturel ou par concession du Prince; mais en Espagne on ne jouit que trois ans, ou cinq au plus, d'un poste que l'on a payé bien cher. Il est aisé de juger que ceux qui font de telles avances, sçavent bien où se rembourser de l'interest et du principal. Le peuple en souffre horriblement; il se voit toûjours sur les bras un nouveau Viceroi ou un nouveau Gouverneur, qui vient de s'épuiser pour donner à la Cour tout ce qu'il avoit d'argent comptant, et quelquefois celui de ses amis. Il arrive affamé, il faut l'enrichir en peu de temps, et ce pauvre peuple est pillé à toutes mains sans que les plaintes ayent lieu. C'est bien autre chose dans les Indes, où l'or est si commun, et où l'on est encore plus éloigné du Roi et des Ministres. Il est certain que l'on en rapporte des sommes immenses, comme je vous l'ai déjà mandé. Il n'est pas jusqu'aux Religieux qui vont y prêcher, qui n'en reviennent avec 4o et 50.000 écus qu'ils amassent en trois ou quatre ans, de sorte que malgré leur vœu de pauvreté, ils trouvent le secret de s'enrichir, et pendant leur vie on les laisse joüir du fruit de leur Mission.Les Convens ont encore une autre adresse qui leur réüssit ordinairement, c'est que lorsqu'un Religieux devient fils unique, si son pere a du bien, on lui persuade de le laisser au Monastere où son fils a pris l'habit, à condition qu'il en touchera le revenu pendant sa vie, et qu'aprés sa mort le Convent en heritera et prîera Dieu pour le pere et pour le fils. De sorte qu'il y a de simples Religieux qui ont trente mil livres de rènte à leur disposition. Cette abondance, dans un païs où la raison n'a guére d'empire sur le cœur, ne sert pas toûjours à les sanctifier; et s'il y en a quelques-uns qui en font un bon usage, il y en a beaucoup qui en abusent.On remarque qu'il vient des Indes, tous les deux ans, plus de cent millions de livres, sans que le quart entre dans les coffres du Roi d'Espagne. Ces trésors se répandent dans toute l'Europe: les François, les Anglois, les Hollandois, les Genois en tirent la meilleure partie. Il semble qu'il n'est pas d'une politique aussi rafinée qu'est celle des Espagnols, de consommer leurs propres Sujets à tirer l'or des mines, pour en laisser profiter des Nations avec lesquelles ils sont bien souvent en guerre: mais la paresse naturelle qui les empêche de travailler et d'avoir chez eux des Manufactures, les oblige d'avoir recours à ceux qui peuvent fournir des marchandises pour ce païs-là.Comme les Etrangers n'osent hasarder d'y aller, parce qu'il n'y va pas de moins que d'estre pendu, ils mettent leurs effets sous le nom de Marchands Espagnols, avec lesquels on trouve beaucoup de fidelité; et quand le Roi le voudroit, il ne pourroit pas empêcher que les Etrangers ne receussent leurs lots, car les Espagnols, dans cette rencontre, aimeroient mieux perdre le leur que de voir faire tort aux autres. Une chose singuliere, c'est que lors que la Flotte vient mouiller à Cadis, il se trouve là des gens qui font profession publique d'aider à frauder les droits du Roi sur les entrées de l'argent et des marchandises. C'est leur négoce, comme à un Banquier de tenir sa Banqué. On les nomme Metadors8Il faudrait Metedores., et quelques fripons qu'ils soient à l'égard du Roi, il faut convenir qu'ils ne le sont point avec les particuliers qui font un traité avec eux, par lequel, moyennant une certaine remise, ils leur garantissent tout leur argent dans la Ville où ils veulent. C'est un commerce si sûr, que l'on n'en voit point qui manquent de parole. On pourroit punir ces gens là des friponneries qu'ils font au Roi, mais il en naîtroit des inconveniens pour le commerce, qui nuïroient, peut-estre, plus que cette punition n'apporteroit de profit; de maniere que le Gouverneur et les Juges n'entrent point en connaissance de ce qui se passe. Il y auroit un remede aisé pour empécher que le Roi ne perdît tout en cette occasion : ce seroit de diminüer une partie des droits qui sont fort hauts, et ce qui se donne à ces Metadors se payeroit à la Contractation, et méme davantage, parce que naturellement les Marchands n'aiment pas la fraude, et qu'ils craignent toûjours de payer tout d'un coup ce qu'ils évitent en dix voyages; mais les Espagnols veulent tout ou rien et bien souvent ils n'ont rien. Quant à Madrid, il n'y faut point chercher de plus grands voleurs que les gens de Justice; ce sont ceux qui s'approprient impunément les droits du Roi, et qui le pillent d'une telle maniere, qu'il ne faut pas s'étonner s'il manque si souvent d'argent. Ils ne se contentent pas de faire tort à leur Souverain, ils n'épargnent pas le peuple; et bien que les Loix du païs soient trés-bonnes et méme trés-équitables, personne ne s'en ressent. Ceux qui les ont en main et qui sont preposez pour les executer, sont les premiers qui les corrompent.En donnant quelque argent à un Alcade ou à un Alguazil, on fera arrêter la personne du monde la plus innocente, on la fera jetter dans un cachot et périr de faim, sans nulle procedure, sans ordre, sans decret, et quand on sort de prison, il ne faut pas seulement penser à prendre à partie cet indigne Officier de la Justice. Les gens de cette espece sont ordinairement fort interessez par tout, mais ici c'est une chose outrée, et les bons Juges sont plus rares en ce païs qu'ailleurs.Les voleurs, les assassins, les empoisonneurs et les personnes capables des plus grands crimes, demeurent tranquilement à Madrid, pourvû qu'ils n'ayent pas du bien; car s'ils en ont, on les inquiette pour le tirer.On ne fait justice que deux ou trois fois l'année; ils ont la derniere peine à se résoudre de faire mourir un criminel, qui est, disent-ils, un homme comme eux, leur compatriote et sujet du Roi. Ils les envoyent presque tous aux mines ou aux galeres; et quand ils font pendre quelque miserable, on le mene sur un asne, la teste tournée vers la queüe. Il est habillé de noir, on lui tend un échafaut où il monte pour haranguer le peuple, qui est à genoux tout en larmes, et qui se donne de grands coups dans la poitrine. Aprés avoir employé le tems qu'il veut à parler, on l'expedie gravement : et comme ces exemples de Justice sont rares, ils font beaucoup d'impression sur ceux qui les voyent.Quelques richesses qu'ayent les grands Seigneurs, quelque grande que soit leur fierté ou leur présomption, ils obëissent aux moindres ordres du Roi, avec une exactitude et un respect que l'on ne peut assez louër. Sur le premier Ordre ils partent, ils reviennent, ils vont en prison ou en exil, sans se plaindre. Il ne se peut trouver une soûmission et une obéissance plus parfaite, ni un amour plus sincere que celui des Espagnols pour leur Roi. Ce nom leur est sacré, et pour réduire le peuple à tout ce que l'on souhaite, il suffit de dire : le Roi le veut. C'est sous son nom, que l'on accable ces pauvres gens d'imposts dans les deux Castilles. A l'égard des autres Royaumes ou Provinces, ils n'en ont pas tant; ils se vantent, la plûpart, d'estre libres, et de ne payer que ce qu'ils veulent.Je vous ai déja marqué, ma chere Cousine, que l'on suit exactement en toute chose la politique de Charles-Quint, sans se souvenir que la succession des tems change beaucoup aux evenemens, quoiqu'ils paroissent semblables et dans les mêmes circonstances, et que ce qu'on pouvoit entreprendre il y a six vingts ans sans témerité, sous un regne florissant, seroit une imprudence sous un regne qui l'est beaucoup moins. Cependant, leur vanité naturelle les empêche d'examiner que la Providence permet quelquefois que les Empires, comme les Maisons particulieres, ayent à proportion leurs révektions. Pour les Espagnols, ils se croyent toûjours les mêmes; mais sans avoir connu leurs ayeux, j'ose dire qu'ils se trompent.Pour quitter des réflexions peut-estre trop serieuses et trop élevées pour moi, je vais vous dire que c'est une réjoüissance generale à Madrid, dans le tems que la Flotte des Indes arrive. Comme on n'y est pas d'humeur à tesauriser, cette abondance d'argent, qui vient tout d'un coup, se répand sur tout le monde. Il semble que ces sommes immenses ne coûtent rien, et que c'est un argent que le hasard leur envoye, de sorte que les grands Seigneurs assignent là-dessus leurs creanciers, et qu'ils les payent avec une profusion qui, sans contredit, a quelque chose de noble et de fort genereux; car on trouve en peu de païs une liberalité aussi naturelle qu'en celui-ci; et je dois y ajoûter qu'ils ont une patience digne d'admiration. On les a vûs soûtenir des Siéges trés-longs et trés-penibles, où malgré les fatigues de la guerre, ils ne se nourrissoient que de pain fait avec du bled gâté, et ne bûvoient que de l'eau corrompuë, bien qu'il n'y ait pas d'hommes au monde plus délicats qu'eux sur la bonne eauë; on les a vûs, dis-je, exposez à l'injure des tems, demi-nuds, couchez sur la dure; et malgré cela, plus braves et plus fiers que dans l'opulence et la prosperité. Il est vrai que la temperance, qui leur est naturelle, leur est d'un grand secours pour endurer la faim, quand ils y sont réduits; ils mangent fort peu, et à peine veulent-ils boire du vin. La coûtume qu'ils ont d'estre toûjours seuls à table, contribuë à les entretenir dans leur frugalité. En effet, leurs femmes ni leurs filles ne mangent point avec eux. Le maître a sa table, et la maîtresse est par terre sur un tapis avec ses enfans, à la mode des Turcs et des Mores. Ils ne convient presque jamais leurs amis pour les régaler ensemble, de sorte qu'ils ne font aucun excés. Aussi disent-ils qu'ils ne mangent que pour vivre, au lieu qu'il y a des peuples qui ne vivent que pour manger. Néanmoins, bien des personnes raisonnables trouvent cette affectation trop grande; et comme il n'entre aucune familiarité dans leur commerce, ils sont toûjours en ceremonie les uns avec les autres, sans joüir de cette liberté qui fait la veritable union, et qui produit l'ouverture de cœur.Cette grande retraite les livre à mille visions, qu'ils appellent philosophie; ils sont particuliers, sombres, réveurs, chagrins, jaloux : au lieu que s'ils tenoient une autre conduite, ils se rendroient capables de tout, puisqu'ils ont une vivacité d'esprit admirable, de la memoire, du bon goût, du jugement et de la patience. Il n'en faut pas davantage pour se rendre sçavant, pour se perfectionner, pour estre agréable dans la conversation et pour se distinguer parmi les Nations les plus polies. Mais bien loin de vouloir estre ce qu'ils seroient naturellement, pour peu qu'ils le voulussent, ils affectent une indolence, qu'ils nomment grandeur d'âme; ils negligent leurs affaires les plus sérieuses, et l'avancement de leur fortune. Le soin de l'avenir ne leur donne aucune inquietude; le seul point où ils ne sont pas indifferens, c'est sur la jalousie; ils la portent jusques où elle peut aller; le simple soupçon suffit pour poignarder sa femme ou sa maîtresse.Leur amour est toûjours un amour furieux, et cependant les femmes y trouvent des agremens. Elles disent, qu'au hasard de tout ce qui leur peut arriver de plus fâcheux, elles ne voudroient pas les voir moins sensibles à une infidelité; que leur desespoir est une preuve certaine de leur passion; et elles ne sont pas plus moderées qu'eux quand elles aiment. Elles mettent tout en usage pour se venger de leurs amans, s'ils les quittent sans sujet, de sorte que les grands attachemens finissent d'ordinaire par quelque catastrofe funeste. Par exemple, il y a peu qu'une femme de qualité, ayant lieu de se plaindre de son amant, elle trouva le moyen de le faire venir dans une maison dont elle estoit la maîtresse; et aprés lui avoir fait de grands reproches, dont il se deffendit foiblement, parce qu'il les méritoit, elle lui presenta un poignard et une tasse de chocolat empoisonné, lui laissant seulement la liberté de choisir le genre de mort. Il n'employa pas un moment pour la toucher de pitié; il vit bien qu'elle estoit la plus forte en ce lieu, de sorte qu'il prit froidement le chocolat, et n'en laissa pas une goute. Aprés l'avoir bû, il lui dit : Il auroit esté meilleur, si vous y aviez mis plus de sucre, car le poison le rend fort amer. Souvenez-vousen pour le premier que vous accommoderez. Les convulsions le prirent presque aussi-tôt; c'étoit un poison trés-violent, et il ne demeura pas une heure à mourir. Cette Dame, qui l'aimoit encore passionnément, eut la barbarie de ne pas le quitter qu'il ne fut mort.L'Ambassadeur de Venise, qui est fort poli, estant chez lui ces jours passez, on vint lui dire qu'une Dame couverte d'une mante vouloit lui parler, et qu'elle se cachoit si bien, que l'on n'avoit sçû la voir. Elle avoit deux Ecuyers et assez de train. Il la fit entrer dans sa chambre d'Audience; elle le pria de faire sortir tout le monde. Quand elle fut seule, elle se dévoila, et elle lui parut parfaitement belle. Je suis d'une illustre Maison, lui dit-elle, je me nomme Doña Blanca de Gusman. J'ai passé par dessus tout ce que la bienséance me prescrit, en faveur de la passion que j'ai pour vous; je viens vous la déclarer, Seigneur, et vous dire que je veux rester ici cette nuit. A des paroles si impudentes, l'Ambassadeur ne put douter que ce ne fust quelque friponne qui avoit emprunté un nom de qualité, pour le faire donner dans le panneau. Il lui dit cependant avec beaucoup d'honnêteté, qu'il ne s'estoit jamais cru malheureux de servir sa République que dans ce moment; qu'il auroit souhaité n'estre point Ambassadeur, pour profiter de la grace qu'elle vouloit lui faire; mais que l'estant,il n'y avoit point d'apparence qu'il fist demeurer chez lui une personne d'un rang si distingué; que cela lui attireroit des affaires, et qu'il la prioit de vouloir bien se retirer. Cette femme aussi-tôt devint comme une furieuse, et aprés l'avoir chargé d'injures et de reproches, elle tira un Stilet, et elle se jetta sur lui pour l'en fraper. Il l'en empêcha sans peine, et ayant appellé un de ses Gentilshommes, il lui dit de donner cinq ou six pistoles à cette femme. Elle méritoit si peu cette generosité, et elle en fut telle ment appaisée, qu'elle lui avoüa de bonne foi, qu'elle estoit une creature telle qu'il l'avoit soupçonnée, et que ce qui l'avoit fait entrer dans un si grand désespoir, c'est que les Ecuyers qui l'attendoient en bas estoient ses amans, qui l'auroient assommée de coups, si elle n'avoit rien rapporté de sa queste; qu'il auroit falu encore qu'elle eust payé à ses dépens l'équipage qui estoit loué pour cette unique ceremonie, et qu'elle auroit autant aimé mourir, que d'essuyer tous ces chagrins. L'Ambassadeur trouva qu'elle se confessoit si plaisamment, qu'il lui fit donner encore dix pistoles. Car, lui dit-il, puisque vous avez à partager avec tant d'honnêtes gens, vôtre part seroit trop petite. Elle réussit si bien en ce lieu là, que du méme pas elle fut chez l'Ambassadeur de France; mais on ne l'y reçut pas avec une pareille courtoisie. Peu s'en falut qu'au premier emportement qu'elle marqua, on ne la regalast des étrivieres, elle et son cortége. Il ne lui donna pas un sol, trop heureuse d'en sortir comme elle y estoit entrée, parce que tout lui estoit fort contraire.Nous estions arrestées ce matin dans la Plaça Mayor, pour attendre la réponse d'un Gentilhomme que ma parente avoit envoyé proche de là. C'est en ce lieu que l'on vend du poisson, et il y avoit une femme qui vendoit quelques petits morceaux de saûmon qu'elle disoit estre frais; elle faisoit un bruit desespere avec son saumon, elle appelloit tous les passans pour que l'on vinst le lui acheter. Enfin il est venu un Cordonnier, que j'ai connu tel, parce qu'elle l'a nommé Señor Çapatero. Il lui a demandé une livre de saumon (vous remarquerez qu'ici l'on achete tout à la livre, jusques au bois et au charbon). Vous n'hesitez point sur le marché, lui a-t-elle dit, parce que vous croyez qu'il est à bon prix, mais vous vous trompez, il vaut un écu la livre. Le Cordonnier, indigné du doute où elle estûit, lui a dit d'un ton de colere : S'il avoit esté à bon marché, il ne m'en auroit falu qu'une livre; puisqu'il est cher, j'en veux trois. Aussi-tôt, il lui a donné trois écus, et enfonçant son petit chapeau (car les gens de métier les portent aussi petits que les personnes de qualité les portent grands), aprés avoir relevé sa moustache par rodomontade, il a levé aussi la pointe de sa formidable epée jusques à son épaule, et nous a regardé fiérement, voyant bien que nous écoutions son colloque, et que nous estions estrangers. La beauté de la chose, c'est que peut-estre cet homme si glorieux n'a rien au monde que ces trois écus-là; que c'est le gain de toute sa semaine, et que demain, lui, sa femme et ses petits enfans jeûneront plus rigoureusement qu'au pain et à l'eau; mais telle est l'humeur de ces gens-ci. Il y en a même plusieurs qui prennent les pieds d'un chapon, et les font pendre par dessous le manteau, comme s'ils avaient effectivement un chapon; cependant ils n'en ont que les pieds.On ne voit pas un Menuisier, un Sellier, ou quelqu'autre homme de boutique, qui ne soit habillé de velours et de satin, comme le Roi, ayant la grande épée9Gourville, p. 9. "Tous ont une épée, avec une grosse garde, au côté, même quand ils vont au travail. Lorsqu'un cordonnier, à Madrid, vous apporte des souliers, après vous avoir fait la révérence, il met son épée contre la muraille et vient vous chausser. Je remarquai aussi que, dans bien des endroits, ils se mettent un nombre contre une muraille à couvert du vent : ce qu'ils appellent tomar el sol, prendre le soleil; et on dit que là ils parlent fort de politique." le poignard; et la guitarre attachée dans sa boutique. Ils ne travaillent que le moins qu'ils peuvent, et je vous ai deja dit plus d'une fois, qu'ils sont naturellement paresseux. En effet, il n'y a que l'extrême necessité qui les oblige de faire quelque chose; alors ils travaillent les Dimanches et les Fêtes, sans façon, tout comme les autres jours10Martin, p, 91. "Cependant, excepté le jour de Pâques & ceux de la Fête des Taureaux, les boutiques sont toûjours ouvertes à Madrid, ne faisant aucun scrupule de travailler, vendre & acheter, même le jour de Noel, tout comme un autre jour."; et puis ils vont porter leur marchandise. Si c'est un Cordonnier, et qu'il ait deux Apprentifs, il les mene tous deux avec lui, et donne à chacun un soulier à porter; s'il en a trois, il les mene tous trois, et ce n'est qu'avec peine.qu'il se rabaisse à vous essayer sa besogne, quand elle est livrée. Il va s'asseoir au Soleil (que l'on nomme le feu des Espagnols) avec une troupe d'autres faineans comme lui, et là, d'une autorité souveraine, ils décident des affaires d'Etat et réglent les interests des Princes. Souvent ils se querellent là-dessus; quelque grand politique, qui se croit plus habile que les autres, veut que l'on cede à son avis, et quelques autres, aussi opiniâtres que lui, n'en veulent rien faire, de sorte qu'ils se battent sans quartier. J'étois, il y a deux jours, chez l'Ambassadrice de Dannemark, lors qu'on y apporta un malheureux qui venoit d'estre blessé dans sa ruë. C'étoit un Fruitier; il avoit soûtenu que le Grand Seigneur seroit un malhabile homme, s'il ne faisoit pas étrangler son frere. Un autre à qui ce jeune Prince n'estoit pas si désagreable, voulut prendre son parti, et là-dessus ils s'estoient battus. Mais il faut remarquer que tous ces gens-là parlent des affaires et de la politique avec assez de connoissance pour appuyer ce qu'ils disent de bonnes raisons.Il y a dans la Ville plusieurs maisons qui sont comme des Academies, où chacun s'assemble, les uns pour jouer, et les autres pour la conversation. L'on y joüe fort fidelement, et quelque somme que l'on perde sur sa parole, les vingt-quatre heures ne passent jamais que l'on ne paye; sî l'on y manquoit, l'on seroit perdu d'honneur et de réputation. Il n'y a aucune raison qui puisse surmonter cette necessité de payer dans les vingt-quatre heures. L'on y joüe fort grand jeu, et trés-honnestement, sans bruit et sans faire paroître aucun chagrin. Quand on gagne, c'est la coûtume de donner le Barato. Il me semble que cela se pratique aussi en Italie, c'est-à-dire que vous donnez de l'argent à quelques-uns de ceux qui sont presens, aux uns plus, aux autres moins, soit que vous les connoissiez ou non. Celui à qui vous presentez le Barato, ne doit jamais le refuser, fût-il cent fois plus riche et plus de qualité que celui qui le lui donne. L'on peut aussi le demander à un joüeur qui gagne, et il ne manque pas de le donner. Il y a des gens qui ne subsistent que par ce moyen-là. Cependant cette coûtume est désagréable, parce que celui qui gagne n'emporte quelquefois rien de son gain, et s'il recommence à joüer, il perd bien souvent le sien. Au reste, si l'on connoissoit qu'un homme eût filouté, il pourroit de bonne heure renoncer à la societé civile, car il n'y auroit point d'honnestes gens qui voulussent avoir commerce avec lui; et si on le surprenoit en filoutant, il seroit heureux d'en estre quitte pour des cuchillades, c'est-à-dire des coups du tranchant de l'epée, et non pas de la pointe.A l'égard des conversations que l'on fait dans ces Academies, il y en a de fort spirituelles, et il s'y trouve bien des personnes sçavantes. Car enfin, il y en a ici tout comme ailleurs, et l'on y écrit de fort jolies choses. Ce qu'ils appellent des nouvelles, me semble d'un caractere charmant; ils y gardent toujours la vrayesemblance, et leur sujet est si bien conduit, leur narration si concise et si simple, sans estre ni basse ni rempante, que l'on doit convenir qu'ils ont un génie superieur pour ces sortes d'ouvrages. Je tâcherai d'en recouvrer quelqu'un de ce genre, je le traduirai et je vous l'envoyerai, pour que vous en jugiez vous-même. Comme je ne suis pas capable de parler des choses qui traitent de matieres plus relevées, je ne vous en dirai rien jusques à ce que je sçache là-dessus le sentiment des connoisseurs, et que tout au plus je puisse leur servir d'écho. Il est vrai, cependant, que je les trouve outrez dans leurs loüanges, et qu'ils n'y gardent pas assez de vrai-semblable. Leur imagination, qui est fort vive, fait quelquefois trop de chemin. Je lisois l'autre jour dans un Livre, qu'en parlant de Philippe IV, l'Auteur disoit que ses vertus et ses grandes qualitez étoient si étendües, que pour les écrire, il n'y avoit pas suffisamment de papier dans l'univers, et qu'une plume ordinaire n'étoit pas digne de tracer des choses si divines; qu'ainsi, il faloit que le Soleil les écrivist avec ses raisons sur la surface des Cieux. Vous m'avoüerez que c'est se perdre dans les nuës, et qu'à force de vouloir élever le Héros, le pauvre Auteur tombe et se casse le cou.Leurs Livres sont trés-mal imprimez, le papier en est gris; ils sont fort mal reliez, couverts pour la plûpart d'un méchant pàrchemin ou de basanne.Je ne veux pas obmettre de vous dire, comme une chose essentielle, que la politique des Espagnols les oblige d'hasarder la recompense d'un cent de faux avis, plutôt que de négliger l'occasion d'en recevoir un bon; ni le païs d'où l'on est, ni les gens qui agissent ne leur sont point suspects; ils veulent tout sçavoir et payent liberalement ceux qui les servent. Ils n'attendent pas même que le service soit reçû, pour avancer la recompense. Vous ne sçauriez croire combien cette maxime leur a valu. Ils ont esté quelquefois pris pour duppes, cela ne les a point rebutez; et dans la suite, ils y trouvent toujours leur compte. Il est encore vrai, que pour peu de pretexte que l'on ait de demander une grace au Roi, pourvû que l'on ne se rebutte point, et que l'on suive son premier dessein avec perséverance, tôt ou tard vous obtenez une partie de ce que vous souhaitez. Les Ministres sont persuadez qu'il ne seroit pas de la Grandeur d'un si Puissant monarque de refuser peu de chose, et bien qu'il n'y ait point de justice à prétendre une faveur que l'on n'a point meritée par ses services, cependant on l'obtient quand on la demande sans relâche. J'en vois des exemples tous les jours.Je ne vous ai pas encore dit, ma chere Cousine, que lors que j'arrivai ici, toutes les Dames me firent l'honneur de me venir voir les premieres. C'est l'usage de prévenir les Etrangeres, quand on est informé de leur qualité et de leur conduite. Elles regardent fort à l'un et à l'autre. Quand je fus leur rendre visite, chacune me fit un petit present, et dans une seule maison j'en recevois quelquefois une douzaine, car jusques à des enfans de quatre ans, ils veulent vous régaler. L'on m'a donné de grandes corbeilles de vermeil doré, enrichies de corail qui forme des fleurs trés-délicatement travaillées. Cela se fait à Naples et à Milan. J'ai eû des boëtes d'ambre, garnies d'or émaillé, pleines de pastilles. Plusieurs m'ont donné des gands, des bas de soye et des jarretieres en quantité; mais ces gands ont cela de particulier, qu'ils sont aussi courts que ceux des hommes, parce que les femmes attachent leurs manches au poignet ; il n'y a que les doigts qui sont d'une longueur ridicule. Pour les bas, ils sont de pelo, c'est de la soye écrüe ; on les fait si courts et si petits par le pied, que j'ai vû bien des poupées à qui ils ne pourroient estres propres. Les jarretieres sont d'un ruban large, fort leger, et travaillé trés-clair, semblable à celui dont les païsans se servent à leurs nôces. Ces jarretieres sont garnies, aux deux bouts de dentelle d'Angleterre de fil. L'on m'a aussi donné de fort belles coupes de terre sigelée, et mille autres chose de cette maniere. Si jamais je parts d'ici, et que j'y fasse un second voyage, ce sera à moi à leur faire des présens; mais tout les contente, des éguïlles, des épingles, quelques rubans, et sur tout des pierreries du Temple les ravissent. Elles qui en ont tant de fines et qui sont si belles, ne laissent pas d'en porter d'effroyables11Martin, p. 73 "...& comme toutes n'ont pas le moyen d'en avoir de Pierres fines elles se servent de fausses, sur quoi nos Marchands François gagnent beaucoup à Madrid, car il s'y en débite quantité."; ce sont proprement des morceaux de verre que l'on a mis en œuvre, tout semblables à ceux que les Ramoneurs vendent à nos Provinciales qui n'ont jamais vû que leur Curé et leurs brebis. Les plus grandes Dames sont chargées de ces verrines qu'elles achetent fort cher, et lors que je leur ai demandé pourquoi elles aiment tant les diamans faux, elles m'ont dit que c'est à cause que l'on en trouve d'aussi gros que l'on en veut. En effet, elles en portent à leurs pendans d'oreilles de la grosseur d'un œuf, et tout cela leur vient de France ou d'Italie; car comme je vous ai dit, on ne fait guére de choses à Madrîd, l'on y est trop paresseux.Il n'y a point de bons Peintres dans cette Ville; la plûpart de ceux qui y travaillent ne sont pas du païs : ce sont des Flamans, des Italiens ou des François qui viennent s'y établir, et qui n'y font pas pourtant grande fortune; car l'argent ne roule pas et n'entre point dans le commerce. Pour moi, je vous avouë que je n'en ai jamais moins vû; ma parente reçoit d'assez grosses sommes tout en quartos, c'est de la monnoye de cuivre aussi sale que des doubles, et toute vilaine qu'elle est, elle sort du Trésor Royal. On les donne au poids, car quel moyen de compter cette gueuserie là? Des hommes les apportent dans de grandes corbeilles de natte qu'ils attachent sur leur dos, et quand ces payemens arrivent, toute la maison passe huit jours à compter les quartos. Sur dix mil francs, il n'y a pas cent pistoles en or ou en argent.L'on a ici un grand nombre d'Esclaves qui s'achetent et se vendent fort cher. Ce sont des Maures et des Turcs : il y en a qui valent jusques à quatre et cinq cens écus. Autrefois l'on avoit droit de vie et de mort sur eux. Un Patron pouvoit tuër son Esclave, comme il auroit pû tüer un chien ; mais l'on a trouvé que cette barbarie ne s'accordoit point avec les maximes de la Religion Chrêtienne, et c'est à present une chose deffendue. Cependant ils les battent jusques à leur casser quelques fois les os, sans en estre recherchez. Il est vrai qu'il n'y a guére de Maîtres qui se portent à ces sortes d'extrêmitez; et lors qu'un homme aime son Esclave, et qu'elle consent à ce qu'il veut, elle devient aussi-tôt libre. A l'égard des autres domestiques, il seroit dangereux de les maltraiter; ils pretendent la plûpart estre d'aussi bonne maison que le Maître qu'ils servent, et s'ils en estoient outragez, ils seroient capables, pour se venger, de le tuer en trahison ou de l'empoisonner. L'on en a vû plusieurs exemples. Ils disent qu'il ne faut pas insulter à leur mauvaise fortune; que pour être reduits à servir, ils ne renoncent pas à l'honneur, et qu'ils le perdroient s'ils soufroient des coups de qui que ce pût estre.Les pauvres même ont de la gloire, et quand ils demandent l'aumône, c'est d'un air imperieux et dominant. Si on les refuse, il faut que ce soit avec civilité, en leur disant: Cavallero, perdoneusted, no tengo moneda, cela veut dire: Cavalier, pardonnezmoi, je n'ai point de monnoye. Si on les rebute, ils se fondent en raisons, et veulent vous prouver que vous ne meritez pas la grace que Dieu vous fait de vous donner du bien, et ils ne vous laissent pas un moment en repos; mais aussi-tôt qu'on leur parle avec quelque honnesteté, ils semblent satisfaits et se retirent.Les Espagnols sont naturellement assez doux; ils marient leurs esclaves, et quand c'est avec une autre esclave, les enfans qu'ils ont ne sont pas libres, et sont soûmis au Patron comme leurs peres; mais si ces enfans se marient, leurs enfans ne sont plus esclaves. Il en est de même si une femme esclave épouse un homme libre, ses enfants suivent la condition de leur pere. L'on est fort bien servi de ces malheureux, ils ont une assiduité et une soûmission que les autres n'ont pas. Il y en a peu qui veüillent changer de Religion. J'en ai une qui n'a que neuf ans, elle est plus noire que l'ébene, et ce devoit estre un miracle de beauté dans son païs, car son nez est tout plat, ses lévres prodigieusement grosses, l'émail de ses yeux blanc meslé de couleur de feu, et ses dents admirables aussi bien en Europe qu'en Afrique. Elle ne sçait pas un mot d'autre Langue que de la sienne. Elle se nomme Zayde. Nous l'avons fait baptiser. Cette petite Chrestienne avoit esté si bien accoûtumée, lorsqu'on la vouloit vendre, de quitter son manteau blanc, et de se dépoüiller toute nuë, que j'ai eu beaucoup de peine à l'empêcher de le faire; et l'autre jour que nous avions grande compagnie, mademoiselle Zayde que j'envoiai querir, prit la peine de paroitre tout d'un coup avec son petit corps noir aussi nüe que lorsqu'elle vint au monde. J'ai resolu de la faire foüeter pour lui faire comprendre que cette sorte d'habitude ne me plaist point. Je ne puis le lui faire entendre que par ce moyen. Ceux qui me l'ont vendu'e disent qu'elle est fille de condition, et la pauvre enfant bien souvent vient se mettre à genoux devant moi, joint les mains, pleure et me montre le costé de son païs. Je l'y renverrois volontiers, et je m'en ferois même un grand plaisir, si elle y pouvoit estre Chrestienne. Mais cette impossibilité m'oblige de la garder. Je voudrois bien l'entendre, car je crois qu'elle a de l'esprit, et toutes ses actions en marquent. Elle danse à sa mode, et c'est d'une maniere si plaisante, qu'elle nous réjoüit beaucoup. Je lui mets des mouches de taffetas blanc qui l'enchantent. Elle a un habit comme on les porte à Maroc. C'est une jupe courte et presque sans plis, de grandes manches de chemises de toille trés-fine, rayée de differentes couleurs, semblables à celles de nos Boemienes; un corps qui n'est qu'une bande de velours cramoisi à fonds d'or, ratachée au costé par des boucles d'argent avec des boutons de même; et un manteau blanc d'étoffe de laine três-fine, fort ample et fort long, dont elle s'enveloppe et dont elle se couvre la teste,d'un des bouts. Cet habit est assez beau. Ses petits cheveux qui ressemblent à de la laine, sont coupez en plusieurs endroits; ils forment des croissans aux costez, un rond au milieu, et comme un cœur devant. Elle m'a coûté vingt pistoles. Ma fille lui a donné son sagoüin à gouverner; c'est ce petit singe dont Monsieur l'Archevêque de Burgos lui fit present. Je vous assure que Zayde et le sagoüin sont faits l'un pour l'autre, et qu'ils s'entendent fort bien.Pour vous parler d'autres choses, il est arrivé ici un homme que l'on est allé chercher jusqu'au fonds de la Galice; c'est un Saint qui, à ce que l'on prétend, a fait des miracles. La Marquise de Los Velez, autrefois Gouvernante du Roi, a pensé mourir, et elle l'envoya querir promptement; mais l'on a esté si longtems à faire ce voyage, qu'elle a recouvré la santé sans lui. L'on sçavoit le jour qu'il devoit arriver, et elle l'attendoit, lorsque Dom Fernand de Tolede, qui est son neveu, et qui n'avoit pû la voir depuis son retour de Flandre, à cause de la maladie qu'elle avoit euë, sçachant qu'elle étoit beaucoup mieux, se rendit chez elle à l'heure à peu prés que le Saint de Galice y devoit venir. Les gens de la Marquise le voïant et ne le connoissant point (car il estoît absent depuis plusieurs années), sans examiner qu'il n'y a guére d'hommes de son âge et de son air assez heureux pour faire des miracles, crurent, dés qu'il parut, que c'estoit le Saint. Ils ouvrirent la grande porte, sonnerent une cloche pour servir de signal, comme la Marquise le leur avoit ordonné; toutes les Dueñas et les filles vinrent le recevoir avec chacune un cierge à la main; il y en avoit plusieurs qui se jettoient à genoux, et qui ne vouloient pas le laisser passer qu'il ne leur eût donné sa benediction. Il pensa devenir fou d'une telle reception, il ne sçavoit s'il estoit enchanté ou s'il dormoit, et quoi qu'il pût s'imaginer, il n'estoit point au fait; il avoit beau parler, on ne l'écoutoit pas, tant le bruit et la presse estoit grande; on lui faisoit toucher des chapelets, et celles qui estoient éloignées les lui jettoient à la teste avec des centaines de médailles. Les plus zelées commencerent à lui couper son manteau et son habit. Ce fut alors qu'il eut la peur entiere, que pour multiplier ses reliques, on ne le taillast par morceaux. La Marquise de Los Velez, que l'on portoit à quatre dans un grand fauteüil, vint au devant du saint homme. Il est vrai que lorsqu'elle apperçût la méprise et qu'elle vit son neveu, elle fit de si grands et de si longs éclats de rire, qu'ils passoient de beaucoup les forces qu'on lui croïoit. En sortant de chez elle il vint nous voir, encore tout déchiré par ces devotes personnes.Je dois vous dire, ma chere Cousine, que tout est fort retiré dans cette Cour; et voici comme l'on vit chez les particuliers. Le matin en se levant on prend de l'eau glacée, et incontinent aprés, le chocolat. Quand l'heure de dîner est venuë, le maistre se met à table, sa femme et ses enfans, comme je vous l'ai marqué, mangent par terre auprés de la table; ce n'est pas par respect, à ce que l'on m'a dit, mais c'est que la maistresse ne sçauroit estre assise sur une chaise, elle n'y est point accoûtumée,et il y a de vieilles Espagnoles qui ne s'y sont peut-estre jamais mises. Le repas est leger, car on mange peu de viande; ce qu'ils ont de meilleur ce sont des pigeons, des gelinottes, et leur oille qui est excellente ; mais l'on ne servira au plus grand Seigneur que deux pigeons et quelque ragoût trés-méchant plein d'ail et de poivre; ensuite du fênoüil et un peu de fruit. Quand ce petit dîner est fait, chacun se deshabille dans la maison et se jette sur son lit où l'on êtend des peaux de maroquin bien passées, pour avoir plus frais. A cette heure-là vous ne trouvez pas une ame dans les ruës. les boutiques sont fermées, le commerce est cessé, et il semble que tout est mort. A deux heures l'hiver et à quatre l'esté, l'on commence à se r'habiller, l'on mange des confitures, l'on prend du chocolat ou des eaües glacées, et chacun va où il juge à propos. Enfin l'on se retire à onze heures ou minuit. Je vous parle au moins des gens réglez. Alors le mary et la femme se couchent, l'on apporte une grande nappe qui couvre tout le lit, et chacun se l'attache au col. Les nains et les naines servent le souper, qui est aussi frugal que le dîner; car c'est une gelinotte en ragoût ou quelque patisserie qui brûle la bouche, tant elle est poivrée. Madame boit de l'eau tout son sou, Monsieur ne boit guére de vin, et le souper fini, chacun dort comme il peut.Ceux qui ne sont pas mariez, ou qui ne gardent guére de mesures avec leurs femmes, aprés qu'ils ont esté à la promenade du Prado, où ils sont l'esté à demi deshabillez dans leurs carrosses (j'entens lorsqu'il est fort tard), ils font un leger repas, montent à cheval, et prennent un Laquais en trousse derriere eux. Ils en usent ainsi pour ne le pas perdre; car allant par la plus obscure nuit dans les ruës, et marchant vite, quel moyen qu'un Laquais puisse toûjours démesler et suivre son maistre? Ils craignent aussi qu'on ne les attaque par derriere. Le Laquais qui n'a que le soin de regarder autour de lui, fait la sentinelle et se tient prest pour deffendre son maistre. Il y en peut avoir quelques-uns qui le feroient, mais la plûpart prendroient la fuite en cas pareil , car ils ne sont pas braves. Cette cavalcade nocturne se fait en l'honneur des Dames, c'est pour les aller voir, et ils ne manqueroient pas cette heure-là pour un Empire. Ils leur parlent au travers de la jalousie; ils entrent quelquefois dans le jardin, et montent quand ils le peuvent à la chambre. Leur passion est si forte qu'il n'y a point de perils qu'ils n'affrontent; ils vont jusques dans le lieu où l'époux dort; et j'ai oui dire qu'ils se voyent des années de suite sans oser prononcer une parole, de peur d'estre entendus. On n'a jamais sceu aimer en France comme on prétend que ces gens-ci aiment; et sans compter les soins, les empressemens, la délicatesse, le dévoüement même à la mort (car le mari et les parents ne font point de quartier), ce que je trouve de charmant, c'est la fidelité et le secret. On ne verra point un Cavalier se vanter d'avoir receu des faveurs d'une Dame. Ils parlent de leurs maistresses avec tant de respect et de consideratîon, qu'il semble que ce soit leurs Souveraines. Aussi ces Dames n'ont point envie de vouloir plaire à d'autres qu'à leurs amans; elles en sont toutes occupées, et bien qu'elles ne le voyent pas le jour, elles trouvent le moïen d'employer plusieurs heures à son intention, soit en lui écrivant ou en parlant de lui avec une amie qui est du secret, ou demeurant une journée entiere à regarder au travers d'une jalousie pour le voir passer. En un mot, sur toutes les choses que l'on m'en a dit, je croirois aisement que l'amour est nai en Espagne.Pendant que les Cavaliers sont avec leurs maistresses, les Laquais gardent leurs chevaux à quelque distance de la maison. Mais il leur arrive trés-souvent une avanture fort desagreable, c'est que les maisons n'ayant point de certains endroits commodes, on jette toute la nuit par les fenêtres ce que je n'ose vous nommer, de sorte que l'amoureux Espagnol qui passe à petit bruit dans la ruë, est quelque fois inondé depuis la teste jusqu'aux pieds, et bien qu'il se soit parfumé avant que de sortir de chez lui, il est contraint d'y retourner au plus vîte pour changer d'habit. C'est une des plus grandes incommoditez de la Ville, et qui la rend si puante et si sale, que l'on n'y peut marcher le matin. Je dis le matin, parce que l'air est si vif12Brunel, p. 135 (R. H., pp. 211-212). "C'est une chose connuë que Madrid, n'ayant point de ruisseau qui enmene les immondices, ny d'égout qui les reçoive, on jette tout dans les rues : mais c'est une merveille de voir, que l'air y est si vif & si penetrant, qu'il consume tout dans un moment, ayant cette propriété aussi desseichante & corrosive, s'il faut ainsi parler, que la chaux qui mange le corps sans qu'on en sente la pourriture; en effet j'ay souvent, rencontré dans les rües des chiens & des chats morts qui ne puoient point." et a tant de force, que toute cette vilenie est consumée avant midi. Quand il meurt un cheval ou quelqu'autre animal, on le laisse dans la ruë où il est, fust-ce devant la porte du Palais, et le lendemain il est en poudre. L'on est persuadé que si l'on ne jettoit pas ainsi ces ordures dans les ruës, la peste ne seroit pas longtemps sans estre à Madrid, et elle n'y est jamais.Sans compter que les amans voyent leurs maistresses par les moyens que je vous ai dit, ils en ont encore d'autres; car les Dames se visitent fort, et rien ne leur est plus aisé que de prendre une mante, d'entrer dans une chaise par la porte de derriere, et de se faire porter où elles veulent. Cela est d'autant plus facile que toutes les femmes se gardent un secret inviolable, quelques querelles qui puissent arriver entr'elles; et quelque colere qu'elles ayent les unes contre les autres, elles n'ouvrent jamais la bouche pour se déceler. Leur discretion ne sçauroit estre assez loüée. Il est vrai que les consequences en seroient bien plus dangereuses qu'ailleurs, puisque l'on assassine ici sur de simples soubçons.Voici comme se passent les visites que les Dames se rendent les unes aux autres. L'on ne va point chez son amie quand on en a envie, il faut attendre qu'elle vous envoye prier d'y venir, et la Dame qui veut recevoir compagnie chez elle écrit un billet le matin, par lequel elle vous invite. Vous sortez dans vostre chaise; on les fait extrêmement grandes et larges, et pour qu'elles soient moins lourdes, elles ne sont que de simple étoffe tendüe sur un chassis de bois. Ces étoffes sont toûjours meslées d'or et d'argent, et fort magnifiques. Il y a trois grandes glaces, et le dessus est d'un cuir trés-mince, couvert comme le reste; il se leve pour que la Dame entre et sorte plus commodenient. L'on a quatre porteurs qui se relayent, un Laquais porte le cha- peau du porteur de devant; car quelque mauvais tems qu'il fasse, il ne faut pas qu'il soit couvert devant sa maistresse. La Dame est enchassée dans sa chaise comme un diamant dans son chaton. Elle n'a point de mante, ou si elle en porte, c'est avec une grande dentelle noire d'Angleterre, de la hauteur d'une demie aune, faite à dents comme les raiseaux du tems passé, fort fine et fort chere. Cela sied bien. Il y a un carrosse à quatre mules, avec ses longs traits, dont je vous ai parlé, qui suit la chaise au petit pas. Il est d'ordinaire rempli de deux vieux Escuyers et de cinq ou six pages; car elles en ont toutes, et la femme de mon Banquier en a deux. Les Dames ne menent jamais aucune de leurs femmes, et bien qu'elles se trouvent plusieurs ensemble qui vont au même endroit, elles montent chacune dans leur chaise sans se mettre les unes avec les autres dans leur carrosse. Je me trouvai l'autre jour dans un embaras, et je vis passer cinquante chaises et cinquante carrosses à la file. L'on sortoit de chez la Duchesse de Frias, et l'on alloit chez la Duchesse d'Uzeda. Je vous dirai pourquoi elles y allaient, quand je vous aurai dit que la Dame estant arrivée chez celle qu'elle va voir, ses porteurs la portent jusques dans l'anti-chambre. Les degrez sont fàits exprés fort larges et fort bas pour qu'on les puisse monter avec plus de facilité. Aussi-tôt qu'elles sont entrées, elles renvoient tous leurs gens et leurs carrosses; elles marquent l'heure qu'on viendra les querir: c'est d'ordinaire entre dix et onze du soir, car leurs visites sont d'une longueur à faire perdre patience.Il n'entre jamais d'hommes où elles sont; un mari jaloux auroit beau venir chercher sa femme, l'on s'en moqueroit et l'on ne se donneroit pas même la peine de lui répondre : elle y est, ou elle n'y est pas. Elles sont fines, les bonnes Dames, et cette liberté ne les sert pas mal; car vous observerez qu'il n'y a pas une maison qui n'ait sa porte de derriere par où elles peuvent sortir sans estre vûes. Ajoûtez à cela qu'un frere demeure chez sa sœur, un fils chez sa mere, un neveu chez sa tante, et c'est encore un moyen de se voir. L'amour est ingenieux en ce païs-ci : l'on n'épargne rien pour satisfaire sa passion, et l'on est fidelle à sa maistresse. Il y a des intrigues qui durent aussi long-tems que la vie, bien que l'on n'ait pas perdu une heure pour les conclure. L'on met tous les momens à profit, et dés qu'on se voit et qu'on se plaist, il n'en faut pas davantage.J'estois il y a peu de jours chez la Marquise d'Alcañizes, c'est une des plus grandes et des plus vertueuses Dames de la Cour. Elle nous disoit à toutes en parlant de cela : je vous l'avoüe, si un Cavalier avoit esté teste à teste avec moi une demi-heure sans me demander tout ce que l'on peut demander, j'en aurois un ressentiment si vif que je le poignarderois si je pouvois. Et lui accorderiez-vous toutes les faveurs qu'il pourroit vous demander; interrompit la Marquise de Liche qui est belle et jeune. Ce n'est pas une consequence, dit Madame d'Alcañizes, j'ai même lieu de croire que je ne lui accorderois rien du tout, mais au moins je n'aurois aucuns reproches à lui faire; au lieu que s'il me laissoit si fort en paix, je le prendrois pour un temoignage, de son mépris13Martin, p. 77. "Quand on rencontre les Espagnolles seules & sans hommes, soit par la ville ou dans d'autres lieux, il est permis de leur demander tout ce qui vient dans la pensée sans craindre qu'elles s'offensent ; & même si vous les laissez passer sans dire quelque galanterie, qu'elles appellent ajaçacos, elles font peu d'estime de vous. Cette maxime est tellement établie en ce pays, que si un laquais trouvoit une femme de qualité seule, il pourroit sans offense, lui tenir des discours impudiques.". Il n'y en a guére qui n'ayent de pareils sentimens là-dessus.Une chose que je trouve fort singuliere et qui ne convient point, ce me semble, dans un Royaume Catholique, c'est la tolerance que l'on a pour les hommes qui ont des Maîtresses si declarées, que c'est une chose absolument sans mistere. Il est bien vrai que les Loix le deffendent, mais ils négligent les Loix et ne suivent que leur inclination, et personne ne se mêle de les reprendre de leur faute. Ces Maîtresses se nomment Amancebadas. Bien que l'on soit marié, l'on ne laisse pas d'en avoir de cette maniere, et souvent les enfans naturels sont élevez avec les legitimes, au vû et au sçû d'une pauvre femme qui souffre tout cela, et qui n'en dit pas le mot. Il est même trés rare de voir des broüilleries entre le mari et la femme, et beaucoup plus rare qu'ils se séparent comme l'on fait en France. D'un nombre infini de personnes que je connois ici, je n'ai vû que la Princesse della Rocca qui n'est pas avec son mari, et qui vit dans un Convent. La justice n'est point étourdie des démêlez domestiques.Il me paroist extraordinaire qu'une Dame, dont un Cavalier est amoureux et aimé, ne soit point jalouse de son Amancebada. Elle la regarde comme une seconde femme, elle croit que cela ne peut entrer en comparaison avec elle. De sorte qu'un homme a sa femme, son Amancebade et sa Maîtresse. Cette derniere est presque toûjours une personne de qualité; c'est elle que l'on va trouver la nuit, et pour qui l'on hasarde sa vie.Il arrive quelquefois qu'une Dame couverte de sa grande mante unie, ne montrant de tout son visage que la moitié d'un ceil, vêtuë fort simplement pour n'estre pas connuë, et ne voulant point se servir d'une chaise, va à pied au lieu du rendez-vous. Le peu d'habitude qu'elle a à marcher, ou bien souvent son air, la fait distinguer. Un Cavalier se met à la suivre et à lui parler; incommodée d'une telle escorte dont il ne lui est pas aisé de se défaire, elle s'adresse à quelqu'autre qui passe, et sans se faire autrement connoître : je vous conjure, lui dit-elle, empêchez que cet importun ne me suive davantage, sa curiosité pourroit nuire à mes affaires. Cette priere tient lieu d'un commandement au galant Espagnol : il demande à celui dont on se plaint, pourquoi il veut fatiguer une Dame malgré elle; il lui conseille de la laisser en repos; et s'il trouve un opiniâtre, il faut tirer l'épée, et quelquefois l'on s'entre-tuë sans sçavoir pour qui l'on s'est exposé. Cependant la belle gagne au pied, les laisse aux mains, et va où elle est attendue. Mais le meilleur, c'est que bien souvent c'est le mari ou le frere qui prend ainsi l'affirmative, qui deffend la Dame des poursuites du curieux, et qui lui donne lieu de se rendre entre les bras de son amant.Il y a quelques jours qu'une jeune Dame qui aimoit chérement son mari, estant informée qu'il étoit assez déreglé dans sa conduite, elle se déguisa, prit sa mante, et s'estant arrestée dans une rüe où il passoit souvent, elle lui donna lieu de lui parler. Aprés qu'il l'eust abordée, elle le tutoya, et c'est d'ordinaire par cette maniere familiere que les femmes, en ce païs, font connoître leurs sentiments. Il lui proposa un parti, qu'elle accepta, sous les conditions qu'il n'auroit point la curiosité de la voir, ni de la connoître. Il lui en donna sa parole, et il la mena chez un de ses amis. Lorsqu'ils se séparerent, il l'assûra qu'il s'estimoit le plus heureux de tous les hommes, et qu'il n'avoit jamais eu une si bonne fortune. Il lui donna une fort belle bague, et il la pria de la garder pour se souvenir de lui. Je la garderai cherement, et je reviendrai ici quand tu voudras, lui dit-elle, car il vaut autant que j'aye tes pierreries qu'une autre. En achevant ces paroles, elle ouvrit sa mante, et le mari, voyant sa femme, demeura dans la derniere confusion de son avanture; mais il pensa que puisqu'elle avoit bien trouvé le moyen de sortir de chez elle pour l'attendre, elle trouveroit aisément celui de lui joüer quelqu'autre tour moins agréable; et pour s'en garantir, il mit deux dueñas auprés d'elle, qui ne la quitterent plus.Il arrive aussi quelquefois, qu'un homme qui n'a pas sa maison proche du quartier où le hasard lui fait rencontrer sa Maîtresse, entre sans façon dans celle d'un autre, soit qu'il le connoisse ou non; il le prie civilement de vouloir bien sortir de sa chambre, parce qu'il trouve l'occasion d'entretenir une Dame, et que s'il la perd, il ne la recouvrera de longtems. Cela suffit pour que le maître de cette maison la laisse au pouvoir de l'Amant et de sa Maîtresse, et quelquefois je vous assûre que c'est la femme du sot qui s'en va si bonnement.Enfin l'on est d'une témerité surprenante, pour avoir le moyen de se voir seulement un quart-d'heure.Il me souvient d'une Dame Françoise, qui parlant d'un homme à une de ses amies, disoit : Rens-le moi amoureux, je te le rens ruïné. Cette maxime est establie ici plus qu'en lieu du monde. Un amant n'a rien à lui, il n'est point necessaire de lui faire entrevoir, non pas de vrais besoins, mais seulement de legeres envies d'avoir quelque chose. Ils n'obmettent jamais rien làdessus; et la maniere dont ils s'en acquittent, releve beaucoup le prix de leur liberalité. Je les trouve bien moins aimables que nos François, mais on dit qu'ils sçavent bien mieux aimer. Leur procedé est aussi mille fois plus respectueux; cela va même si loin, que lorsqu'un homme, de quelque qualité qu'il soit, presente un bijoux ou une lettre à une Dame, il met un genouil en terre, et il en fait de même quand il reçoit quelque chose de sa main.Je vous ai dit que je vous apprendrois pourquoy tant de Dames alloient chez la Duchesse d'Uzeda. Elle est fort aimable, et fille du Duc d'Ossone. Son mari a eu querelle avec le Prince de Stillano, pour une Dame qu'ils aimoient; ils ont tiré l'épée, c'est une assez grande affaire. Le Roi les a fait mettre en arrest : ce n'est pas à dire qu'on les ait mis prisonniers, mais il leur est deffendu de sortir de leur maison, si ce n'est la nuit, qu'ils en sortent secretement pour aller à leurs galanteries ordinaires. Et ce qu'il y a de rare, c'est que la pauvre épouse ne met pas les pieds dehors tant que son mari est en arrest, quoique ce soit presque toûjours pour quelqu'infidelité qu'il lui a faite. Il en est de même, lors qu'ils sont exilez ou releguez dans quelquesunes de leurs Terres, ce qui arrive fort souvent; et dans le tems de leur absence, leurs femmes demeurent chez elles sans sortir une seule fois. L'on m'a dit que la Duchesse d'Ossone a esté plus de deux ans prisonniere de cette sorte; c'est la coûtume, et cette coûtume est cause qu'elles s'ennuyent fort.Ce ne sont pas seulement les Dames Espagnoles qui s'ennuyent ici, les Françoises s'y divertissent assez mal. Nous devons aller dans peu de jours à Arranjues et à Tolede baiser la main à la Reine-Mere. Je vous écrirai, ma chere Cousine, le détail de mon petit Voyage, et je voudrois de tout mon cœur estre en estat de vous donner des marques plus essentielles de ma tendresse.De Madrid, ce 25 juillet 1679TREIZIEME LETTREJe vous mandai, par ma derniere Lettre, ma chere Cousine, que nous irions saluer la Reine-Mere. J'ai eu cét honneur; mais avant de vous conduire chez elle, il faut vous parler d'autres choses. Je ne voulus pas partir de Madrid que je n'eusse vû l'entrée du Marquis de Villars. Il la fit à cheval; c'est la coûtume en ce païs-ci, et quand un homme est bien fait, cela lui est avantageux. Lorsque l'Ambassadeur de Venise fit la sienne, il fut heureux de n'être pas dans son carrosse. Il en avoit un qui valoit 12000 écus, qui versa en sortant de chez lui; mais comme c'estoit l'hiver, la marée (c'est cette vilaine bouë noire qui fait des ruïsseaux dans les ruës, où un cheval entre jusques aux sangles) la marée, dis-je, gâta si fort le velours à fonds d'or, et la belle broderie dont il estoit relevé, qu'il n'a jamais pû servir depuis. Je demeurai surprise, que pour une chose aussi commune que le sont ces sortes d'entrées, toutes les Dames fussent sur leurs balcons avec des habits magnifiques, et le même empressement qu'elles auroient pour voir le plus grand Roi du monde; mais elles ont si peu de liberté, qu'elles profitent avec joye de toutes les occasions de se montrer. Et comme leurs amans ne leur parlent presque jamais, ils ne manquent pas de se mettre dans leurs carrosses proche du balcon de leurs Maitresses, où ils les entretiennent des yeux et des doigts. C'est un usage d'un grand secours pour se faire entendre plus promptement que s'ils se servoient de leurs voix. Ce langage muët me paroist assez difficile, à moins que d'y avoir beaucoup d'habitude; mais ils l'ont aussi, et il n'y a que deux jours que je voyois une petite fille de six ans et un petit garçon, à peu prés de même âge, qui sçavoient déjà se dire mille jolies choses de cette maniere. Dom Frederic de Cardone, qui les voyoit comme moi, et qui les entendoit bien mieux, m'expliquoit tout, et s'il n'a rien ajoûté du sien à la conversation de ces deux enfans, il faut avoüer qu'ils sont tous nez ici pour la galanterie.La Marquise de Palacios, mere de Dom Fernand de Tolede, est une des meilleures amies de ma parente. Elle a une belle maison, appellée Igariça, aux bords du Xarama; et bien que cette Dame soit déja vieille, elle n'y avoit jamais esté, quoique ce ne soit qu'à huit lieuës de Madrid. Elles croyent en ce païs-ci, qu'il n'est pas de la grandeur de se donner la peine d'aller dans leurs Terres, à moins que ce ne soit des Principautez ou des Villes, et pour lors elles les nomment leurs Etats. Je fis un peu la guerre à cetteDame de sa paresse, et ma parente l'engagea d'estre du voyage avec sa fille Doña Mariquita, qui est une petite personne blanche, grasse et blonde. Ces trois qualitez sont également rares ici, et elle y est admirée de tous ceux qui la voient. La jeune Marquise de la Rosa voulut estre de la partie. Son époux y vint à cheval avec Dom Fernand de Tolede, Dorn Sanche Sarmiento et Dom Estéve de Carvajal. Dorn Frederic de Cardonne n'y auroit pas manqué; mais l'Archevêque de Burgos lui avoit écrit de venir le trouver en diligence. Lors qu'il me le dit, je le priai d'aller voir la belle Marquise de Los Rios à las Huelgas. Je lui donnai une Lettre pour elle, par laquelle je lui reprochois son silence et je lui demandois de ses nouvelles un peu particulierement.Nous partîmes dans deux carrosses le seize d'Aoust, sur les dix heures du soir, par le plus beau temps du monde; les chaleurs estoient si excessives, qu'à moins que d'exposer sa vie, il seroit impossible de marcher le jour; mais les nuits sont fraîches, et les carrosses sont l'Esté tous ouverts, les mantelets levez autour, avec de grands rideaux de toille de Hollande fort fine, garnis de belle dentelle d'Angleterre avec des nœuds de rubans de couleur, et comme on les fait changer souvent, cela est fort propre. Nous allions si vîte, que je mourois de peur qu'il ne se rompît quelque chose à notre carrosse; car il est constant que nous aurions esté mille fois tuées avant que le Cocher eust pû s'en appercevoir. Je croi que l'on ne court ainsi que pour s'indemniser de la lenteur avec laquelle on va dans Madrid, car au petit pas des mules, c'est encore trop à cause du mauvais pavé, des trous, des bouës en Hiver et de la poudre en Esté, dont les ruës sont pleines. La Marquise de Palacios avoit un petit chapeau sur sa teste, garni de plumes, selon la coûtume des Dames Espagnoles quand elles vont à la campagne1Martin, p. 76. "Les femmes de qualité portent des Mantes de couleur lors qu'elles vont en campagne, avec des bonnets de velours à l'Anglaise, garnis de belles aigrettes.."; et la Marquise de la Rosa estoit fort jolie avec son just'au-corps court, ses manches estroites, et le reste de son ajustement, sur lequel nous nous recriames, que nous la trouvions muy bizarra, et muy de gàlà, c'est-à-dire fort galante et fort magnifique. Je trouvai assez plaisant que ces Dames nous obligeassent de descendre en trois endroits sur le chemin, pour entendre joüer de la Guittarre par deux Gentilshommes du Marquis de la Rosa qu'il avoit amené exprés, et qui galopoient, leur Guittarre attachée d'un cordon et passée derriere le dos. Cette petite musique mal concertée ne laissa pas de ravir la compagnie, qui se recrioit fort sur les agrémens de la campagne, pendant une belle nuit. je n'ai jamais vû de femmes si satisfaites.Nous arrivâmes à Arranjues2Brunel, p. 87 (R. H. p. 179). "Le cinquiéme de May nous fûmes à Aranjuez pour y voir la Cour. Cét agreable sejour où le Roy passe toutes les années un mois de Printemps, est sans doute un agreable lieu, & les Espagnols qui n'en ont point veu de semblables, n'en parlent que comrne des champs Elisées.... La situation en est tres-belle, & les avenuës en sont fort agreables. Avant que d'en approcher, on passe le Tage sur un pont de bois, qui a une porte au bout pour le fermer quand la Cour n'y est pas; car alors on est obligé de passer dans une barque, & d'y payer les droits qui font partie des tentes d'Aranjuez. Au delà du pont on tourne à la main droite, & en un recoin que fait le Tage, on voit les hauts ormeaux & les magnifiques piantages qui entourent la maison du Roy. à cinq heures du matin; je demeurai surprise de sa merveilleuse situation. Nous passâmes à une demi-lieüe en deça le Tage, sur un pont de bois qui ferme, et nous entrâmes ensuite dans des avenües3Bertaut, p. 50. "Ce qu'il y a d'admirable et de surprenant en ce lieu-là, c'est la longueur des allées & la grosseur des arbres, dont il y a deux rangs : car outre qu'en toute l'Espagne, il n'y en a quasi point, je puis dire qu'il n'y a point en toute la France d'allées si longues ni si belles : outre qu'elles sont mesme fort larges. Nous nous amusasmes long temps à nous promener dans l'une qui est le long du Tage, & j'allay au galop jusques en un lieu, d'où je ne pût voir le bout ny d'un costé ny d'autre; si bien que comme nous voulions aller coucher à Tolede, je n'allay pas plus loin. Ce qui fait que les arbres y viennent si bien, c'est qu'entre les deux rangs des costez il y a une petite rigole qui y coule continuellement, & qui est remplie d'eau qui vient du Tage." d'ormes et de tilleuls si hauts, si verds et si frais, que le Soleil ne les penetre point. C'est une chose bien extraordinaire, que l'on trouve si proche de Madrid des arbres si parfaits en leur qualité, car le terroir est ingrat, et il n'y en vient point. Cependant l'on n'a pas lieu de s'appercevoir à Arranjues de ce que je dis, parce que l'on a fait, le long des allées et proche des arbres, un petit fossé dans lequel l'eau du Tage coule et humecte leurs racines. Ces avenuës sont si longues, que lorsque l'on est au milieu, l'on n'en peut voir le bout. Plusieurs allées se joignent à celles-ci, et forment des étoilles de tous côtez. On se promene au bord du Tage et du Xarama; ce sont deux fameuses rivieres qui entourent l'Isle dans laquelle Arranjues est bâti, et qui lui fournissent des eaux qui contribuent fort à son embellissement. En effet, je n'ai pas vû de lieu plus agréable. Il est vrai que les jardins sont trop serrez, et que l'on y trouve plusieurs allées étroites; mais les promenades y sont ravissantes, et lors que nous y arrivames, je croyois estre dans quelque Palais enchanté. La matinée étoit fraîche, les oiseaux chantoient de tous côtez, les eaux faisoient un doux murmure, les espaliers estoient chargez de fruits excellens, les parterres de fleurs odoriferantes, et je me trouvois en fort bonne compagnie. Nous avions un ordre de Dom Juan pour estre logez dans le Château, de maniere que l'Alcayde nous reçût avec beaucoup de civilité, et nous fit voir soigneusement ce qu'il y avoit de plus remarquable. Les fontaines4Brunel, pp. 88-89 (R. H. pp. I79-180). "On arrive à une porte qui est au bout d'un pont qu'on a fait sur un Canal, tiré depuis le Tage jusques à cét endroit. Par là on a formé une Isle où est le jardin qui est fort net & bien entretenu, il a son entrée du costé du Palais, & dés qu'on a passé un pont qui y mene, on rencontre deux Statuës de bronze, dont l'une jette de l'eau par ses bras coupez, & à un pas de là on est sur les bords du bassin de la fontaine de Diane, qui est au milieu sur une hauteur de pieces rapportées, de pierre, de bois, de mousse & de terre, où quantité de figures de toutes sortes d'animaux sont attachées, qui jettent agreablement de l'eau à mesme temps qu'elles la reçoivent des tuyaux qui la leur conduisent du Tage, car en tout ce jardin, je n'ay pas veu une fontaine d'eau vive. A l'entour du bassin on voit huit vaisseaux de Myrthe, si je ne me trompe, dont les branches sont si bien couchées, que la pouppe, la prouë, & tout le corps en est tres bien formé. Ils portent chacun une figure ou petite statuë, qui jette de l'eau contre les bestes qui sont sur la hauteur du milieu. On trouve ensuite la fontaine du Ganimede que l'on voit sur son aigle au haut d'une colonne & à costé dans le bassin un Mars, un Hercule, & une autre Deité de pierre ou de bois blanchy & plastré... Rentrant dans l'allée du milieu, on va à la fontaine de las harpias, qui est la plus mignonne de toutes. Le bassin en est quarré, & aux quatre coins il y a des colonnes sur lesquelles sont les figures de ces animaux infames qui vomissent de l'eau contre la figure d'un homme. qui cherche une épine à la plante de son pied." sont de ce nombre; on en trouve une si grande quantité, qu'il est impossible de passer dans une allée, dans un cabinet, dans un parterre, ou sur une terrasse, sans en rencontrer par tout cinq ou six, avec des Statuës de bronze et des bassins de marbre. Les jets d'eau s'élevent trés-hauts, ils ne sont pas d'eau vive, et ils viennent tous du Tage. Je vous parlerai entr'autres de la fontaine de Diane. Elle est sur une éminence qui la fait découvrir d'assez loin; la Déesse est au milieu, en- tourée de cerfs, de biches et de chiens qui jettent tous de l'eau. On a menagé un peu plus bas un rond de mirthe5Bertaut, p. 48-49 "Devant que d'y arriver nous passasmes la riviere de Xarama, une demie lieuë en deçà, sur un pont de bois : nous entrasmes peu aprés dans de grandes allées d'Ormes & de Tilleuls à perte de veuë, qui se traversent & composent une estoile. Celle où nous estions, nous conduisit jusques sur un pont qui est sur le Tage, qui se joint là auprès du Xarama. Philippe second fit couper cette celebre riviere, pour la faire passer tout autour de son jardin, ou de son pare, qui est par ce moyen l'isle la plus agreable du monde. Elle est beaucoup pIus grande que les Thuileries, & est traversée de tous costez de quantité d'allées un peu étroites veritablement, mais pleines de quantité de statuës de bronze, & de fontaines, dont les bassins sont de marbre, n'y en ayant guere où il n'y en ait quatre ou cinq, de manieres differentes. Il y a un Mont Parnasse au milieu d'une espece d'Estang, où il y a une fort grande quantité de jets d'eau, mais la plus belle de toutes, c'est un grand bassin, au haut duquel est un Cupidon, dont le carquois fait autant de jets d'eau qu'il y a de fléches; & au bas sont les trois Graces, de marbre, comme tout le reste. Outre cela, aux quatre coins il y a quatre grands arbres fort hauts, du haut desquels il tombe quatre jets d'eau dans ce bassin. Cela surprend d'abord; car les tuvaux qui conduisent l'eau jusques au haut, ne se voyent point estant attachez tout le long des arbres." que l'on a taillé de plusieurs manieres differentes, et des petits amours sont à moitié cachez dedans, qui jettent de l'eau contre les animaux dont la fontaine est bordée. Le mont Parnasse s'éleve au milieu d'un grand étang, avec Apollon, les Muses, le cheval Pegase, et une chûte d'eau qui tombe et qui represente le fleuve Helicon. Il sort de ce rocher mille jets d'eau differens, dont les uns s'élancent, les autres serpentent sur la surface de l'étang : les autres coulent sans effort, les autres forment des fleurs en l'air, ou une pluye. La fontaine de Ganimede a ces beautez. Ce bel enfant, assis sur l'Aigle de Jupiter, semble allarmé de son vol; l'oiseau est au haut d'une colonne, les ailes éployées; il jette l'eau par le bec et par ses serres. La fontaine de Mars en est tout proche. Celle des Harpies est belle; elles sont sur des colonnes de marbres fort hautes, aux quatre coins : elles jettent l'eau de tous côtez, et il semble qu'elles ont envie d'inonder un jeune adolescent qui est assis au milieu de la fon- taine, et qui cherche une épine dans son pied. Mais la fontaine d'Amour est la plus agréable. Ce petit Dieu y paroist élev& avec son carquois plein de fléches, dont il sort de chacune des jets d'eau. Les trois Graces sont assises au pied de l'Amour; et ce qui est de plus singulier, c'est qu'il tombe du haut de quatre grands arbres des fontaines, dont le bruit plaist beaucoup et surprend, n'estant pas naturel que l'eau doive venir de là.Je craindrois de vous ennuyer, si j'entreprenois de vous dire, le nombre de cascades, de chûtes d'eau et de fontaines que je vis. Je puis vous assûrer en general, que c'est un lieu digne de la curiosité et de l'attention de tout le monde. Le Soleil commençoit d'estre trop fort à huit heures, nous entrâmes dans la maison; mais il s'en faut bien qu'elle ne soit aussi belle qu'elle devroit l'estre, pour répondre dignement à tout le reste. Et lorsque le Roi y va, ceux qui l'accompagnent sont si mal logez6Bertaut, p. 50. "En effet quelque peu de monde que le Roy d'Espagne y puisse mener quand il y va, je suis étonné comment il y peut loger : car nous ne trouvasmes le soir en arrivant, qu'une méchante hostellerie accompagnée d'une douzaine de maisons, & qui pis est, dans tout ce village, nous ne pensames trouver que deux petits pains, qui ne nous rassasierent pas trop.", qu'il faut se contenter d'y aller à toute bride faire un peu sa cour, ou depasser jusques à Tolede; car il n'y a que deux méchantes hôtelleries et quelques maisons de particuliers en fort petit nombre. Si nous n'avions pas eu la précaution de porter jusqu'à du pain, je suis bien persuadée que nous n'en aurions point eu, à moins que l'Alcayde ne nous eût donné le sien. Je vous marquerai en passant7Bertaut, p. 214. "Car Alcayde est different d'Alcalde; Alcayde c'est un Commandant d'un chasteau, & Alcalde c'est un Iuge inferieur comme nos Baillifs & Lieutenans generaux." de ne pas confondre Alcayde avec Alcade. Le premier signifie Gouverneur d'un Chasteau ou d'une Place, et l'autre, un Sergent. Bien que les tableaux les plus exquis soient à l'Escurial, je ne laissai pas d'en trouver de trés-bons à Aranjues dans l'Appartement du Roi. Il est meublé selon la saison où nous sommes, c'est-a-dire avec les murailles toutes blanches, et une tapisserie de jonc trés-fin de la hauteur de trois pieds. Il y a au dessus des miroirs ou des peintures. On trouve dans ce Bâtiment plusieurs petites courts qui en diminuent la beauté.Nous dejeunâmes8Jouvin, p. 126. "Nous y déjeûnâmes d'une paire de Pimento, qui est un fruit long environ comme le doigt, d'un goust fort comme le poivre, qu'on fait tremper longtemps à cause de cela dans le sel & le vinaigre; c'est une plante qui porte ce fruit..." tous ensemble, et l'on voulut me persuader de manger d'un certain fruit nommé pimiento, qui est long comme le doigt, et si violemment poivré, que si peu qu'on en mette dans la bouche, elle est toute en feu. On laisse tremper longtems le pimiento dans du sel et du vinaigre, pour en ôter la force. Ce fruit vient en Espagne sur une plante, et je n'en ai point vû dans les autres païs où j'ai esté. Nous avions une oille, des ragoûts de perdrix froides avec de l'huisle et du vin de Canarie, des poulardes, des pigeons qui sont excellens ici, et des fruits d'une beauté extraordinaire. Ce repas qui valoit un fort bon dîné, estant fini, nous nous couchâmes, et nous n'allâmes à la promenade que sur les sept heures du soir. Les beautez de ce lieu me parurent aussi nouvelles que si je ne les avois pas vuës le matin, particulierement cette situation toute charmante que j'admirai toûjours, de quelque costé que je tournasse les yeux. Le Roi y est en seureté avec une demi-douzaine de Gardes, parce que l'on n'y sçauroit y arriver que par des ponts qui ferment tous, et le Xarama qui grossit en cet endroit les eaux du Tage, fortifie Aranjues. Aprés nous estre promenez jusqu'à dix heures du soir, nous revinmes dans un grand salon pavé de marbre, et soûtenu pàr des colonnes semblables. Nous le trouvâmes éclairé de plusieurs lustres, et Dom Esteve de Caruajal y avoit fait venir, sans nous en rien dire, des Musiciens qui nous surprirent agréablement; du moins les Dames Espagnoles et ma parente en demeurerent trés-satisfaites. Pour moi je trouvai qu'ils chantoient trop de la gorge, et que leurs passages estoient si longs qu'ils en devenoient ennuyeux; ce n'est pas qu'ils n'eussent la voix belle, mais leur maniere de chanter n'est pas bonne, et communement tout le monde ne chante pas en Espagne comme l'on fait en France et en Italie. Le souper estant fini, nous allâmes au grand Canal, où il y avoit un petit galion peint et doré; nous entrâmes dedans et nous y demeurâmes jusqu'à deux heures aprés minuit, que nous en sortîmes pour prendre le chemin de Tolede.Je remarquai qu'en sortant d'Aranjues9Bertaut, p. 5o. "Au sortir d'Aranjuez nous ne trouvasmes que des bruieres des broussailles toutes pleines de Lapins, de Dains, & de Cerfs...", nous ne trouvâmes que des bruieres; l'air ne laissoit pas d'estre parfumé du tim et du serpolet, dont ces plaines sont couvertes. On me dit qu'il y avoit là une grande quantité de lapins, de cerfs, de biches et de dains; mais ce n'estoit pas l'heure de les voir. La conversation ayant esté quelque tems generale, j'estois déja à deux lieües d'Aranjues, que je n'avois pas encore parlé à Dom Fernand qui estoit placé auprés de moi. Mais voulant profiter du tems pour m'instruire à fonds des particularitez de cette redoutable Inquisition, dont il m'avoit promis de m'entretenir, je le priai de m'en dire quelque chose.L'Inquistion10Gazette, p. 437-448. "L'Exécution faite à Madrid de plusieurs Iuifs & autres Criminels condamnez par le tribunal de l'Inquisition.L'Inquisition n'a esté connüe dans l'Europe qu'au commencement du treizième siècle : avant ce temps là les Evesques et les Magistrats séculiers faisoient la recherche des hérétiques qu'ils condamnoient au bannissement, à la perte de leurs biens, ou à d'autres peines qui n'alloient presque jamais à la mort. Mais le grand nombre d'hérésies qui s'élevèrent à la fin du douziéme siècle furent la cause de l'établissement de ce Tribunal. Les Papes envoyérent des Religieux vers les Princes Catholiques & vers les Evesques, pour les exhorter de travailler avec vn zéle extraordinaire à l'extirpation des hérésies & à faire punir les hérétiques opiniatres : ce qui continüa de cette manière jusques à l'année 1250.En l'année 1251, Innocent IV, donna pouvoir aux Dominiquains de connoitre de ces sortes de crimes, avec l'assistance des Evesques. Clément IV. confirma ces Tribunaux en 1265. Il y en eut ensuite plusieurs qui furent érigez dans l'Italie, & dans les Royaumes dépendans de la couronne d'Aragon, jusqu'au regne de Ferdinand & d'Isabelle, que l'Inquisition fut établie dans les Royaumes de Castille & enfin dans le Portugal, en l'année 1557, par le Roy Jean III.Les inquisiteurs avoient eu jusqu'alors vne püissance bornée & souvent contestée par les Evesques à qui la connoissance des crimes d'hérésie appartenoit selon le droit Ecclesiastique. Il estoit contre les régles de l'Eglise que des Prestres condamnassent les Criminels au dernier supplice, & mesmes pour des crimes que souvent les Loix civiles punissoient par des peines moins rigoureuses. Mais le Droit ancien cédant au nouveau, les Religieux de Saint Dominique estoient depuis deux siècles en possession de cette lustice extraordinaire par les Bulles des Papes : & les Evesques en ayant esté entiérement exclus, il ne manquoit aux Inquisiteurs que l'autorité du Prince, pour l'exécution de leurs jugemens au temps de I'vnion des Couronnes de Castille & d'Aragon, sous Ferdinand & Isabelle. lean de Torquernada de l'Ordre des Dominicains, Confesseur de la Reyne Isabelle & qui depuis fut Cardinal, avoit fait promettre à cette Princesse avant qu'elIe parvint à la Couronne, de persécuter les Infidelles & les hérétiques lors qu'elle seroit en estat de le faire.Elle obtint en 1483, des Bulles du Pape Sixte IV, pour l'établissement d'vne charge d'Inquisiteur général dans les Royaumes d'Aragon & de Valence, & dans la Catalogne, & elle donna cette charge à Iean de Torquemada. Les Papes étendirent sa juridiction sur tous les Estats des Roys Catholiques, & Ferdinand & Isabelle établirent vn Conseil supréme de l'Inquisition, dolit ils le firent Président. Il est composé de l'Inquisiteur général qui est nommé par le Roy d'Espagne & confirmé par le Pape, de cinq Conseillers, dont l'vn doit estre Dominiquain par vn privilége de Philippe III, d'vn Procureur fiscal, d'vn Secrétaire de la Chambre du Roy, de deux Secrétaires du Conseil, d'vn Alguazil mayor, d'vn Receveur, de deux Relateurs, & de deux Qualificateurs, & Consulteurs. Le nombre des Familiers & des moindres officiers est extrémement grand, parce que les officiers de l'Inquisition n'estant justiciables que de ce Tribunal, ils se mettent par ce moyen à couvert de la justice ordinaire qui est fort sévére en Espagne.Ce Conseil supréme a vne entiére autorité sur les autres Inquisitions, qui ne peuvent faire d'Auto ou Exécution sans la permission du Grand Inquisiteur. Ces Inquisitions particuliéres sont celles de Seville, de Toléde, de Grenade, de Cordoüe, de Cuenca, de Valladolid, de Murcie, de Leréna, de Logroño, de S. Iacques, de Saragosse, de Valence, de Barcelone, de Majorque, de Sardaigne, de Palerme, des Canaries, de Mexico, de Cartagéne & de Lima.Chacune de ces Inquisitions est composée de trois Inquisiteurs, de trois Secrétaires, d'vn Alguazil mayor & de trois Receveurs, Qualificateurs, ou Consulteurs.Tous ceux qui entrent dans ces charges sont obligez de faire preuve de casta limpia, c'est à dire, de prouver qu'ils descendent de vieux Chrestiens, & qu'aucun de leurs ancestres n'a esté repris de l'Inquisition pour crime d'infidélité ou d'hérésie.Les procédures de ce Tribunal sont fort extraordinaires, vn homme estant arresté demeure dans les prisons sans sçavoir le crime dont on l'accuse, ny les témoins qui déposent contre luy. Il ne peut en sortir qu'en avoüant vne faute dont souvent il n'est pas coupable, & que le désir de la liberté luy fait avouer, parce qu'on ne fait pas mourir l'accusé à la premiére fois : quoy que la famille soit taxée d'infamie, & que ce premier jugement rende les personnes incapables de toutes charges. Il n'y a aucune confrontation de témoins ni aucun moyen de se défendre, parce que ce Tribunal affecte sur toutes choses vn secret inviolable. Il procede contre les Hérétiques & particuliérernent contre les Chrestiens ludaïsans & les Marranes ou Mahométans secrets, dont l'expulsion des luifs & des Mores par Ferdinand & Isabelle a remply l'Espagne.La rigueur de cette Iustice fut telle que l'Inquisiteur Torquémada fit le procez à plus de cent mille personnes, dont six mille furent condamnez au feu, dans l'espace de 14 ans.Le spectacle de plusieurs criminels condamnez au dernier supplice, sans avoir égard à leur sexe ny a leur qualité, confirme, à ce que les Espagnols prétendent, les peuples dans la Religion Catholique, & ils croyent que l'Inquisition a seule empéché les dernieres hérésies de se repandre en Espagne, dans le temps qu'elles ont infecté toute l'Europe. C'est pourquoy les Rois ont donné vne autorité excessive à ce Tribunal, qu'on appelle le Tribunal du S. Office.Les Actes généraux de l'Inquisition d'Espagne qui sont considérez dans la plus grande partie de l'Europe comme vne simple exécution de criminels, passent parmy les Espagnols pour vne cérémonie religieuse, dans laquelle le Roy Catholique donne des preuves publiques de son zéle pour la Religion : c'est pourquoy ils les appellent Autos de fé, ou Actes de foy. Ils se font ordinairement à l'avénement des Rois à la Couronne, ou à leur Majorité, afin qu'ils soient plus autentiques. Le dernier se fit en 1632, au commencement du regne de Philippe IV, & celuy-cy a esté fait dans l'année du Mariage de Sa Majesté Catholique.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Comme il ne s'en estoit point fait depuis l'année 1632, on fit de grands préparatifs pour rendre celuy-ci aussf solennel & aussi magnifique que le peuvent estre ces sortes de cérémonies.On dressa dans la grande place de Madrid vn théatre de 50 pieds de long, il estoit élevé à la hauteur du balcon destiné pour.Sa Majesté Catholique, sous lequel il finissoit.A l'extrémité & sur toute la largeur de ce théatre s'élevoit à la droite du balcon clu Roy vn amphitéatre de 25 ou 3o degrez, destiné pour le Conseil de l'Inquisition & pour les autres Conseils d'Espagne, au dessus desquels estoit sous vn dais la chaire du grand Inquisiteur, beaucoup plus élevée que le balcon du Roy. A la gauche du théatre & du balcon on voyoit vn second amphitéatre de mesme grandeur que le premier, & où les criminels devoient estre placez.Au milieu du grand théatre il y en avoit vn autre fort petit, plus long que large qui soutenoit deux maniéres de cages ouvertes par le haut, où devoient estre mis les Criminels pendant la lecture de leur sentence.On voyoit encor sur le grand théatre trois chaires préparées, deux pour les relateurs ou lecteurs des Iugemens, & la troisiéme pour vn Prédicateur: & on avoit enfin dressé vn autel aupres de l'arnphitéatre des Conseils. Les places de Leurs Majestez Catholiques estoient disposées en sorte que la Reyne estoit à la gauche du Roy & à la droite de la Reyne Mére. Toutes les Dames des Reynes occupoient le reste de la longueur du mesme balcon de part & d'autre. Il y avoit d'autres balcons préparez pour les Ambassadeurs, & pour les Seigneurs & les Dames de la Cour, & des échafaux pour le peuple.Le 29 de Iuin, la cérémonie commença par vne procession, qui partit en cet ordre de l'Eglise de Sainte Marie. Cent charbonniers armez de piques & de mousquets marchoient les premiers, parce qu'ils fournissent le bois qui sert au supplice de ceux qui sont condamnez au feu. Ensuite, venoient les Dominicains précédez d'vne Croix blanche. Le Duc de Médina Céli portoit l'Estendart de l'Inquisition, selon le privilége héréditaire à sa famille. Cet Estendart est de Damas rouge, sur I'vn des costez est représentée vne épée nüe dans vne couronne de lauriers, & sur l'autre les armes d'Espagne.On portoit ensuite vne Croix verte entourée d'vn crespe noir. Plusieure Grands & Autres personnes de qualité Familiers de l'Inquisition, marchoient apres, couverts de manteaux ornez de Croix blanches & noires bordées d'vn fil d'or. La marche estoit fermée par 5o Halbardiers ou gardes de l'Inquisition vestus de noir & de blanc, qui estoient commandez par le Marquis de Pouar, Protecteur héréditaire de l'Inquisition du Royaume de Toléde.La procession apres avoir passé en cet ordre devant le Palais, se rendit à la place, l'étendart & la Croix verte furent plantez sur l'autel, & les Dominicains seuls restérent sur le théatre : les autres s'étant retirez, Ces Religieux passérent vne partie de la nuit à psalmodier, & dés la pointe du jour ils célébrérent sur l'autel plusieurs Messes, jusqu'à six heures du matin.Le Roy, la Reyne d'Espagne, la Reyne mére, & toutes les Dames parurent sur les balcons vers les sept heures du matin.A huit heures la marche de la procession commença comme le jour précédent par la compagnie des Charbonniers qui se placérent à la gauche du balcon du Roy. La droite estoit occupée par ses gardes. Trente hommes portoient ensüite des effigies de carton, grandes comme nature, les vnes représentoient ceux qui estoient morts dans la prison, dont les os furent aussi apportez dans des coffres avec des flàmes peintes à l'entour, & les autres figures représentoient ceux qui s'estant échapez avoient esté jugez par contumace. Ces figures furent placées dans vne des extrémitez de l'amphithéatre.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Il estoit pres de midi lors qu'on commença à lire les Sentences de ceux qui avoient esté condamnez.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .Ils furent exécutez apres minuit.", me dit-il, n'a esté connuë dans l'Europe qu'au commencement du treiziéme siécle. Avant ce temps-là, les Evêques et les Magistrats seculiers faisoient la recherche des heretiques, qu'ils condamnoient au bannissement, à la perte de leurs biens, ou à d'autres peines qui n'alloient presque jamais à la mort; mais le grand nombre d'heresies qui s'éleverent à la fin du douziéme siécle, furent la cause de l'établissement de ce Tribunal. Les Papes envoyerent des Religieux vers les Princes Catholiques et vers les Evêques, pour les exhorter de travailler avec un soin extraordinaire à l'extirpation des heresies, et à faire punir les heretiques opiniâtres, ce qui continua de cette maniere jusques à l'année mil deux cens cinquante.En l'année mil deux cens cinquante-un, Innocent IV donna pouvoir aux Dominiquains de connoistre de ces sortes de crimes, avec l'assistance des Evêques. Clement IV confirma ces Tribunaux en mil deux cens soixante-cinq. Il y en eut ensuite plusieurs qui furent érigez dans l'Italie et dans les Royaumes dépendans de la Couronne d'Arragon, jusqu'au regne de Ferdinand et d'Isabelle, que l'Inquisition fut establie dans les Royaumes de Castille, et puis en Portugal par le Roi Jean III en l'année mil cinq cens cinquante-sept.Les Inquisiteurs avoient eu jusqu'alors une puissance bornée, et souvent contestée par les Evêques, à qui la connoissance des crimes d'heresie appartenoit. Selon les Canons, il estoit contre les regles de l'Eglise que des Prestres condamnassent les criminels à mort, et même pour des crimes que souvent les Loix civiles punissoient par des peines moins rigoureuses. Mais le dretit ancien cedant au nouveau, les Religieux de S. Dominique s'estoient mis depuis deux siecles en possession de cette justice extraordinaire, par les Bulles des Papes; et les Evêques en ayant esté entierement exclus, il ne manquoit aux Inquisiteurs que l'autorité du Prince pour l'execution de leurs Jugemens. Avant qu'Isabelle de Castille parvint à la Couronne, le Dominiquain Jean de Torquemada, son Confesseur et qui depuis fut Cardinal, lui avait fait promettre de persecuter les Infidelles et les heretiques lorsqu'elle seroit en pouvoir de le faire. Elle obligea Ferdinand, son mari, d'obtenir en mil quatre cens quatre-vingttrois, des Bulles du Pape Sixte IV pour l'établissement d'une Charge d'Inquisiteur General dans les Royaumes d'Arragon et de Valence; car ces deux Royaumes estoient à lui de son chef; et il est à remarquer que Ferdinand donnoit les Charges dans ses Estats, et Isabelle dans les siens, mais la Reine procura cette charge à Torquemada. Les Papes étendirent ensuite sa Juridiction sur tous les Estats des Rois Catholiques; et Ferdinand et Isabelle établirent un Conseil supréme de l'Inquisition, dont ils le firent President. Il est composé de l'Inquisiteur General, qui est nommé par le Roi d'Espagne, et confirmé par le Pape; de cinq Conseillers, dont l'un doit estre Dominiquain par un privilege de Philippe III accordé à cet Ordre en 1616, d'un Procureur Fiscal, d'un Secretaire de la Chambre du Roi, de deux Secretaires du Conseil, d'un Alguazil mayor, d'un Receveur, de deux Rapporteurs et de deux Qualificateurs et Consulteurs. Le nombre des Familiares et des menus Officiers est extrémement grand, parce que les Officiers de l'Inquisition n'étant justiciables que de ce Tribunal, ils se mettent par ce moyen à couvert de la Justice ordinaire.Ce Conseil suprême a une entiere autorité sur les autres Inquisitions, qui ne peuvent faire d'Auto ou executions sans la permission du Grand Inquisiteur. Les Inquisitions particulieres sont celles de Seville, de Tolede, de Grenade, de Cordoüe, de Cuenca, de Valladolid, de Murcie, de Derena [Lérida?], de Logroño, de S. Jacques, de Saragosse, de Valence, de Barcelone, de Majorque, de Sardaigne, de Palerme, des Canaries, de Mexico, de Cartagene et de Lima.Chacune de ces Inquisitions est composée de trois Inquisiteurs, de trois Secretaires, d'un Alguazil Mayor, et de trois Receveurs, Qualificateurs et Consulteurs.Tous ceux qui entrent dans ces Charges sont obligez de faire preuves de casa limpia, c'est-à-dire de n'avoir dans leur famille aucune tache de Judaïsme ny d'héresie, et d'estre Catholiques d'origine.Les procedures de ce Tribunal sont fort extraordinaires. Un homme estant arresté demeure dans les prisons sans sçavoir le crime dont on l'accuse, ni les témoins qui déposent contre lui. Il ne peut en sortir qu'en avoüant une faute dont souvent il n'est pas coupable, et que le desir de la liberté lui fait avoüer, parce qu'on ne fait pas mourir l'accusé à la premiere fois, quoique la famille soit taxée d'infamie et que ce premier Jugement rende les personnes incapables de toutes Charges.Il n'y a aucune confrontation de témoins, ni aucuns moyens de se deffendre, parce que ce Tribunal affecte sur toutes choses un secret inviolable. Il procede contre les Héretiques, et particulierement contre les Chrestiens judaïsans, et les Maranes ou Mahometans secrets, dont l'expulsion des Juifs et des Mores par Ferdinand et Isabelle a rempli l'Espagne.La rigueur de cette Justice fut telle que l'Inquisiteur Torquemada fit le procés à plus de cent mil personnes, dont six mil furent condamnez au feu dans l'espace de quatorze ans.Le spectacle de plusieurs criminels condamnez au dernier suplice, sans avoir égard à leur sexe ni à leur qualité, confirme, à ce que l'on pretend, les peuples dans la Religion Catholique; et l'Inquisition seule a empêché les dernieres heresies de se répandre en Espagne dans le tems qu'elles ont infecté toute l'Europe. C'est pourquoi les Rois ont donné une autorité excessive à ce Tribunal, que l'on appelle le Tribunal du Saint Office.Les Actes generaux de l'Inquisition en Espagne, qui sont considerez dans la plus grande partie de l'Europe, comme une simple exceution de criminels, passent parmi les Espagnols pour une ceremonie Religieuse, dans laquelle le Roi Catholique donne des preuves publiques de son zele pour la Religion. C'est pourquoi on les appelle Autos de Fé ou Actes de Foi. Ils les font ordinairement à l'avenement des Rois à la Couronne, ou à leur majorité, afin qu'ils soient plus autentiques. Le dernier se fit en 1632 et l'on en prepare un Pour le mariage du Roi. Comme il ne s'en est point fait depuis longtems, on fait de grands preparatifs pour rendre celui-ci aussi solemnel et aussi magnifique que le peuvent estre ces sortes de ceremonies. Un des Conseillers de l'Inquisition en a déja fait un projet qu'il m'a montré. Voici ce qu'il porte.On dressera dans la grande place de Madrid un théatre de cinquante pieds de long. Il sera élevé à la hauteur du balcon destiné pour le Roi, sous lequel il finira.A l'extrêmité et sur toute la largeur de ce théatre, il s'élevera à droite du balcon du Roi, un amphithéatre de vingt-cinq ou trente degrez destiné pour le Conseil de l'Inquisition et pour les autres Conseils d'Espagne, au dessus desquels sera sous un dais la chaire du grand Inquisiteur, beaucoup plus élevée que le balcon du Roi. A la gauche du théatre et du balcon, on verra un second amphithéatre de même grandeur que le premier, et où les criminels seront placez.Au milieu du grand théatre il y en aura un autre fort petit, qui soûtiendra deux cages où l'on mettra les criminels pendant la lecture de leur Sentence. On verra encore sur le grand théatre trois chaires preparées pour les Lecteurs des Jugemens, et pour le Prédicateur devant lequel il y aura un Autel dressé.Les places de leurs Majestez Catholiques seront disposées en sorte que la Reine sera à la gauche du Roi et à la droite de la Reine-mere. Toutes les Dames des Reines occuperont le reste de la longueur du même balcon de part et d'autre. Il y aura d'autres balcons préparez pour les Ambassadeurs et pour les Seigneurs et les Dames de la Cour, et des échafaux pour le peuple.La ceremonie commencera par une Procession qui partira de l'Eglise de Sainte Marie. Cent Charbonniers armez de piques et de mousquets, marcheront les premiers, parce qu'ils fournissent le bois qui sert au suplice de ceux qui sont condamnez au feu. Ensuite viendront les Dominiquains precedez d'une Croix blanche. Le Duc de Medina Celi portera l'étendard de l'Inquisition, selon le privilege hereditaire à sa famille. Cet étendard est de damas rouge, sur l'un des costez est representé une épée nüe dans une couronne de laurier, et sur l'autre les Armes d'Espagne.Ensuite on portera une Croix verte entourée d'un crespe noir. Plusieurs Grands et d'autres personnes de qualité de l'Inquisition, marcheront aprés, couverts de manteaux ornez de croix blanches et noires bordées de fil d'or. La marche sera fermée par cinquante Halebardiers ou Gardes de l'Inquisition, vétus de noir et de blanc, commandez par le Marquis de Pouar, Protecteur hereditaire de l'Inquisition du Royaume de Tolede.La Procession, aprés avoir passé en cet ordre devant le Palais, se rendra à la place, l'étendard et la Croix verte seront plantez sur l'Autel, et les Dominiquains seuls resteront sur le théatre, et passeront une partie de la nuit à psalmodier, et dés la pointe du jour, ils celebreront sur l'Autel plusieurs Messes.Le Roi, la Reine, la Reine-mere, et toutes les Dames, paroistront sur les balcons vers les sept heures du matin; à huit, la marche de la Procession commencera comme le jour precedent, par la Compagnie des Charbonniers, qui se placeront à la gauche du balcon du Roi; la droite sera occupée par ses Gardes. Plusieurs hommes porteront ensuite des éfigies de carton grandes comme nature. Les unes representeront ceux qui sont morts dans la prison, dont les os seront aussi portez dans des coffres, avec des flâmes peintes allentour; et les autres figures representeront ceux qui se sont échapez et qui auront esté jugez par contumace. On placera ces figures dans une des extremitez du théatre. On lira ensuite leur Sentence, et ils seront executez. Mais je dois vous dire, ajoûta-t-il, que le Conseil suprême de l'Inquisition11Pseudo-Villars, p. 328-330. "Conseil suprème de l'Inquisition. Lc Président de ce Conseil porte le titre d'Inquisiteur Général, c'est présentement Dom Diego Sarmiento, âgé de plus de soixante ans... Le Roy nomme le Président, le Pape le confirme, le Président consulte au Roy les charges d'Inquisiteurs, et y pourvoit avec son approbation. Ce tribunal connoit de tout ce qui regarde la foy, en quoy il adjoute l'autorité du Pape et celle du Roy, dont il use absolument, sans appellation même sur les biens confisqués de ceux qui sont ses justiciabIes pour la religion.Dans tous les états du Roy d'Espagne, il y a vingt deux tribunaux qui dépendent de celuy là. Ceux qui sont dans l'étendüe d'Espagne, luy rendent compte tous les mois de l'état de leurs finances et à la fin de chaque année de l'état des causes et des criminels. Ceux des Indes et des autres états éloignés rendent compte de l'un et de l'autre tous les ans. Les charges de ces tribunaux inférieurs sont remplies par l'Inquisiteur Général avec l'approbation de son tribunal... On ne sauroit dire précisément la quantité d'affaires qui dépendent de l'Inquisition. Dans l'Espagne seule, il y a plus de vingt mille de ceux qu'on appelle Familiers du St Office, qui sont comme des espions répandus par tout, pour donner avis de tout à l'Inquisition et pour aider à prendre les coupables." est plus absolu que tous les autres. L'on est persuadé que le Roi même n'auroit pas le pouvoir d'en retirer ceux qui seroient dénoncez, parce que ce Tribunal ne reconnoist que le Pape audessus de lui, et qu'il y a eu des tems et des occasions où la puissance du Roi s'est trouvée plus foible que celle de l'Inquisition. Dom Diego Sarmiento est Inquisiteur General. C'est un grand homme de bien, il peut avoir soixante ans. Le Roi nomme le President de l'Inquisition, et sa Sainteté le confirme; mais à l'égard des Inquisiteurs, le President les propose au Roi, et aprés avoir eu son approbation, il les pourvoit de leur Charge.Ce Tribunal connoist de tout ce qui regarde la Foy, et il est absolument revêtu de l'autorité du Pape et de celle du Roi. Ces Arrests sont sans appel, et les vingt-deux Tribunaux de l'Inquisition, qui sont dans tous les Estats d'Espagne, et qui dépendent de celui de Madrid, lui rendent compte tous les mois de leurs finances, et tous les ans des causes et des criminels. Mais ceux des Indes et des autres lieux éloignez ne rendent compte qu'à la fin de chaque année. A l'égard des Charges de ces Tribunaux inferieurs, elles sont remplies par l'Inquisiteur General, avec l'approbation des Conseillers. Il seroit assez difficile de pouvoir dire précisement le nombre d'Officiers qui dépendent de l'Inquisition, car dans l'Espagne seule il y a plus de vingtdeux mille Familiares du saint Office. On les nomme ainsi, parce que ce sont comme des espions répandus par tout, qui donnent sans cesse à l'Inquisition des avis vrais ou faux, sur lesquels on prend ceux qu'ils accusent.Dans le tems que j'écoûtois Dom Fernand avec le plus d'attention, la Marquise de Palacios nous interrompit, pour nous dire que nous estions proche de Tolede, et que les restes antiques d'un vieux Château12Bertaut, p. 50-51 "En entrant nous laissasmes à gauche un vieux chasteau rüiné, qui est sur un haut, où l'on dit qu'avoit esté autrefois un Palais enchanté, où il y avoit une cave fermée que l'on n'osoit ouvrir; la vieille tradition estant que l'Espagne seroit détruite quand on l'ouvriroit. L'ancienne histoire de l'Archevesque Rodrigue, & toutes les autres d'Espagne en parlent, & content que le Roy D. Rodrigue se mocquant de cela, & croyant qu'il y avoit quelque tresor caché, y voulut entrer, & n'y trouva rien, qu'un écrit latin, au dessous de certaines figures extraordinaires, qui portoit, que par ces gens là l'Espagne seroit détiuite. Je m'en rapporte à ce qui en est; mais peu après les Mores entrerent en Espagne." que nous voyions à gauche sur une petite montagne, estoient ceux d'un Palais enchanté. Nous voici encore, dis-je tout bas à Dom Fernand, aux Châteaux de Guebare et de Nios. Nous en sommes à tout ce qu'il vous plaira, dit-il, mais il est certain que c'est une tradition trés-ancienne dans ce païs-ci, et que l'on prétend qu'il y avoit une cave fermée et une prophetie qui menaçoit l'Espagne des derniers malheurs, lors que l'on ouvriroit cette cave. Chacun, effrayé de ces menaces, n'en vouloit point attirer les effets sur soi: de maniere que ce lieu demeure fermé pendant plusieurs siécles. Mais le Roi Dom Rodrigue, moins crédule, ou plus curieux, fit ouvrir la cave, et ce ne fut pas sans entendre des bruits épouvantables. Il sembloit que tous les Elemens alloient se confondre, et que la tempeste ne pouroit estre plus grande. Cela ne l'empêcha pas d'y descendre, et il vit à la clarté de plusieurs flambeaux des figures d'hommes dont l'habillement et les armes estoient extraordinaires. Il y en avoit un qui tenoit une lame de cuivre, sur laquelle on trouva écrit en Arabe, que le tems approchoit de la désolation de l'Espagne, et que ceux dont les Statues estoient en ce lieu, ne seroient pas longtems sans arriver. Je n'ai jamais esté en aucun endroit, dis-je en riant, où l'on fasse plus de cas des contes fabuleux qu'en Espagne. Dites plutôt, reprit-il, qu'il n'y a jamais eu de Dame moins crédule que vous, et je n'ai pas entrepris de vous faire changer de sentiment, en vous disant cette histoire; mais autant que l'on peut assûrer des choses sur la foi des Auteurs, celle-ci doit estre recevable.Le jour estoit assez grand pour bien remarquer tous les charmes de la campagne. Nous passâmes le Tage13Bertaut, P. 51. "Aussi-tost aprés nous passasmes le Tage qui environne toute la ville, autour de laquelle du costé du midy sont de grands rochers, où il y a pourtant des maisons; entre autres une maison de campagne de l'Archevesque.... On m'avoit conté des merveilles de ce pont du Tage, qu'on m'avoit dit n'avoir qu'une arche; mais je trouvay qu'il y en avoit une grande entre deux petites. De là on monte dans la ville, qui est haute & basse; les rues sont pour la pluspart assez étroites..." sur un beau et grand pont dont on m'avoit parlé, et ensuite je découvris Tolede toute environnée de montagnes et de rochers qui la commandent. On trouve là des maisons trés-belles, que l'on a bâties dans les montagnes pour joüir d'une agréable solitude. L'Archevêque de Tolede y en a une où il va souvent. La Ville est élevée sur le roc, dont l'inégalité en plusieurs endroits contribuë à la rendre haute et basse. Les ruës sont étroites, mal pavées et difficiles; ce qui fait que toutes les personnes de qualité y vont en chaise ou en littiere. Et comme nous estions en carrosse, nous allâmes demeurer proche de la Plaça Mayor, parce que c'est le seul quartier où l'on puisse passer en carrosse.Nous descendîmes en arrivant à l'Hôpital de Foira14Jouvin, p. 127. "Nous y arrivâmes par un petit faux-bourg, où est le grand Hospital, appellé l'Hospital de Foira [de afuera]; c'est un grand bastiment qui borde une grande court quarrée, qui fait face à l'Eglise, où nous visimes au milieu de la Nef, le tombeau avec la figure de marbre d'un Archevesque de Tolede, qui a fait bastir cet Hospital, & l'a doté d'un gros revenu, d'où nous entràmes en la ville. Les Maures en ont basti les murailles munies de plusieurs tours : il n'y a point de fossez de ce costé-cy, comme de l'autre, où au lieu de murailles il y a la R. qui feroit que Tolede seroit une ville tres forte, si elle n'estoit point comrnandée des montagnes, qui sont à l'autre bord de la R...", qui est dans le Fauxbourg, et dont le bâtiment entoure de trois cotez une trés-grande court quarrée; l'Eglise contient le quatriême où nous entendîmes la Messe. Cet Hôpital a esté bâti par un Archevêque de Tolede, dont le Tombeau et la Statuë en marbre sont au milieu de la Nef. Les murailles de la Ville ont esté rebâties par les Maures; elles sont bordées d'une grande quantité de petites tours qui servoient autrefois à les deffendre, et la place seroit bonne, estant presque toute environnée du Tage, et ayant des fossez extrêmement profonds, si les montagnes voisines ne la commandoient pas; car on peut aisément la battre de ces lieux-là.Il n'estoit pas huit heures quand nous arrivâmes. Nous voulûmes employer le reste de la matinée à voir l'Eglise, qui est, à ce que l'on dit, une des plus belles de l'Europe. Les Espagnols l'appellent Sainte15Jouvin, pp. 128-129. "Les Espagnols l'appellent Sainte : ils disent qu'il n'y en a que trois dans l'Europe qui soient de cette sorte; sçavoir saint Pierre de Rome, saint Jacques en Galice, & celle [de] Tolede, qui est une des belles que j'aye veuës, principalement à cause de plusieurs grandes Chapelles trés bien ornées. Celle de la Vierge, de saint Jacques & de saint Martin, sont des principales; à costé de celle de la Vierge est la Sacristie remplie d'un grand tresor, & de grandes richesses. On nous y fit voir des Croix, des saints Ciboires, des couronnes d'or toutes couvertes de pierreries, & un Saint Sacrement qu'on porte le jour de la Feste-Dieu, fait de plusieurs petites pyramides, & de petites colomnes, avec un nombre infini de petits Saints, & de petits Anges qui sont en plusieurs endroits distinguez de perles & de diamans, en sorte que tout cela brille comme le Soleil, & est estimé un prix incroyable pour le travail, & pour la matiere qui le compose, sans parler des paremens d'Eglise, & des ornemens du Maistre Autel... On nous montra dans le Chœur un lieu d'où estoit sorti par un miracle tres-grand, si grande abondance d'eau que toute l'Eglise en fut remplie. C'est une histoire que les Bourgeois de la ville racontent avec grande ceremonie; comme celle d'un pilier ou colomne de marbre qu'on voit contre une Chapelle à l'entrée de cette Eglise sur le haut de laquelle la Vierge parut à saint lifonse. Elle est enfermée d'une grille de fer, si ce n'est d'un côté par où on la baise avec dévotion, où sont écrits au dessus ces paroles : Adorabinius in loce ubi steterunt pedes eius. Dans toutes les grandes Chapelles de cette Eglise, nous vismes des tombeaux tres-remarquables de Cardinaux & d'Archevesques de Tolede", soit à cause des Reliques que l'on y voit, ou par autre raison que l'on ne m'a pas expliquée. Si elle estoit aussi longue et aussi haute qu'elle est large16Bertaut, p. 53-54. "L'Eglise est fort large, mais pas fort haute, & fort longue. Il y a deux aisles de chaque costé de la Nef, où est le Chœur, & tous les sieges des Chanoines sont separez chacun par un pilier de marbre. Tout le dedans de l'Eglise est plein d'assez belles sculptures, aussi bien que les Chapelles du Connestable Luna & du Cardinal de Sandoval.... Le Tabernacle où ils portent le Saint Sacrement le jour du Corpus, ce qu'ils appellent Custodia, est de vermeil doré en pyramide, à la maniere d'un clocher percé à jour, d'ouvrage de Filigrane, & plein de quantité de figures. Il est quasi de la hauteur d'un homme, aussi en faut-il vingt-quatre pour le porter, & au dedans il y en a encore un qui est d'or massif de mesme façon.", elle n'en seroit que mieux. Elle est ornée de plusieurs Chappelles aussi grandes que des Eglises. Elles sont toutes éclatantes d'or et de peintures; les principales sont celles de la Vierge, de Saint Jacques, de Saint Martin, du Cardinal de Sandoual, et du Connestable de Luna. Je vis une niche dans le Chœur, d'où l'on prétend qu'il sortit une source d'eau plusieurs jours de suite, qui servit à desalterer les Soldats et les Citoyens dans le terns qu'ils soûtenoient le Siége contre les Mores et qu'ils estoient demi-morts de soif; car sans m'éloigner de mon discours, je dois vous dire qu'il n'y a pas une fontaine dans la Ville, et qu'il faut descendre jusques au Tage pour en apporter l'eau; ce qui est une chose si incommode, que je ne puis comprendre comment Tolede est peuplé au point qu'il l'est. On trouve proche de l'entrée de l'Eglise un pilier de Marbre que l'on y revere, parce que la Sainte Vierge s'apparut dessus à Saint Alfonse. Il est renfermé dans une grille de fer, et on le baise par une petite fenêtre, au dessus de laquelle est ecrit: Adorabimus in loco ubi steterunt pedes ejus. Entre chaque siege des Chanoines, il y a une colonne de marbre, et la sculpture de toute l'Eglise est fort délicate et bien travaillée. Je vis le tresor avec admiration. Il faut trente hommes pour porter le Tabernacle le jour de la Feste-Dieu. Il est de vermeil doré, il finit en plusieurs pointes de clocher d'un travail exquis, couvert d'Anges et de Cherubins. Il y en a encore un autre au dedans, lequel est d'or massif, avec une quantité de pierreries si considerables, que l'on n'en peut dire la juste valeur. Les Patenes, les Calices et les Ciboires ne sont pas moins beaux; tout y brille de gros diamans et de perles Orientales. Le Soleil où l'on met le Saint Sacrement, les Couronnes de la Vierge et ses Robbes sont les choses les plus magnifiques que j'aye vû de mes jours. Mais en verité, cet Archevêché est si riche17Bertaut, p. 53. "La grande Eglise est ce qu'il y a de plus remarquable & de plus riche. On dit que le revenu en est d'un million d'escus, dont J'Archevesque possede presentement prés de trois cens mille, & qu'il en a valu trois cens cinquante mille. La Fabrique en a environ cent mille; quarante Chanoines trois mille écus chacun; treize dignitez, sçavoir, l'Archidiaconé de Tolede qu'a Dom Iean d'Austriche, quarante mille écus; trois autres Archidiaconez dix, douze, & quinze mille escus; le Doyenné, qu'a D. Pasqual d'Aragon, dix mille escus; la moindre des autres dignitez, six mille; quarante Rationeres, environ deux cens escus chacun. Outre cela il ya un nombre infini de Chapellains, & une Chapelle des Rois de Castille, dont le Capellan Mayor a douze mille escus, & les Chapellains de cette mesme Chapelle, chacun douze cens escus.", qu'il est bien juste que tout y reponde. Je vous ai mandé, ma chere Cousine, que l'Archevéque de Burgos me dit que celui de Tolede avoit trois cens cinquante mille écus de rente. Ajoûtez à cela, que la Fabrique en a cent. Quarante Chanoines, chacun mil.Le Grand Archidiacre, quarante mil.Trois Archidiaconez, dont le premier vaut quinze mil écus. Le second, douze mil.Le troisiéme, dix mil.Le Doyenné, dix mil.Il y a de plus un nombre infini de Chapelains, de Clercs de Chapelles, et de personnes qui reçoivent la distribution des rations.Il y a le Chapellain Mayor de la Chapelle de los Reis, qui joüit de douze mil écus de revenu, et six autres sous lui qui ont chacun mil écus.Aprés avoir passé beaucoup de tems à considérer les beautez dont cette Cathédrale est remplie, dans le moment que nous allions en sortir pour retourner dans l'hôtellerie où nous avions laissé nôtre carrosse, nous trouvâmes un Aumônier et un Gentilhomme du Cardinal Portocarrero, qui vinrent de sa part nous faire un compliment, et nous assûrer qu'il ne souffriroit pas que nous fussions demeurer ailleurs qu'à l'Archevêché. Ils s'adresserent particulierement à la Marquise de Palacios, qui est sa proche parente, et qui nous pressa fort d'y aller. Nous nous en deffendîmes sur le désordre où nous estions, ayant passé la nuit sans dormir, et n'estant qu'en deshabillé. Elle dit à son fils d'aller trouver Monsieur le Cardinal, et de le prier d'agréer nos excuses. Dom Fernand revint au bout d'un moment, suivy d'un grand nombre de Pages, dont quelques-uns portoient des parasols de brocart d'or et d'argent. Il nous dit que son Eminence soûhaittoit fort que nous allassions chez lui, et qu'il lui avoit témoigné tant de chagrin du refus que nous en faisions, qu'il lui avoit Promis de nous y mener; que là-dessus il avoit commandé que l'on prit des parassols pour nous garantir du Soleil, et que l'on arrosast la place18Jouvin, p. 129. "Il n'y a point dans l'Espagne de plus grande dignité -aprés celle de Roy que celle d'Archevesque de Tolede : son Palais est grand-, il est dans la place qui fait l'entrée de cette Eglise Metropolitaine..." que nous avions à traverser pour aller de l'Eglise à l'Archevêché. Nous apperçumes aussi-tôt deux mulles qui traînoient une petite charette, sur laquelle il y avoit un poinçon plein d'eau, et l'on nous dit que c'estoit la coûtume, toutes les fois que le Cardinal devoit venir à l'Eglise, d'arroser ainsi le chemin.Le Palais Archiepiscopal est fort ancien et fort grand, trés-bien meublé, et digne de celui qui l'occupe. On nous conduisit dans un bel appartement où l'on nous apporta d'abord du chocolat, et ensuite toutes sortes de fruits, de vins, d'eaux glacées et de liqueurs. Nous estions si endormies, qu'aprés avoir un peu mangé nous priâmes la Marquise de Palacios de voir Monsieur le Cardinal, et de nous excuser auprés de lui, si nous differions à nous donner cet honneur, mais que nous ne pouvions plus nous passer de dormir. En effet, la jeune Marquise de la Rosa, ma parente, nos enfans et moi,nous prîmes le parti de nous coucher, et sur le soir nous nous habillâmes pour aller chez la Reine Mere. La Marquise de Palacios, qui luî avoit toûjours esté fort devoüée, estoit allé à l'Alcaçar (c'est ainsi que l'on nomme le Château), et elle l'avoit vûë pendant que nous dormions, de maniere qu'elle lui dit qu'elle nous donneroit Audience sur les huit heures du soir; et pour la premiere fois je me mis à l'Espagnole. Je ne comprens guére d'habit plus gênant : il faut avoir les épaules si serrées, qu'elles en font mal; on ne sçauroit lever le bras, et à peine peut-il entrer dans les manches du corps. On me mit un guardinfant d'une grandeur effroyable (car il faut en avoir chez la Reine). Je ne sçavoîs que devenir avec cette étrange machine. On ne peut s'asseoir, et je croy que je le porterois toute ma vie sans m'y pouvoir accoûtumer. On me coëffa à la melene, c'est-à-dire, les cheveux tous épars sur le cou, et nouez par le bout d'une non-pareille; cela échauffe bien plus; qu'une palatine, de sorte qu'au mois dAoust en Espagne, il est aisé de juger comment je passois mon tems. Mais c'est une coëffure de ceremonie, et il ne falloit manquer à rien en telle occasion. Enfin je mis des chapins, plûtôt pour me casser le cou, que pour rharcher avec. Quand nous fûmes toutes en état de paroître, car ma parente et ma fille estoient aussi à l'Espagnole, on nous fit entrer dans une chambre de parade, où Monsieur le Cardinal nous vint voir. Il se nomme Dom Luis Portocarrero, il peut avoir quarante-deux ans; il est fort civil, son esprit est doux et complaisant; il a pris assez les manieres polies de la Cour de Rome. Il demeura une heure avec nous. On nous servit ensuite le plus grand repas qui se pouvoit faire, mais tout estoit si ambré, que je n'ai jamais goûté à des saûces plus extraordinaires et moins bonnes. J'estois à cette table, comme Tantale, mourant de faim sans pouvoir manger, car il n'y avait point de milieu entre des viandes toutes parfumées ou toutes pleines de safran, d'ail, d'oignon, de poivre et d'épices. A force de chercher, je trouvai de la gelée et du blanc-manger19Dans une longue énumération enthousiaste de tout ce qu'il y a de bon à manger en Espagne, Lady Fanshawe (Memoirs, p. 165) écrit : "I have not here mentioned especially manger blanc." admirable, avec quoi je me dédommageai. On y servit aussi un jambon qui venoit de la Frontiere de Portugal, et qui estoit meilleur que ceux de la Hontan, que l'on vante si fort à Bayonne, et que ceux de Mayence. Mais il estoit couvert d'une certaine dragée, que nous nommons en France de la non-pareille, et dont le sucre se fondit dans la graisse. Il estoit tout lardé d'écorces de citron, ce qui diminüoit bien de sa bonté. Pour le fruit, c'estoit la meilleure et même la plus divertissante chose que l'on pût voir; car l'on avoit glacé dans le sucre, à la mode d'Italie, des petits arbres tous entiers : vous jugez bien, au moins, que les arbres estoient fort petits. Il y avoit des orangers confits de cette maniere, avec des petits oiseaux contrefaits attachez dessus. Des cerisiers, des framboisiers, des groseilliers, et d'autres encore, chacun dans une petite caisse d'argent.Nous sortîmes promtement de table, parce que l'heure d'aller chez la Reine approchoit. Nous y fûmes en chaise, quoiqu'il y ait loin, et particulierement beaucoup à monter; car l'Alcazar est bâti sur un rocher d'une prodigieuse hauteur20Bertaut, p. 51-52. "Certainement ce Chasteaux, dont l'architecture est gothique par dehors, est un des plus beaux Chasteaux que l'on puisse voir. Car premierement, outre qu'il est basti en un lieu d'une hauteur prodigieuse, ce qui fait que d'une esplanade qui est devant la porte, on voit une fort grande étendüe de païs, Charles Quint en mil cinq cens cinquante & un le racommoda, & le reedifia quasi entierement, & entre autres, le dedans de la court, où il fit un double rang de portiques à la mode d'Espagne. La court est longue de cent cinquante pieds, & large d'environ six vingt : car dans la longueur il y a dix rangs de colomnes toutes d'une piece de pierre, & dans la largeur, il y en a huit; & toutes sont distantes l'une de l'autre de douze pieds; ainsi avec la largeur des galleries, cela vient environ à cette estenduë. Mais ce qui est de plus beau, c'est l'escalier qui tient toute la face du bout de la court, & qui a toute la hauteur du Palais.Aprés que l'on a traversé la gallerie, on monte par un rampant de douze marches, qui a environ trente six pieds de large : on trouve en suite un pallier de la mesme largeur, & de dix-huit pieds de profondeur, au bout duquel est une grande porte par où on entre dans la Chapelle, qui tient aussi toute la largeur, & la hauteur du Palais. A droite & à gauche il y a deux rampants de vingt-quatre marches chacun, au haut desquelles il y a encore deux grands palliers, & deux autres rampants de quinze marches chacun, qui retournent dans les galleries d'en haut, qui sont du mesme ordre que celles d'en bas, & qui sont couvertes d'ardoise, ce qui est assez rare en Espagne.", et la vûë en est merveilleuse. Il y a devant la porte une trésgrande place, l'on entre ensuite dans une court de cent soixante pieds de long, et de cent trente de large, ornée de deux rangs de portiques, et dans la longueur de dix rangs de colonnes, chacune d'une seule pierre. Il y en a huit rangs dans la largeur, et cela fait un bel effet : mais ce qui plaist beaucoup davantage, c'est l'escalier qui est au fonds de la court, et qui contient les cent trente pieds qu'elle a de largeur. Aprés que l'on a monté quelques marches, il se sépare en deux, et l'on doit dire, en verité, que c'est un des plus beaux de l'Europe. Nous traversâmes une grande galerie, et des appartements si vastes, et dans lesquels il y avoit si peu de monde, qu'il ne paroissoit pas que l'on y deût trouver la Reine-Mere d'Espagne. Elle estoit dans un salon dont toutes les fenêtres estoient ouvertes, qui donnent sur la plaine et sur la riviere. La tapisserie, les carreaux, les tapis et le dais estoient de drap gris. La Reine estoit debout21Martin, p. 148-149. "Nous la [la Reine Mère] trouvâmes assise prés d'une table : elle étoit vétue de blanc, & à peu prés coiffée comme une Religieuse. Les veuves de qualité sont habillées de cette maniere.", appuyée sur un balcon, tenant dans sa main un grand Chapelet. Lorsqu'elle noùs vit, elle se tourna vers nous et nous reçût d'un air assez riant. Nous eûmes l'honneur de lui baiser la main, qu'elle a petite, maigre et blanche. Elle est fort pâle, le teint fin, le visage un peu long et plat, les yeux doux, la phisionomie agréable, et la taille22Brunel, p. 95 (R. H. pp. 184-185). "C'est une Princesse de moyenne taille, & plutôst petite qu'avantageuse. Elle a le visage plat, mais peu grand..." d'une médiocre grandeur. Elle estoit vêtûë, comme toutes les veuves le sont en Espagne, c'est-à-dire, en Religieuse, sans qu'il paroisse un seul cheveu; et il y en a beaucoup (mais elle n'est pas du nombre) qui se les font couper, lorsqu'elles perdent leur mari, pour témoigner davantage leur douleur. Je remarquai qu'il y avoit des troussis autour de sa juppe pour la ralonger quand elle est usée. Je ne dis pas pour cela qu'on la ralonge, mais c'est la mode en ce païs-ci. Elle me demanda combien il y avoit que j'estois partie de France, je lui en rendis compte. Elle s'informa si en ce tems-là on parloit du mariage du Roi son fils avec Mademoiselle d'Orleans: je lui dis que non. Elle ajoûta qu'elle me vouloit faire voir son portrait, que l'on avoit tiré sur celui que le Roi son fils avoit, et elle dit à une de ses Dames, qui estoit une vieille Dueña bien laide, de l'apporter. Il estoit peint en miniature, de la grandeur de la main, dans une boëtte de satin noir dessus, et de velours vert dedans. Trouvez-vous, ajoûta-t-elle, qu'il lui ressemble ? Je l'assûrai que je n'y reconnoissois aucun de ses traits. En effet, elle paroissoit louche, le visage de côté, et rien ne pouvoit estre moins ressemblant à une Princesse aussi parfaite que l'est Mademoiselle. Elle me demanda si elle étoit plus ou moins belle que ce portrait. Je lui dis qu'elle estoit sans comparaison plus belle. Le Roi mon fils sera donc agréablement trompé, reprit-elle, car il croit que ce portrait est tout comme elle, et l'on ne peut en estre plus content qu'il est. A mon égard, ses yeux de travers me faisoient de la peine, mais pour me consoler, je pensois qu'elle avoit de l'esprit et bien d'autres bonnes qualitez. Ne vous souvenez-vous pas, ajoûta-t-elle, en parlant à la Marquise de Palacios, d'avoir vû mon portrait dans la chambre du feu Roi? Ouy, Madame, reprit la Marquise, et je me souviens aussi qu'en voyant Vostre Majesté, nous demeurâmes fort étonnées que le Peintre lui eût fait tant de tort. C'est ce que je voulois vous dire, reprit-elle, et lorsque je fus arrivée et que je jettai les yeux sur ce portrait que l'on me dit estre le mien, j'essayai inutilement de le croire; je ne pus y réüssir. Une petite Naine, grosse comme un tonneau, et plus courte qu'un potiron, toute vétuë de brocard or et argent, avec de longs cheveux qui lui descendoient presque aux pieds, entra, et se vint mettre à genoux devant la Reine, pour lui demander s'il lui plaisoit de souper. Nous voulûmes nous retirer, elle nous dit que nous pouvions la suivre, et elle passa dans une salle toute de marbre, où il y avoit plusieurs bélons sur des escàpardtes. Elle se mit seule à table23Bertaut, p. 33. "Ce mesme jour 18 je fus voir disner la Reine, qui disne seule. Il y avoit seulement des filles & des veuves, qui sont couvertes de toile Élanche. Les Dames sont celles qui ont des Chapins, & les Menines sont celles qui sont avec de simples souliers, comme sont ceux des femmes de France, & de la mesme façon. Les Menins sont les fils des grands Seigneurs qui servent de pages, & n'ont point de manteau ny d'épée.", et nous estions toutes debout autour d'elle. Ses Filles d'Honneur vinrent la servir avec la Camarera mayor, qui avoit l'air bien chagrin. Je vis quelques-unes de ces Filles qui me semblerent fort jolies. Elles parlerent à la Marquise de Palacios, et elles lui dirent qu'elles s'ennüioient horriblement, et qu'elles estoient à Tolede comme on est dans un desert. Celles-là se nomment Damas de Palacio, et elles mettent des chapins; mais pour les petites menines, elles ont leurs souliers tout plats. Les menins sont des enfans de la premiere qualité, qui ne portent ni manteau, ni épêe.On servit plusieurs plats devant la Reine; les premiers furent des melons à la glace, des salades et du lait, dont elle mangea beaucoup avant que de manger de la viande qui avoit assez mauvaise grace. Elle ne manque pas d'apetit, et elle but un peu de vin pur24Brunel, p. 95 (R. H. P. 185). "Elle boit fort peu, mais mange assez bien. On luy sert quantité de plats, mais peu de bons, à ce qu'on en peut juger...", disant que c'estoit pour cuire le fruit. Lors- qu'elle demandoit à boire25Bertaut, P. 33. "Quand on luy porte à boire, c'est un des Menins qui porte le verre à une des Dames qui se met à genoux aussi bien que le Menin, & de l'autre costé il y en a encore une à genoux qui luy donne la serviette.", le premier Menin apportoit sa coupe sur une soûcoupe couverte; il se metoit à genoux en la presentant à la Camarera, qui s'y mettoit aussi lorsque la Reine le prenoit de ses mains; et de l'autre côté une Dame du Palais présentoit à genoux la serviette à la Reine pour s'essuyer la bouche. Elle donna des confitures seches à Doña Mariquita de Palacios et à ma fille, en leur disant qu'il n'en falloit guére manger, et que cela gâtoit les dents aux petites filles. Elle me demanda plusieurs fois comment se portoit la Reine trés-Chrestienne, et à quoi elle se divertissoit. Elle dit qu'elle lui avoit envoyé depuis peu des boëtes de pastille d'ambre, des gands et du chocolat. Élle demeura plus d'une heure et demie à table, parlant peu, mais paroissant assez gaye. Nous lui demandâmes ses ordres pour Madrid; elle nous fit une honnesteté là-dessus, et ensuite nous prîmes congé d'elle. On ne peut pas disconvenir que cette Reine n'ait bien de l'esprit, et beaucoup de courage et de vertu de prendre, comme elle fait, un exil si desagréable.Je ne veux pas oublier de vous dire que le premier des Menins porte les chapins de la Reine, et les lui met. C'est un si grand honneur en ce païs, qu'il ne le changeroit pas avec les plus belles Charges de la Couronne. Quand les Dames du Palais se marient, et que c'est avec l'agrément de la Reine, elle augmente leur dot de cinquante mil écus, et d'ordinaire l'on donne un Gouvernement ou une Viceroyauté à ceux qui les épousent.Lorsque nous fûmes de retour chez Monsieur le Cardinal, nous trouvâmes un théatre dressé dans une grande et vaste salle, où il y avoit beaucoup de Dames d'un costé, et de Cavaliers de l'autre; et ce qui me parut singulier, c'est qu'il y avoit un -rideau de damas qui contenoit toute la longueur de la salle jusqu'au théatre, et qui empêchoit que les hommes et les femmes ne se peussent voir. On n'attendoit plus que nous pour com- mencer la Comedie de Pyrame et de Thisbé. Cette piece estoit nouvelle, et plus mauvaise qu'aucune que j'eusse encore vûe en Espagne. Les Comediens danserent ensuite fort bien, et le divertissement n'estoit pas fini à deux heures aprés minuit.On servit un repas magnifique dans un salon où il y avoit plusieurs tables, et Monsieur le Cardinal nous y ayant fait prendre place, alla retrouver les Cavaliers, qui de leur côté estoient servis comme nous. Il y eut une musique Italienne excellente, car son Eminence avoit amené des Musiciens de Rome, ausquels il donnoit de grosses pensions.Nous ne pûmes nous retirer dans nostre appartement qu'à six heures du matin; et comme nous avions encore bien des choses à voir, au lieu de nous coucher nous allâmes à la Plaça Mayor26Jouvin, p. 127-128. "Aprés avoir passé au travers de plusieurs petites ruës étroites, nous arrivâmes à la place Majore, qu'ils appellent Socodebet, où les maisons qui l'environnent sont toutes d'une mesme façon, & assez bien basties..." que l'on appelle Zocodover. Les maisons dont elle est entourée, sont de brique27Bertaut, p. 51. "Il n'y a rien de beau que la grande Eglise, l'Alcaçar ou le Chasteau; & la place qui est en rond bastie toute de brique avec des portiques tout autour, & des balcons à toutes les fenestres. L'Alcaçar est tout au dessus & beaucoup plus haut... Certainement ce Chasteau, dont l'architecture est gothique par dehors, est un des plus beaux Chasteaux que l'on puisse voir.", et toutes semblables avec des balcons. Sa forme est ronde, il y a des portiques sous lesquels on se promene, et cette place est fort belle. Nous retournâmes au Château pour le voir mieux et avec plus de loisir. Le bastiment en est, gotique et trés-ancien, mais il y a quelque chose de si grand que je ne suis pas surprise de ce que Charle-Quint28Jouvin, p. 129-13 "Il faloit que Charle-Quint se plût grandement à Tolede puis qu'il y a fait bastir le grand Palais, qu'on voit au plus haut de la ville. Ce Chasteau est de si grande étenduë, bien que ce ne soit que quatre pavillons entretenus par autant d'aisles, & de corps de logis, qui ferment une grande court, qu'un Roy avec toute sa suite pourroit y loger à son aise. On y voit cette machine qui faisoit autresfois inonter de l'eau de la Riviere de Taio jusqu'au haut de ce Chasteau, laquelle par aprés estoit distribuée dans toutes les places de la ville, où il n'y a aucune source, ny fontaine, ce qui fait qu'à présent au defaut de cette machine qui est rompuë on va querir de l'eau à la Riviere, apres avoir descendu plus de trente toises." aimoit mieux y demeurer qu'en aucune autre Ville de son obéissance. Il consiste en un quarré de quatre gros corps de logis avec des aisles et des pavillons. Il y a de quoi loger comodement toute la Cour d'un grand Roi. On nous montra une machine29Bertaut, p. 236-237. "Ils ont aussi laissé ruiner la plus belle machine du monde, qui faisoit venir autresfois l'eau'du Tage au haut de l'Alcaçar. Le bastiment par où l'eau montoit est encore en son entier, mais quelque diligence que je fisse, je ne sceus entrer dedans. A la figure du bastiment, qui est une gallerie qui va en rampant, je croyois que c'estoit une viz d'Archimede, outre la pompe qui fait aller une roüe qui est dans la riviere; d'où l'on dit qu'il y a 5oo degrez jusques en haut." qui estoit merveilleuse avant qu'elle fut rompuë: elle servoit à puiser de l'eau30Coulon n, p. 12. "l'on void le merueilleux artifice d'vne machine hydraulique, qui tire en haut I'eau du Tage, pour la departir apres par divers canaux à toute la ville.." dans le Tage, et elle la faisoit monter jusqu'au haut de l'Alcazar. Le bastiment en est encore tout entier, bien qu'il y ait plusieurs siécles qu'il soit fait. L'on décend plus de cinq cens degrez jusqu'à la riviere. Lorsque l'eau estoit entrée dans le réservoir, elle couloit par des canaux dans tous les endroits de la Ville où il y avoit des fontaines. Cela estoit d'une extrême commodité; car il faut à présent décendre environ trente toises pour aller querir de l'eau.Nous vinmes entendre la Messe dans l'Eglise de los Reys31Jouvin, p. 130. "..proche l'Eglise de los Reyes, dont les dehors des murailles sont comrne tapissez de grosses chaisnes des captifs qui ont esté rachettez en Barbarie. Cette Eglise est belle,... nous y vismes plusieurs orangers dans de grands pots sur les dégrez du Maistre Autel, où ils faisoient comme une allée, & une perspective à cette Chapelle. Cela nous parut fort recreatif, principalement à cause de plusieurs cages qui estoient ça & là remplies d'oyseaux qui chantoient à merveille; & rendoient ce lieu un veritable saint desert. C'est aux environs de cette Eglise, qu'est le quartier des ouvriers qui travaillent à la soye, dont la plus grande partie des maisons est du domaine de l'Archevesché, qui ont pour marque de cela une Visitation Angelique representée sur un morceau de fayence, où en plusieurs endroits est écrit au dessous . Maria fue concebida sin pecado original.". Elle est belle et grande, et toute pleine d'orangers, de grenadiers, de jasmins et de mirthes fort hauts, qui forment des allées dans des caisses jusqu'au grand Autel, dont les ornemens sont extraordinairement riches, de sorte qu'au travers de toutes ces branches vertes et de toutes ces fleurs de differentes couleurs, voyant briller l'or, l'argent, la broderie, et les cierges allumez dont l'Autel est paré, il semble que ce soient les rayons du Soleil qui vous frapent les yeux. Il y a aussi des cages peintes et dorées, remplies de rossignols, de serins et d'autres oiseaux qui font un concert charmant. Je voudrois bien que l'on prît en France la coûtume d'orner nos Eglises comme elles le sont en Espagne. Les murailles de celle-ci sont toutes couvertes en dehors des chaînes et des fers des captifs que l'on va racheter en Barbarie. Je remarquai en ce quartier-là que sur la porte de la plûpart des maisons il y a un carreau de fayance sur lequel est la salutation Angelique avec ces mots, Maria fue concebida sin pecado original. On me dit que ces maisons appartenoient à l'Archevêque, et qu'il n'y demeure qùe des ouvriers en soye, dont il y a beaucoup à Tolede. Les deux ponts de pierre qui traversent la riviére sont fort hauts, fort larges et fort longs. Si l'on vouloit un peu travailler dans le Tage, les bateaux32Bertaut, p. 52. "Le Tage pourroit porter batteaux jusques, à Tolede, mais ils n'y viennent point par la negligence des Espagnols, & par la peine qu'ils ont à se resoudre à travailler." viendroient jusqu'à la Ville, ce seroit une commodité considerable, mais on est naturellement trop paresseux pour considerer l'utilité du travail preferablement à la peine de l'entreprendre. Nous vîmes encore l'Hôpital de los Niños33Jouvin, p. 130. "..nous allâmes voir l'hospital des petits Orphelins, qu'ils appellent l'hospital de los Niños...", c'est à dire des enfans trouvez, et la Maison de Ville34Jouvin, p. 129. "La Maison de Ville... est un nouveau bâtiment dans la place qui est au devant de cette grande Eglise.." qui est proche de la Cathédrale.Enfin nostre curiosité estant satisfaite, nous revinmes au Palais Archiepiscopal, et nous nous mîmes au lit jusqu'au soir, que nous fîmes encore un festin aussi splendide que ceux qui l'avoient precedé. Son Eminence mangea avec nous, et aprés l'avoir remercié autant que nous le devions, nous partîmes pour nous rendre au Chasteau d'Igariça. Le Marquis de Palacios nous y attendoit avec le reste de sa famille, de maniere que nous y fûmes reçûës si obligeamment, qu'il ne se peut rien ajoûter à la bonne chere et aux plaisirs que l'on nous procura pendant six jours, soit à la pêche sur la riviére de Xarama, soit à la chasse, à la promenade ou dans les conversations generales. Chacun faisoit paroistre sa belle humeur à l'envi l'un de l'autre, et l'on peut dire que lorsque les Espagnols font tant que de quitter leur gravité, qu'ils vous connoissent et qu'ils vous aiment, on trouve de grandes ressources avec eux du côté de l'esprit. Ils deviennent sociables, obligeans, empressez pour vous plaire, et de la meilleure compagnie du monde. C'est ce que j'ai éprouvé dans la partie que nous venons de faire, et dont je ne vous aurois pas rendu un compte si exact, sans que je suis persuadée, ma chere Cousine, que vous le voulez ainsi, et que vous me tenez quelque compte de ma complaisance.A Madrid, ce 3o d'Aoust 1679,QUATORZIEME LETTRELa Ceremonie se fit ici le dernier du mois d'Aoust1Pseudo- Villars, p. 19-20. "Le dernier jour du même mois [31 Août, 1679] se fit la cérémonie de Jurer la Paix, que le Roy Très Chrétien jura le même jour à Fontainebleau; Le Roi d'Espagne se rendit à quatre heures après midi dans la Gallerie dorée du Palais de Madrid, au haut de laquelle il s'assit sous un Dais; à sa gauche, au bas de trois degrés qui le relevoient, étoit assis l'Ambassadeur de France seul, de l'autre côté étoit le Cardinal Portocarrero, Archevêque de Tolède, le Duc de Medina Celi Sumillier du Corps, Le Connétable de Castille Majordome Major, Le Patriarche des Indes, Capellan Major ou Grand Aumônier, ensuite le Banc des Grands; Don Pedro Coloma, Secrétaire d'Etat, lut les pouvoirs de l'Ambassadeur, Le Cardinal lut le serment du Roy, et le Patriarche alla luy présenter le livre des Evangiles, qui se mit à genoux et Jura.", de jurer la Paix concluë à Nimegue entre les Couronnes de France et d'Espagne. J'avois beaucoup d'envie de voir ce qui s'y passeroit, et comme les femmes n'y vont point, le Connétable de Castille nous promit de nous faire entrer dans la Chambre du Roi, aussi-tôt qu'il seroit entré dans le salon. Madame Gueux, Ambassadrice de Dannemark, et Madame de Chais, femme de l'Envoyé de Hollande, y vinrent aussi. Nous passâmes par un degré derobé, où un Gentilhomme du Connétable nous attendoit, et nous demeurâmes quelque temps dans un fort beau cabinet rempli de Livres Espagnols bien reliez et trés-divertissans. J'y trouvai entr'autres l'histoire de Dom Quichot, ce fameux Chevalier de la Manche, dans laquelle la naïveté et la finesse des expressions, la force des proverbes et ce que les Espagnols appellent el pico, c'est-à-dire la pointe et la délicatesse de la Langue, paroissent tout autrement que les traductions que nous en voyons en nostre Langue. Je prenois tant de plaisir à le lire, que je ne pensois presque plus à voir la ceremonie. Elle commença aussi-tôt que le marquis de Villars2Gazette 1679, p. 478-479. De Madrid, le 19 Septembre 1679. "Le trentevniéme qui estoit le jour auquel la Paix conclue à Nimégue entre la France & l'Espagne devoit estre jurée par les deux Rois, le Marquis de Villars Ambassadeur de France se rendit au Palais. En descendant de carrosse il fut reçeu par le Conducteur des Ambassadeurs & par son Lieutenant, marcha avec eux, entre deux hayes de Gardes du Corps. Il trouva à la porte de la premiére salle, le Connétable de Castille suivi de tous les Mayors Domes, qui le conduisit par des Salles & des Galleries tendues des plus belles tapisseries de la Couronne jusque dans le grand Salon doré où se devoit faire la cérémonie. Au bout du Salon, on avoit elevée vne estrade couverte de riches tapis sur laquelle on montoit par trois degrez. Le Trosne du Roi qu'on avoit mis ur l'Estrade estoit brodé de perles, d'émeraudes & d'autres pierreries. Le Cardinal Portocarrero estoit assis dans vn fauteuil au bas de l'Estrade à la droite du Trosne. Le Connétable de Castille estoit sur un tabouret dans la place du Grand Maistre ou Mayor Dome Mayor, L'Ambassadeur de France se plaça à la gauche du Trosne sur vn banc couvert de velours. A la droite du Cardinal Portocarrero estoit le banc des Grands. Le Patriarche des Indes se tint debout aupres du Cardinal. Vn moment apres que l'Ambassadeur fut arrivé dans le Salon, le Roi entra ,suivi des Grands : & quand il fut assis sur son Trosne, le Cardinal, l'Ambassadeur & les Grands s'assirent & se couvrirent. Alors, Dom Pédro Coloma Secrétaire d'Estat leut tout haut la traduction Espagnole du pouvoir que le Roi Tres Chrestien avoit envoyé au Marquis de Villars pour assister de sa part à cette cérémonie. On apporta devant le Roi vne table sur laquelle le Patriarche des Indes mit vn Crucifix & le Livre des Evangiles : & pendant que le Roi à genoux tenoit la main droite sur le Livre des Evangiles, le Cardinal leut tout haut le Serment par lequel Ie Roi juroit de garder la Paix avec la France. Ensuite l'Ambassadeur fit vn compliment au Roi. Le Roi se retira dans son appartement : & l'Ambassadeur s'en retourna & fut accompagné comme il l'avoit esté en venant." fut arrivé, et l'on ouvrit une fenêtre fermée d'une jalousie par laquelle nous regardions ce qui se passoit. Le Roi se plaça au bout du grand salon doré, qui est un des plus magnifiques qui soient dans le Palais. L'estrade estoit couverte d'un tapis merveilleux. Le trône et le dais estoient brodez de perles, de diamans, de rubis, d'émeraudes et d'autres pierres précieuses. Le Cardinal Portocarrero estoit assis dans un fauteuil au bas de l'estrade à la droite du trône; le Connétable de Castille estoit sur un tabouret; l'Ambassadeur de France s'assit à la gauche du trône, sur un banc couvert de velours, et les Grands estoient proches du Cardinal. Lorsque chacun se fut placé selon son rang, le Roi entra, et quand il fut assis dans son trône, le Cardinal, l'Ambassadeur et les Grands s'assirent et se couvrirent. Un Secretaire d'Estat lut tout haut le pouvoir que le Roi trés-Chrétien avoit envoyé à son ambassadeur. On apporta ensuite une petite table devant le Roi, avec un Crucifix et le Livre des Evangiles; et pendant qu'il tenoit sa main dessus, le Cardinal lut le serment par lequel il juroit de garder la Paix avec la France. Il se passa encore quelques ceremonies ausquelles je ne fus pas assez attentive pour vous en pouvoir rendre compte. Le Roi rentra peu aprés dans son Appartement, et nous en sortîmes auparavant. Nous restâmes dans le même cabinet où nous nous estions arrestées d'abord. Il estoit si prés de sa Chambre que nous l'entendions qui disoit qu'il n'avoit jamais eu si chaud, et qu'il alloit quitter sa golille; il est vrai que le Soleil est bien ardent en ce païs.Les premiers jours que j'y ai esté, j'estois accablée d'une migraine extraordinaire dont je ne pouvois trouver la raison; mais ma parente me dit que c'estoit de me couvrir trop la teste, et que si je n'y prenois garde, j'en pourrois perdre les yeux. Je ne tardai pas à quitter mon bonnet et mes cornettes, et depuis ce tems-là, je n'ai point eu mal de tête. Pour moi, je ne sçaurois croire qu'en aucun lieu du monde, il y ait un plus beau Ciel qu'ici; il est si pur qu'on n'y apperçoit pas un seul nuage, et l'on m'assure que les jours d'hiver sont semblables aux plus beaux jours que l'on voit ailleurs. Ce qu'il y a de dangereux, c'est un certain vent de Galiegue qui vient du côté des montagnes de Galice; il n'est point violent, mais il penetre jusqu'aux os, et quelquefois il estropie d'un bras, d'une jambe ou de la moitié du corps pour toute la vie. Il est plus frequent en esté qu'en hiver. Les Etrangers le prennent pour le Zephir, et sont ravis de le sentir; mais à l'épreuve, ils connoissent sa malignité. Les saisons sont bien plus commodes en Espagne qu'en France, en Angleterre, en Hollande, et en Allemagne; car sans compter cette pureté du Ciel, que l'on ne peut s'imaginer aussi beau qu'il est, depuis le mois de Septembre jusqu'au mois de Juin, il ne fait pas de froid que l'on ne puisse souffrir sans feu; c'est ce qui fait qu'il n'y a point de cheminées dans aucun appartement, et que l'on ne se sert que de braziers. Mais c'est quelque chose d'heureux que, manquant de bois comme on fait dans ce pais, on n'en ait pas besoin. Il ne gêle jamais plus de l'épaisseur de deux écus, et il tombe fort peu de neige. Les montagnes voisines en fournissent à Madrid pendant toute l'année. Pour les mois de juin, juillet et aoust, ils sont d'une chaleur excessive.J'estois il y a quelques jours dans une compagnie où toutes les Dames estoient bien effraïées: il y en avoit une qui disoit qu'on lui avoit écrit de Barcelone, qu'une certaine cloche dont on ne se sert que dans les calamitez publiques ou pour des affaires de la derniere consequence, avoit donné toute seule plusieurs coups. Cette Dame est de Barcelone, et elle me fit entendre que lorsqu'il doit arriver quelque grand malheur à l'Espagne, ou que quelqu'un de la maison d'Autriche est prest à mourir, cette cloche s'ébranle, que pendant un quart-d'heure le batant tourne dans la cloche d'une vîtesse surprenante, et frappe des coups en tournant. Je ne voulois pas le croire, et je ne le crois pas trop encore; mais toutes les autres confirmerent ce qu'elle disoit. Si c'est un mensonge, elles sont plus de vingt qui lui ont aidé à le faire. Elles songeoient sur quoi ou sur qui pourroit tomber le malheur dont ce signal avertissoit; et comme elles sont assez superstitieuses, la belle Marquise de Liche augmenta leur frayeur en venant leur apprendre que Dom Juan étoit fort malade.Dans leur grand deüil, ils sont faits comme des fous, particulierement les premiers jours que les Laquais, aussi bien que leurs Maistres, ont de longs manteaux traînans, et qu'ils mettent au lieu de chapeau un certain bonnet de carton fort haut couvert de crespe. Leurs chevaux sont tous caparaçonnez de noir avec des housses qui leur couvrent la tête et le reste du corps. Rien n'est plus laid. Leurs carrosses sont si mal drapez, que le drap qui couvre l'imperiale décend presque sur la portiere. Il n'y a personne qui en voyant ce lugubre équipage, ne croye que c'est un corps mort qu'on porte en terre. Les gens de qualité ont des manteaux d'une frise noire fort claire et fort méchante; la moindre chose la met en pieces, et c'est le bon air pendant le deüil d'être tout en guenilles. J'ai vû des Cavaliers qui déchiroient exprés leurs habits; et je vous assure qu'il y en a à qui l'on voit même la peau, peau médiocrement belle à voir; car encore que les petits enfans soient ici plus blancs que l'albâtre, et si parfaitement beaux qu'il semble que ce soient des Anges, il faut convenir qu'ils changent en grandissant d'une maniere surprenante. Les ardeurs du Soleil les rotissent, l'air les jaunit, et il est aisé de reconnoistre un Espagnol parmi bien d'autres Nations. Leurs traits sont pourtant reguliers; mais enfin ce n'est ni nostre air, ni nostre carnation.Tous les Ecoliers portent de longues robbes avec un petit bord de toille au cou, au lieu de golille. Ils sont vétus à peu prés comme les jésuites. Il y en a qui ont trente ans et davantage; on reconnoît à leur habit qu'ils sont encore dans les études.Je trouve que cette Ville-ci a l'air d'une grande cage où l'on engraisse des poulets. Car enfin, depuis le niveau de la rue jusqu'au quatriéme étage, l'on ne voit par tout que des jalousies dont les trous sont fort petits, et aux balcons mêmes il y a en aussi; on apperçoit toûjours derriere de pauvres femmes qui regardent les passans, et quand elles l'osent, elles ouvrent les jalousies et se montrent avec beaucoup de plaisir.Il ne se passe pas de nuit qu'il n'y ait quatre ou cinq cens concerts que l'on donne dans tous les quartiers de la Ville; il est vrai qu'ils sont à juste prix, et qu'il suffit qu'un Amant soit avec sa guitarre ou sa harpe, et quelquefoîs avec tous les deux ensemble, accompagnées d'une voix bien enrouee, pour reveiller la plus belle endormie et pour lui donner un plaisir de Reine. Quand on ne connoist pas ce qui est de plus excellent, ou qu'on ne peut l'avoir, on se contente de ce qu'on a. Je n'ai vû ni téorbes ni clavessins.A chaque bout de ruë, à chaque coin de maison, il y a des Nostre-Dames habillées à la mode du païs, qui ont toutes un chapelet à la main, et un petit cierge ou une lampe devant elle. J'en ai vû jusqu'à trois ou quatre dans l'écurie de ma parente, avec d'autres petits tableaux de dévotion; car un palfrenier a son oratoire augsi-bien que son Maître, mais ni l'un ni l'autre n'y prient guére. Lorsqu'une Dame va en visîte chez une autre, et que c'est le soir, quatre Pages viennent la recevoir avec de grands flambeaux de cire blanche, et la reconduisent de même, et pendant qu'elle entre dans sa chaise, ils mettent d'ordinaire un genoüil en terre. Cela a quelque chose de plus magnifique que les bougies que l'on porte en France dans des flambeaux.Il y a des maisons destinées pour mettre les femmes qui ont une mauvaise conduite, comme sont à Paris les Madelonnettes. On les traite avec beaucoup de rigueur, et il n'y a point de jour qu'elles n'ayent le foüet plusieurs fois. Elles en sortent au bout d'un certain temps, pire qu'elles n'y sont entrées, et ce qu'on leur fait souffrir ne les corrige pas. Elles vivent presque toutes dans un certain quartier de la Ville où les Dames vertueuses ne vont jamais; et lorsque par hazard quelqu'une y passe, elles se mettent aprés elle et lui courent sus comme à leur ennemie; et s'il arrive qu'elles soient les plus fortes, elles la maltraitent trés-cruellement. A l'égard des Cavaliers, quand ils y passent, ils courent risque d'estre mis en pieces. C'est à qui les aura. L'une le tire par le bras, une autre par les pieds, une autre par la tête, et lorsque le Cavalier se fâche, elles se mettent toutes ensernble contre lui, elles le volent et lui prennent jusqu'à ses habits. Ma Parente a un Page Italien qui ne sçavoit rien de la coûtume de ces miserables filles; il passa bonnement par leur quartier; en verité elles le dépoüillerent comme des voleurs auroient pû faire dans un bois; et il faut en demeurer là, car à qui s'adresser pour la restitution ?La cloche de Barcelonne n'a esté que trop veritable dans son mauvais pronostique. Dom Juan3Gazette 1679, P. 479-48o. De Madrid, le 19 Septembre 1679. "La fiévre tierce a repris à Dom lean d'Autriche; & le septiéme de ce mois, il se trouva si mal que Ies Médecins Iui conseillèrent de se préparer à la mort. Le lendemain, il reçeut le Viatique & fit son Testament.." se trouva si accablé de son mal le premier de ce mois, que les Medecins en desespererent, et on lui fit entendre qu'il falloit se preparer à la mort. Il reçut cette nouvelle avec une tranquilité et une resignation qui aida bien à persuader ce qu'on croyoit déja, qu'il avoit quelques secrets déplaisirs qui le mettoient en estat de souhaiter plûtot de mourir que de vivre. Le Roi entroit à tous momens dans sa chambre, et passoit plusieurs heures au chevet de son lit, quelque priere qu'il pût lui faire de ne se pas exposer à gagner la fiévre. Il reçut le Saint Viatique, fit son testament, et écrivit une lettre de quelques lignes à une Dame dont je n'ay pas sçû le nom. Il chargea Dom Antoine Ortis, son premier Secretaire, de la porter avec une petite cassette fermée que je vis. Elle estoit de bois de la Chine, assez legere pour croire qu'il n'y avoit dedans que des lettres, et peut-estre quelques pierreries. Comme il estoit dangereusement malade4Pseudo-Villars, p 35 - 36. "Huit jours avant la mort de Dom Juan, on eut avis par un courier extraordinaire que Mademoiselle avoit été épousée à Fontainebleau par Monsieur le Prince de Conty, nommé par le Roy pour remplir la procuration que le Roy d'Espagne avoit envoyé en blanc; cette nouvel se répandit à Madrid une joye générale, que l'on témoigna par des illuminations continuelles durant trois jours. Dés le lendemain de l'arrivée du courier, il y eut dans la Place une mascarade à cheval de cent personnes de qualité, qui firent plusieurs courses, le flambeau à la main, et l'on vit durant deux jours dans la même place des feux d'artifices médiocrement beaux, mais d'un bruit épouvantable, cependant on les faisoit sous les fenêtres de Dom Juan, qui étoit déjà très malade, et qui put connoître par là le peu de ménagement qu'on avoit pour luy.", il arriva un Courier qui apporta la nouvelle du mariage du Roi avec Mademoiselle. Et la joye ne s'en répandit pas seulement dans le Palais, toute la Ville la partagea, de sorte qu'il y eut des feux d'artifice et des illuminations pendant trois jours dans tous les quartiers de Madrid. Le Roi, qui ne se contenoit pas, courut dans la chambre de Dom Juan, et quoiqu'il fût un peu assoupi, et qu'il eût grand besoin de repos, il l'éveilla pour lui apprendre que la Reine viendroit dans peu, et le pria de ne plus songer qu'à sa guerison, afin de lui aider à la bien recevoir. Ah! Sire, lui répondit le Prince, je n'aurai jamais cette consolation: je mourrois content si j'avois eu l'honneur de la voir. Le Roi se prit à pleurer, et lui dit qu'il n'y avoit au monde que l'estat où il le voïoit qui pût troubler son contentement. On devoit faire une course de taureaux, mais la maladie du Prince la fit differer, et le Roi n'auroit pas permis que l'on eût fait des feux d'artifice dans la court du Palais, sans que Dom Juan l'en pria, bien qu'il souffrît un mal de tête horrible. Enfin il mourut le 17 de ce mois, beaucoup regretté des uns et peu des autres. C'est la destinée des Princes et des favoris, aussi-bien que celle des personnes ordinaires; et comme son credit estoit déja diminué, et que les Courtisans ne pensoient qu'au retour de la Reine-mere et à l'arrivée de la nouvelle Reine, c'est une chose surprenante que l'indifference avec laquelle on vit la maladie de Dom Juan et sa mort. On n'en parloit pas même le lendemain, il sembloit qu'il n'eût jamais esté au monde.Hé ! mon Dieu, ma chere Cousine, cela ne merite-t-il pas un peu de reflexion? Il gouvernoit tous les Royaumes du Roi d'Espagne. On trembloit à son nom. Il avoit fait éloigner la Reine-mere, il avoit chassé le Pere Nitard et Valençuela, qui estoient tous deux favoris. On lui faisoit plus regulierement la cour qu'au Roi. Je vis vingt-quatre heures aprés plus de cinquante personnes de la premiere qualité en differens endroits qui ne disoient pas un mot de ce pauvre Prince, et si il y en avoit plusieurs qui lui avoient beaucoup d'obligation. Il est vrai de plus qu'il avoit de grandes qualitez personnelles. Il estoit d'une taille mediocre, bien fait de sa personne. Il avoit tous les traits reguliers, les yeux noirs et vifs, les cheveux noirs en quantité et fort longs. Il estoit poli, plein d'esprit et genereux, trés-brave, bienfaisant et capable des grandes affaires. Il n'ignoroit rien des choses convenables à sa naissance, ni de toutes les Sciences et de tous les Arts. Il écrivoit et parloit fort bien en cinq sortes de Langues, et il en entendoit encore davantage. Il sçavoit parfaitement bien l'Histoire. Il n'y avoit point d'instrumens qu'il ne fist et qu'il ne touchât comme les meilleurs Maistres. Il travailloit au tour; il forgeoit des armes; il peignoit bien; il prenoit un fort-grand plaisir aux mathemàtiques; mais ayant pris en main le Gouvernement, il fut obligé de se détacher de toutes ces occupations. Les choses changerent de face en un moment. Il avoit à peine les yeux fermez, que le Roi n'écoutant plus que sa tendresse pour la Reine sa mere, courut à Tolede5Gazette 1679, p. 490. De Madrid, le 23 Septembre 1679 "Le mesme jour, le Roi alla à Aranjuez & arriva le lendemain à midi à Tolède, chez la Reine sa Mère, ils pleurérent tous deux en s'embrassant, tous ceux qui avoyent accompagné le Roy, baisérent la main de la Reine : le Roi l'entretint longtemps en particulier, disna en particulier avec Elle & retourna coucher à Aranjuez, apres l'avoir priée de venir à Madrid le plustost qu'Elle pourroit." pour la voir et pour la prier de revenir. Elle y consentit avec autant de joye qu'elle en eut de revoir le Roi. Ils pleurerent assez longtems en s'embrassant, et nous les vîmes revenir ensermble. Toutes les personnes de qualité allerent au devant de leurs Majestez, et le peuple témoignoit beaucoup de joye. Je m'estendrois davantage sur ce retour, sans que j'en parle dans les Memoires particuliers que j'écris.Dom Juan demeura trois jours sur son lit de parade, avec les mêmes habits qu'îl avoit fait faire pour aller au devant de la jeune Reine. On le porta ensuite à l'Escurial6Gazette 1679, P. 490. "Le vingtiéme, son corps fut porté à l'Escurial, où il sera mis avec ceux des Rois & des Princes de la Maison Royale.". Le Convoi funebre n'avoit rien de magnifique. Les Officiers de sa maison l'accompagnerent, et quelques amis en petit nombre. On le mit dans le caveau qui est proche du Panthéon, lequel est destiné pour les Princes et les Princesses de la Maison Royale. Car il faut remarquer que l'on n'enterre que les Rois dans le Panthéon, et les Reines qui ont eu des enfans; celles qui n'en ont point eu sont dans ce caveau particulier.Nous devons aller dans peu de jours à l'Escurial, c'est le tems que le Roi y va. Mais il est si occupé de la jeune Reine, qu'il ne songe qu'à s'avancer vers la frontiere pour aller au devant d'elle. Dans tous les endroits où je vais, l'on me fait sonner bien haut qu'elle va être Reine de vingt-deux Roïaumes7Jouvin, p. 71. "Cependant on divise encore à present l'Espagne en quatorze Royaumes, qui sont la Navarre, l'Aragon, le Valence, les Isles de Majorque, le Murcie, le Grenade, l'Andalousie, la Castille nouvelle, la Castille vieille, le Leon, la Galice & le Portugal, qui renferme celuy des Algarves.". Apparemment qu'il y en a onze dans les Indes; car je ne connois que la Vieille et la Nouvelle Castille, l'Arragon, Valence, Navarre, Murcie, Grenade, Andalousie, Galice, Leon et les Isles de Majorques. Il y a dans ces lieux des endroits admirables, où il semble que le Ciel veüille répandre ses influences les plùs, favorables. Il y en a d'autres si steriles, que l'on n'y voit ni bleds, ni herbes, ni vignes, ni fruits, ni prez, ni fontaines; et l'on peut dire qu'il y en a plus de ceux-là que des autres. Mais generalement parlant, l'air y est bon et sain8Jouvin, p. 72. "L'air y est bon & sain, bien qu'en quelques parties les chaleurs y soient insupportables; comme en Estramadoure, Andalousie, & Portugal, & cependant en quelques endroits il y fait bien froid, comme du costé de la Galice, des Asturies & de la Biscaye, principalement lors que le vent du Nort y souffle. Il y a plusieurs Rivieres en Espagne, l'Ebro, le Douro, le Taio, la Guadiana, l'Aquadalquivir, & le Minhio, sont les six plus grosses: & de toutes il n'y en pas une qui soit navigable. Il y a peu de villages mais ils sont gros, & peu de monde dedans; peu de villes, mais toutes grosses & riches en argent. Madrid, Lisbonc, Seville, Saragoce, Grenade, Valence, Tolede, Valladolid, & Salamanca, sont les principales."; les chaleurs excessives en de certains endroits; le froid et les vents insuportables en d'autres, quoique ce soit dans la même saison. On y trouve plusieurs rivieres; mais ce qui est de plus singulier, c'est que les plus grosses ne sont pas navigables, particulierement celle du Tage, du Guadiana, du Minhio, du Duero, du Guadalquivir et de l'Ebre ; soit les rochers, soit les chûtes d'eau, les gouffres ou les detours, les bâteaux ne peuvent aller dessus, et c'est une des plus grandes difficultez du commerce, et qui empêche davantage que l'on ne trouve les choses dont on a besoin dans les Villes; car si elles se pouvoient communiquer les unes aux autres les denrées et les marchandises, qui abondent en de certains endroits et dont on manque dans d'autres, chacun se fourniroit de tout ce dont il a besoin à bon prix, au lieu que le port et les voitures par terre sont d'un si grand coust, qu'il faut se passer de tout ce dont on n'est pas en état de payer trois fois plus qu'il ne vaut.Entre plusieurs Villes qui dépendent du Roi d'Espagne on compte pour la beauté ou pour la richesse Madrid, Seville, Grenade, Valence, Saragosse, Tolede, Vailladolid, Cordouë, Salamanque, Cadis, Naples, Milan, Messine, Palerme, Cagliari, Bruxelles, Anvers, Gand et Mons. Il y en a quantité d'autres qui ne laissent pas d'estre fort considerables, et la plûpart des Bourgs sont aussi gros que de petites Villes; mais on n'y voit point cette multitude de peuple9Bertaut, pp. 191-192. "La sterilité du pays & ce defaut de culture, vient de quatre causes : du peu d'hommes qui l'habitent, de leur paresse & de leur orgueil, de la secheresse de la terre, & des grands imposts dont les peuples sont chargez.Pour le defaut d'hommes, il vient de la quantité d'Espagnols qui se sont habituez en Italie, en Flandre, & particulierement aux Indes, d'où gueres ne reviennent : car ou ils y meurent des maladies que leur cause le changement de climat, particulierement à Portovelo & à Lima, ou ils s'y marient & s'y font riches. On peut dire mesme que la débauche desordonnée des hommes & des femmes qui commence en ce pays-là dés l'enfance, fait que les enfans n'y sont pas ny en si grand nombre ni si vigoureux que dans les pays plus froids & plus continents.Mais ce qui rend l'Espagne deserte à present au prix de ce qu'elle estoit autresfois, c'est l'expulsion des luifs qui furent chassez par Ferdinand & Isabelle aprés la conqueste de Grenade environ l'année 1492. dans lequel temps la pluspart des Historiens, à ce que rapporte Mariana, disent qu'il sortit de Castille & d'Arragon cent soixante & dix mille familles, ce que l'on fait monter à prés de huit cens mille ames, & l'expulsion qui s'est faite dans ces derniers temps des restes des Mores & des Iuifs, & qui est ce que l'on appelloit Morisques, qui estant demeurez dispersez par toute l'Espagne, depuis qu'il n'y avoit plus de Rois de leur Nation, & ayant la pluspart fait profession de la Foy Catholique, furent soupçonnez d'avoir intelligence auec les Mores d'Afrique, & de vouloir faire Roy quelqu'un d'entr'eux, de façon que le feu Roy d'Espagne Philippe III. poussé d'un zele de devotion les en bannit, & dans les années 1610& 1611. il sortit neuf cens tant de mille hommes de compte fait, de Valence, d'Andalousie & de Castille, de façon que depuis ce temps-là beaucoup de terres sont demeurées en friche, car c'estoient des gens agissans, industrieux, & les seuls laboureurs & artisans qu'il y eust en Espagne.L'accoûtumance qu'avoient les Espagnols de faire travailler les Morisques, qui estoient libres parmy eux, & les Mores Esclaves, dont il y a encor quelquesuns qu'ils prennent sur leurs costes & sur cellès d'Afrique, les a entietenus dans la faineantise & dans l'orgueil, qui fait qu'ils dédaignent tous de travailler. Ce qui acheve de les y plonger, c'est le peu de soucy qu'ils prennent de l'avenir, & l'égalité du menu peuple & de tous les moindres Marchands & Artisans qu'ils nomment Officiales, avec les Gentilshommes, qui demeurent tous dans les petites villes." qui fait la force des Rois, et plusieurs raisons en sont cause. Premierement, lorsque le Roi Dom Fernand chassa les Mores de l'Espagne. et qu'il establit l'Inquisition, tant par le châtiment que l'on a exercé sur les Juifs, que par l'exil, il est mort ou sorti de ce Royaume en peu de tems plus de neuf cens mil personnes. Outre cela les Indes en attirent beaucoup; les malheureux vont s'y enrichir, et quand ils sont riches, ils y demeurent pour joüir de leur bien et de la beauté du païs. On leve des Soldats Espagnols que l'on envoye en garnison dans les autres Villes de l'obéissance du Roi. Ces Soldats se marient et s'establissent dans les lieux où ils se trouvent, sans retourner dans celui où on les a pris. Ajoûtez à cela que les Espagnôles ont peu d'enfans. Quand elles en ont trois, c'est beaucoup. Les Etrangers ne s'y viennent point établir comme ailleurs, parce qu'on ne les aime pas, et que les Espagnols se tiennent naturellement recatados, c'est-à-dire particuliers et resserrez entr'eux, sans se vouloir communiquer avec les autres Nations, pour lesquelles ils ont de l'envie ou du mépris. De maniere qu'ayant examiné toutes les choses qui contribuënt à dépeupler les Etats du Roi Catholique, il y a encore lieu d'estre surpris d'y trouver autant de monde qu'il y en a.Il croît peu de bled10Jouvin, p..72-73. "Il croist peu de bled en Espagne, on y en porte de France, de la Sicile, & des Pays bas : les terres sont mal cultivées par la paresse de ses habitans, qui croyent estre indecent à des gens de leur qualité & de leur naissance de travailler, c'est ce qui fait que les vivres sont chers en Espagne, non pas par la sterilité du païs, où les terres sont assez bonnes." dans la Castille; on en fait venir de Sicile, de France et de Flandres. Et comment en viendroit-il, à moins que que la Terre n'en voulust produire d'elle-même, comme dans le païs de promission ? Les Espagnols sont trop paresseux pour se donner la peine de la cultiver; et comme le moindre Païsan est persuadé qu'il est Hidalgo, c'est-à-dire Gentilhomme, que dans la moindre maisonn'ette il y a une histoire apocriphe, composée depuis cent ans, qui se laisse pour tout héritage aux enfans et aux neveux du Villageois, et que dans cette histoire fabuleuse ils font tous entrer de l'ancienne Chevalerie et du merveilleux, disant que leurs trisayeux, Dom Pedro et Dom Juan, ont rendu tels et tels services à la Couronne, ils ne veulent pas déroger à la gravidad, ni à la decendencia. Voila comme ils en parlent, et ils souffrent plus aisément la faim et les autres necessitez de la vie, que de travailler, disent-ils, comme des mercenaires, ce qui n'appartient qu'à des Esclaves; de sorte que l'orgueil, secondé de la paresse, les empêche la plûpart d'ensemenéer leurs terres, à moins qu'il ne vienne des Etrangers les cultiver, ce qui arrive toûjours par une conduite particuliere de la Providence, et par le gain que ces Etrangers plus laborieux et plus interessez y trouvent; de sorte qu'un Païsan est assis dans sa chaise, lisant un vieux Roman, pendant que les autres travaillent pour lui et tirent tout son argent.On n'y voit point d'avoine11Jouvin, p. 73. "On n'y voit point d'avoyne, & il y a peu de foin, au lieu de cela les chevaux mangent de l'orge qu'ils appellent Sevada meslée avec de la paille hachée bien menu.". Le foin y est rare; les chevaux et les mules mangent de l'orge avec de la paille hachée. Les montagnes12Jouvin, p. 75. "Montagnes tres-hautes presque par tout le Royautne les Pyrenées, celles des Asturies, de Sierra de Toledo, Sierra d'Occa, Sierra Molina, Sierra Morena, Sierra d'Albanera, de Grenada, & d'Alcantara, sont les plus remarquables; ce qui fait qu'on porte plûtost les marchandises par le Royaume sur des mulets que sur des chariots, & que ce port les rend trescheres, n'y ayant avec cela, comme j'ay dit cy-dessus, aucune Riviere navigable dans l'Espagne." sont, dans les Royaumes dont je vous ai parlé, d'une hauteur et d'une longueur si prodigieuse, que je ne pense pas qu'il y ait aucun lieu au monde où il y en ait de pareilles. On en trouve de cent lieuës de long, qui s'entretiennent comme une chaîne, et qui, sans exageration, sont plus élevées que les nuës. On les nomme Sierras, et l'on compte entre celles-là les montagnes des Pirennées, de Grenade, des Asturies, d'Alcantara, la Sierra Morena, celle de Tolede, Doua, Molina et d'Albanera. Ces montagnes rendent les chemins si difficiles, que l'on n'y peut mener de charettes, et l'on porte tout sur des mulets, dont la jambe est si sûre, qu'en deux cens lieües de chemin dans des rochers et dans des ailloux continuels, ils ne bronchent pas une seule fois.On m'a montré des Patentes expediées au nom du Roi d'Espagne; je n'ai jamais lû tant de Titres. Les voici. Il prend la qualité de Roi d'Espagne, de Castille, de Leon, de Navarre, d'Arragon, de Grenade, de Tolede, de Valence, de Galice, de Seville, de Murcia, de Jaën, de Jerusalem, Naples, Sicile, Majorque, Minorque, et Sardaigne, des Indes Orientales et Occidentales, des Isles et Terre-Ferme de la mer Oceane; Archiduc d'Autriche; Duc de Bourgogne, de Brabant, de Luxembourg, de Gueldre, de Milan; Comte de Haspurg, de Flandres, de Tirol et de Barcelone; Seigneur de Biscaye et de Malina; Marquis du Saint-Empire; Seigneur de Frise, de Saline, d'Utrech, Malines, Overisel, Gronoinghen ; Grand Seigneur de l'Asie et de l'Affrique. On m'a conté que François Premier s'en mocqua, lors qu'ayant reçû une Lettre de Charles-Quint, remplie de tous ces titres fastueux, en lui faisant réponse, il n'en'prit pas d'autres que Bourgeois de Paris et Seigneur de Gentilly.On ne pousse pas les Etudes bien loin ici, et pour peu que l'on sçache, on tire, parti de tout, parce que l'esprit joint à un serieux exterieur, les empêche de paroître embarrassez de leur propre ignorance. Lors qu'ils parlent, il semble toûjours qu'ils sçavent plus qu'ils ne disent; et lors qu'ils se taisent, il semble qu'ils soient assez sçavans pour resoudre les questions les plus difficiles. Cependant il y a de fameuses Universitez13Jouvin, p. 79. "Ils ne sont pas grands Philosophes, car en deux ans d'estude, on peut estre reçeu Docteur à SaIamanca, qui est la plus fameuse Université d'Espagne, comme à Alcala, Saragoça, Barcelona, Santiago, Coimbra, Evora, Grenada, Sevilla, Lerida, Majorca, Murcia, Osca, Tarragona, Toledo, Valencia, Madrid, Lisboa. & c." en Espagne, entre lesquelles on compte Saragosse, Barcelone, Salamanque, Alcala, Santiago, Grenade, Seville, Coimbre, Tarragone, Evora, Lisbonne, Madrid, Murcie, Majorque, Tolede, Lerida, Valence et Occa14Huesca..Il y a peu de grands Predicateurs; il s'en trouve quelquesuns qui sont assez pathetiques; mais soit que ces Sermons soient bons ou mauvais, les Espagnols qui s'y trouvent s'y frappent la Poitrine de tems en tems, avec une ferveur extraordinaire, interrompant le Predicateur par des cris douloureux de componction. Je crois bien qu'il y en entre un peu, mais assûrément beaucoup moins qu'ils n'en temoignent. Ils ne quittent point leurs épées15Jouvin, p. 82. "Les Espagnols n'ostent point leur épée quand ils se confessent et communient, & lors qu'ils la prennent pour la mettre à leur costé, ils la baisent, & disent que c'est qu'elle porte la croix, & dequoy la défendre contre les Infideles.", ni pour se Confesser, ni pour Communier. Ils disent qu'ils la portent pour deffendre la Religion; et le matin, devant que de la mettre, ils la baisent, et font le signe de la Croix avec. Ils ont une devotion et une confiance trés-particuliere à la Sainte Vierge. Il n'y a presque point d'homme qui n'en porte le Scapulaire, ou quelque Image en broderie qui aura touché quelques-unes de celles que l'on tient miraculeuses, et quoiqu'ils ne menent pas d'ailleurs une vie fort reguliere, ils ne laissent pas de la prier comme celle qui les protege et les preserve des plus grands maux. Ils sont fort charitables, tant à cause du mérite que l'on s'acquiert par les aumônes, que par l'inclination naturelle qu'ils ont à donner et la peine effective qu'ils souffrent lorsqu'ils sont obligez, soit par leur pauvreté, soit par quelqu'autre raison, de refuser ce qu'on leur demande. Ils ont encore la bonne qualité de ne point abandonner leurs amis pendant qu'ils sont malades. Leurs soins et leur empressement redoublent dans un tems où l'on a sans doute besoin de compagnie et de consolation, de maniere que des personnes qui ne se voyent point quatre fois en un an, se voyent tous les jours deux ou troîs fois, dés qu'ils souffrent, et qu'ils se deviennent necessaires les uns aux autres. Mais lorsque l'on est gueri, on reprend la même forme de vie que l'on tenoit avant que d'estre malade.Dom Frederic de Cardonne, dont je vous parle à present, ma chere Cousine, comme d'un homme de vôtre connoissance, est de retour. Il m'a apporté une Lettre de la belle Marquise de los Rios, qui est toûjours une des plus jolies femmes du monde, et qui ne s'ennuye pas dans sa retraite. Il m'a dit aussi des nouvelles de Monsieur l'Archevêque de Burgos, dont le mérite est peu commun, ajoûtant qu'il estoit revenu avec ün Gentilhomme Espagnol qui lui avoit conté des choses fort extraordinaires, entr'autres, que tous les Espagnols qui sont nez le Vendredi Saint16Jouvin, p. 125. "Je remarquay que quand il se promenoit par les ruës, il avoit toûjours la teste fort levée, comme en regardant le Ciel; ce qu'il faisoit à cause que tous les Espagnols qui sont nez le jour du Vendredy Saint, qui passent par quelque Cymetiere, ou en quelque part où il y ait eu quelqu'un de tué, ils le voyent au mesme lieu, & en mesme estat, comme si on venoit de les tuer; mais en recompense de cela, ils guerissent de leur souffle les Pestiferez. Cela est particulier dans l'Espagne, comme aussi à d'autres qu'ils appellent Saludadores de tuër les chiens enragez de leur souffle. Ceux-cy ne craignent point le feu, jusques-là mesme qu'ils entrent dans un four chaud, d'où ils sortent sans en estre du tout incommodez.", lorsqu'ils passent devant un Cimetiere, et que l'on y a enterré des personnes qui ont esté tuées, ou bien que s'ils passent en quelque lieu où il se soit fait un meurtre, encore que celui qu'on a tué en ait esté ôté, ils ne laissent pas de le voir tout sanglant, et de la même maniere qu'il estoit lorsqu'il est mort, soit qu'ils l'ayent connu ou non, ce qui est assûrement une chose fort desagréable pour ceux à qui cela arrive. Mais, en recompense, ils guerissent la peste de leur soufle, et ils ne la prennent point, quoiqu'ils soient avec des pestiferez. Bien des gens, disoit-il, étoient surpris que Philippes Quatriême portast sa teste si haute, et les yeux levez vers le Ciel, c'est qu'il estoit né le Vendredi Saint, et qu'estant encore jeune, il eut plusieurs fois l'apparition de ces personnes qui avoient esté tuées, de maniere qu'en ayant esté effrayé, il avoit pris l'habitude de baisser trés-rarement la teste. Mais, dis-je à Dom Frederic, parloit-il serieusement, et comme d'une chose que tout le monde sçait, sans la mettre en doute? Dom Fernand & Tolede entra dans ma chambre, comme je disois qu'il faloit le demander à quelqu'un digne de foi; il le lui demanda, il m'assûra qu'il en avoit toûjours entendu parler de cette maniere, mais qu'il n'en voudroit pas estre caution. On dit encore, continua-t-il, qu'il y a de certaines gens qui tuënt un chien enragé en souflant sur lui, et que ceux-là ont la vertu de se mettre dans le feu sans brûler. Cependant je n'en ai point vû qui ayent voulu s'y fier. Ils disent pour raison qu'ils le pourroient bien faire; mais qu'il y auroit trop de vanité à vouloir se distinguer des autres hommes par des faveurs du Ciel si particulieres. Pour moi, dis-je en riant, je crois que ces personnes-là ont plus de prudence que d'humilité; elles craignent avec raison la morsure du chien et la chaleur d'un brasier. Je n'en suis pas moins persuadé que vous, Madame, reprit Dom Frederic; je n'ajoûte guéres de foi aux choses surnaturelles. Je ne prétens pas vous les faire croire, dit Dom Fernand, quoique je ne trouve rien de plus extraordinaire en ceci, qu'en mil prodiges que l'on voit tous les jours. Trouvez-vous, par exemple, qu'il y ait moins lieu de s'étonner de ce Lac qui est,proche de Guadalajara en Andalousie, lequel pronostique les tempetes prochaines par des mugissemens horribles17Coulon, p. 95. "On void encore assez prez de là [i. e. Bexal] vn Lac, qui porte certains poissons noirastres excellens, nommez Turtures, & presage la pluye & la tempeste par vn grand bruit qui s'y fait, pareil au muglenient d'vn taureau, qu'on entend iusqu'à dix huict mille."De Beja Mme d'Aulnoy transporte ce lac miraculeux à Guadalajara "en Andalousie" que l'on entend à plus de vingt mil pas? Que dites vous de cet autre Lac que l'on trouve sur le sommet de la montagne de Clavijo18Coulon, p. 57-58. "Au plus haut sommet de la montagne de Canigo, il y a vn grand Lac extremement profond, abondant en turtures, qui sont des poissons d'vne merueilleuse grandeur d'ou l'on void sortir auec vn grand bruit des vapeurs qui s'esleuent en l'air, & se conuertissent en nuées, & en produisent des tempestes horribles, auce des esclairs, tonnerres & gresles, aussi tost que quelqu'vn y iette vne pierre." - A la p. 57 (de Coulon) il est question de Perpignan. dans le Comté de Roussillon, proche de Perpignan? Il est extrêmement profond. Il y a des poissons d'une grandeur et d'une forme monstrueuse, et lorsqu'on y jette une pierre, l'on en voit sortir, avec grand bruit, des vapeurs qui s'élevent en l'air, qui se convertissent en nuées, qui produisent des tempêtes horribles, avec des éclairs, des tonnerres et de la grêle. N'est-il pas vrai encore, continua-t-il en s'adressant à Dom Frederic, que proche le Château de Garcimanos, dans une caverne que l'on nomme la Judée, joignant le pont de Talayredas, on voit une fontaine dont l'eau se gele en tombant, et s'endurcit de maniere qu'il s'en fait une pierre dure, que l'on ne casse qu'avec beaucoup de peine, et qui sert à bâtir les plus belles maisons de ce païs-là.? Vous avez bien des exemples, dit Dom Frederic, et si vous voulez, je vais vous en fournir quelques autres qui vous serviront au besoin. Souvenez-vous de la montagne de Moncayo en Arragon : si les brebis y paissent avant que le Soleil soit levé, elles meurent; si elles sont malades, et qu'elles y paissent aprés qu'il est levé, elles guerissent. N'oubliez pas non plus cette fontaine de l'Isle de Cadis, qui seche lorsque la mer est haute, et qui coule quand la mer est basse. Vous ne serez pas le seul, dis-je en l'interrompant, qui secondera Dom Fernand dans son entreprise; je veux bien lui dire que dans cette même Isle de Cadis, il y a une plante qui se fane au moment que le Soleil paroist, et qui reverdit lorsque la nuit vient. Ah! la jolie plante! s'écria Dom Fernand en riant. Je ne veux qu'elle pour me venger de toutes les railleries que vous me faites depuis une heure. Je vous declare une guerre ouverte sur cette plante, et si vous ne la faites venir de Cadis, je sçai bien ce que j'en croirai.L'enjoüement de ce Cavalier nous fit passer une fort agréable soirée; mais nous fûmes interrompus par ma parente qui revenoit de la Ville, et qui avoit passé une partie du jour chez son Avocat qui estoit à l'extrêmité. Il est fort vieux et trés-habile homme dans sa profession. Elle nous conta que tous ses enfans étoient autour de son lit, et que la seule chose qu'il leur recommanda, ce fut de garder la gravité, puis, en les benissant, il leur dit : Quel plus grand bien puis-je vous souhaitter, mes chers enfans, sinon de passer vôtre vie à Madrid, et de ne quitter ce Paradis terrestre que pour aller au Ciel ? Cela peut faire voir, continuat-elle, la prevention que les Espagnols ont sur Madrid, et sur la felicité dont on jouit dans cette Cour. Pour moi, dis-je en l'interrompant, je suis persuadée qu'il entre beaucoup de vanité dans le goût qu'ils ont pour leur patrie; et dans le fonds, ils ont trop d'esprit pour ne pas connoistre qu'il est bien des païs plus agréables. N'est-il pas vrai, dis-je en m'adressant à Dom Fernand, que si vous ne parlez pas comme moi, vous pensez de même ? Ce que je pense, dit-il en riant, ne porte point de consequence pour les autres, car depuis mon retour, tout le monde me reproche que je ne suis plus Espagnol; et il est certain que l'on est si infatué des délices et des charmes de Madrid, que pour n'avoir pas lieu de le quitter en aucun tems de l'année, personne ne s'est avisé de faire bâtir de jolies maisons à la campagne pour s'y retirer quelquefois, de maniere que tous les environs de la Ville, qui devroient estre remplis de beaux jardins et de Châteaux magnifiques, sont semblables à des petits deserts, et cela est cause aussi que, l'Esté comme l'Hyver, la Ville est toûjours également peuplee. Ma parente dit là-dessus qu'elle vouloit me mener à l'Escurial, et que la partie estoit faite avec les Marquises de Palacios et de la Rosa, pour y aller dans deux jours. Madame vôtre mere vous en a mis, ajoûta-t-elle en parlant à Dom Fernand, et moi j'en ai mis Dom Frederic. Ils lui dirent l'un et l'autre que ce seroit avec beaucoup de joye qu'ils seroient de ce petit voyage. En effet, nous allâmes le lendemain chez la Reine-mere lui baiser les mains, et lui demander ses ordres poùr l'Escurial. C'est l'ordinaire, quand on sort de Madrid, de voir la Reine auparavant. Nous ne l'avions pas vué depuis son retour. Elle paroissoit plus gaye qu'à Tolede; elle nous dit qu'elle ne pénsoit pas revenir si-tôt à Madrid, et qu'il lui sembloit à present qu'elle n'en estoit jamais sortie. On lui amena une géanne qui venoit des Indes; dés qu'elle la vit, elle la fit retirer, parce qu'elle lui faisoit peur. Ses Dames voulurent faire danser ce colosse, qui tenoit sur chacune de ses mains, en dansant, deux naines qui joüoient des castagnettes et du tambour de Basque. Tout cela estoit d'une laideur achevée. Ma parente remarqua dans l'Appartement de la Reine-mere, beaucoup de choses qui venoient de Dom Juan, entr'autres une pendule admirable, toute garnie de diamans19Gazette 1679, p. 480. "..[Don Juàn]... laisse la meilleure Partie de ses pierreries à la Reine & à la Reine Mére...". Il l'a faite en partie son heritiere, apparemment que ç'a esté pour lui témoigner son regret de l'avoir tant tourmentée.La partie de l'Escurial s'est faite avec tous les agrémens possibles. L'envie de vous en entretenir m'a empêchée de vous envoyer ma Lettre, que j'avois commencée avant que d'y aller. Les mêmes Dames qui vinrent à Aranjues et à Tolede, ont esté bien aises de profiter de la belle saison pour se promener un peu, et nous fûmes d'abord au Pardo20Jouvin, p. 134. ".. il Pardo, 2. maison royale; ce sont quatre grands pavillons distinguez les uns des autres par des galleries, soustenuës de piliers & de colonnes tout à l'entour d'une grande court. Nous y vismes de tres-belles peintures, & principalement les portraits de tous les Rois d'Espagne. Il y a un grand jardin & un grand pare au derriere de ce Palais, où le Roy va souvent à la chasse. On voit sur une montagne toute proche, un Convent de Capucins, qui est un lieu de pelerinage & de devotion, pour un Crucifix détaché de sa croix, qui y fait plusieurs miracles.", qui est une Maison Royale. Le bâtiment en est assez beau, comme tous les autres d'Espagne, c'est-à-dire un quarré de quatre corps de logis, separez par de grandes galeries de communication, lesquelles sont soûtenuës par des colonnes. Les meubles n'y sont pas magnifiques, mais il y a de bons Tableaux, entr'autres ceux de tous les Rois d'Espagne habillez d'une maniere singuliere.On nous montra un petit cabinet que le feu Roi appelloit son favori, parce qu'il y voyoit quelquefois ses maîtresses, et ce Prince, si froid et si serieux en apparence, que l'on ne le voyoit jamais rire, estoit en effet le plus galant et le plus tendre de tous les hommes. Il y a là un grand jardin assez bien entretenu, et un parc d'une étendue considerable, où le Roi va souvent à la Chasse. Nous fûmes ensuite à un Convent de Capucins, qui est au sommet d'une montagne. C'est un lieu d'une grande devotion, à cause d'un Crucifix détaché de sa Croix, qui fait souvent des miracles. Aprés y avoir fait nos prieres, nous descendîmes de l'autre côté de la montagne, dans un Hermitage où il y avoit un reclus qui ne voulut ni nous voir ni nous parler; mais il jetta un billet par la petite grille, dans lequel nous trouvâmes ecrit qu'il nous recommanderoit à Dieu. Nous étions toutes extrêmement lasses, car il avoit falu monter la montagne à pied, et il faisoit trés-chaud. Nous apperçûmes dans le fonds du vallon une petite maisonnete au bord d'un rüisseau qui couloit entre des saules. Nous tournâmes de ce côté-là, et nous en étions encore assez loin, lorsque nous vîmes une femme et un homme fort propres qui se leverent brusquement du pied d'un arbre où ils estoient assis, et entrerent dans cette maison dont ils fermerent la porte avec la même diligence que s'ils nous avoient pris pour des voleurs. Mais c'estoit sans doute la crainte d'estre reconnus qui leur faisoit prendre cette précaution. Nous vinsmes dans le lieu qu'ils venoient de quitter, et nous étant assis sur l'herbe, nous mangeâmes des fruits que nous avions fait apporter. C'estoit si proche de la petite maison, que l'on pouvoit nous voir des fenêtres. Il en sortit une paysanne fort jolie, qui vint à nous, tenant une petite corbeille de jonc-marin; elle se mit à genoux devant nous, et nous demanda des fruits de nôtre collation pour une personne qui estoit grosse, et qui mourroit si nous lui en refusions. Aussi-tost nous lui envoyâmes les plus beaux. Un moment aprés, la jeune fille revint avec une tabatiere d'or, et nous dit que la Señora de la casita, c'est-à-dire, la Dame de la petite maison, nous prioit de prendre de son tabac, en reconnoissance de la grace que nous lui avions faite. C'est la mode ici de presenter du tabac, quand on veut témoigner de l'amitié. Nous demeurâmes si longtems au bord de l'eau, que nous fîmes resolution de n'aller pas plus loin que la Çarçuela21Jouvin, p. 134- "nous allâmes à Sarsoüela, d. qui est un chasteau qui appartient encore au Roy, mais il est tres-mal entretenu; ses jardins, & ses fontaines sont ce qu'il y a de plus rernarquable.", qui est encore une Maison du Roi, moins belle que le Pardo, et tellement negligée, que l'on n'y trouve rien de recommandable que les eaux. Nous y couchâmes assez mal, quoique ce fût dans les lits même de Sa Majesté, et nous ne fîmes jamais mieux que d'y porter tout ce qu'il faloit pour nôtre souper. Nous entrâmes ensuite dans les jardins qui sont en mauvais ordre. Les fontaines jettent jour et nuit. Les eaux y sont si belles et si abondantes, que pour peu qu'on le voulust, il n'y auroit pas de lieu au monde plus propre à faire un sejour agréable. Ce n'est pas la coûturne en ce païs, depuis le Roi jusqu'aux particuliers, d'entretenir plusieurs maisons de campagne. Ils les laissent perir faute d'y faire quelques petites reparations. Nos lits estoient si mauvais, que nous n'eûmes pas de peine à les quitter le lendemain de bonne heure, afin d'aller à l'Escurial.Nous passâmes par Monareco22Jouvin, p. 134. "... nous passâmes par Monareco, p. 4. où sont des bois & le parc, avant que d'arriver à l'Escurial, b. 2.p. 135. L'Escurial est un bourg, depuis lequel il y a une allée à quatre rangées d'Ormes, jusqu'au Convent de saint Laurent de l'Escurial, qui est au pied de hautes montagnes, au milieu d'un grand parc remply de gibier de toutes les sortes, & autre bétail que le Roy y fait nourrir pour sa table.p. 136. Vous y voyez une belle grande porte, ornée de plusieurs colomnes élevées les unes sur les autres, jusqu'au plus haut dé cet édifice, où saint Laurent est representé en marbre tenant un gril en sa main.", où commencent les bois, et un peu plus loin le parc du Convent de l'Escurial; car c'en est un, en effet, que Philippe II a bâti dans les montagnes pour y trouver plus aisément la pierre dont il avoit besoin. Il en a fallu une quantité si prodigieuse, que l'on ne peut le comprendre sans le voir, et c'est un des grands bâtimens que nous ayons en Europe. Nous y arrivâmes par une trés-longue allée d'ormes, plantée de quatre rangs d'arbres. Le portail est magnifique, orné de plu- sieurs colonnes de marbre, élevées les unes au dessus des autres, jusques à une figure de Saint Laurent qui est au haut. Les Armes du Roi sont là, gravées sur une pierre de foudre que l'on apporta d'Arabie, et il coûta soixante mil écus pour les faire graver dessus. Il est aisé de croire qu'ayant fait une dépense si considerable pour une chose si peu necessaire, l'on n'a pas épargné celles qui pouvoient estre utiles pour contribuër à la beauté de ce lieu. C'est un grand bâtiment quarré; mais par de-là le quarré on trouve une longueur qui sert aux bâtimens de l'entrée, et represente, en cette sorte, un gril qui servit au supplice de Saint Laurent, Patrôn du Monastere. L'ordre est Dorique et fort simple. Le quarré se divise par le milieu, et une des divisions qui regarde l'Orient se partage de chaque côté en quatre autres moins quarrez, qui sont quatre Cloîtres bâtis selon l'ordre Dorique : qui en voit un, voit tous les autres. Le bâtiment n'a rien de surprenant, ni dans le dessin, ni dans l'Architecture. Ce qu'il y a de beau, est la masse du bâtiment, qui est de trois cens quatre-vingts pas d'un homme en quarré. Car outre ces quatre Cloîtres, dont j'ai parlé, l'autre partie du quarré, subdivisée en deux, forme deux autres bâtimens. L'un est le quartier du Roi; et l'autre est le College, parce qu'il y a là-dedans quantité de pensionnaires, ausquels le Roi donne pension pour étudier. Les Religieux qui l'habitent sont Hieronimites. Cet Ordre est inconnu en France, et il a esté aboli en Italie, parce qu'un Hieronimite attenta à Milan sur la vie de Saint Charles Borromée; mais il ne le blessa point, encore qu'il eût tiré sur lui, et que les balles eussent percé tous ses habits Pontificaux. Cet Ordre ne laisse pas d'estre ici en grand credit. Il y a trois cens Religieux dans le Convent de l'Escurial. Ils vivent à peu prés comme les Chartreux; ils parlent peu, prient beaucoup, et les femmes n'entrent point dans leur Eglise. Outre cela, ils doivent étudier et prêcher.Ce qui rend encore ce bâtiment considerable, c'est la nature de la pierre que l'on y a employée. On l'a tirée des carrieres voisines. Sa couleur est grisâtre. Elle resiste à toutes les injures de l'air. Elle ne se salit point, et conserve toûjours la couleur qu'elle a apportée à sa naissance. Philippe Il fut vingt-deux ans à le bâtir; il en joüit treize, et y mourut. Cet édifice lui coûta six millions d'or. Philippe IV y ajoûta le Panthéon, c'est à dire un Mausolée à la façon du Panthéon de Rome, pratiqué sous le grand Autel de l'Eglise, tout de marbre, de jaspe et de porphire, où sont enchassez dans les murailles vingt-six tombeaux magnifiques. On décend par un degré de jaspe. Je me figurois entrer dans quelqu'un de ces lieux enchantez dont parlent les Romans et les Livres de Chevalerie. Le Tabernacle, l'architecture de la table d'Autel, les degrez par où on y monte, le Ciboire fait d'une seule pierre d'agathe sont autant de miracles. Les richesses en pierreries et en or ne sont pas croïables. Une seule armoire des Reliques (car il y en a quatre dans quatre Chapelles de l'Eglise) surpasse de beaucoup le trésor de S. Marc de Venise. Les ornemens de l'Eglise sont brodez de perles et de pierreries. Les Calices et les Vases sont de pierres precieuses. Les Chandeliers et les Lampes, de pur or. Il y a quarante Chapelles et autant d'Autels, où l'on met tous les jours quarante divers paremens. Le devant du grand Autel est composé de quatre ordres de colonnes de jaspe, et l'on monte à l'Autel par dix-sept marches de porphire. Le Tabernacle est enrichi de plusieurs colonnes d'agathe, et de plusieurs belles figures de métail et de cristal de roche. On ne voit au Tabernacle qu'or, lapis et pierreries si transparentes, que l'on voit au travers le Saint Sacrement. Il est dans un vaisseau d'agathe. On estime ce Tabernacle un million d'écus. Il y a sept chœurs d'Orgues. Les chaires du Chœur sont de bois rare; il vient des Indes, admirablement bien travaillé sur le modele de celles de S. Dominique de Bologne. Les Cloîtres du Monastere sont parfaitement beaux. Il y a au milieu un jardin de fleurs, et une Chapelle ouverte des quatre côtez, dont la voûte est soûtenuë de colonnes de porphire, entre lesquelles il y a des niches où sont les quatre Evangelistes avec l'Ange et les ani- maux de marbre blanc plus hauts que nature, qui jettent des torrens d'eau dans des bassins de marbre. La Chapelle est voûtée d'une fort belle architecture, pavée de marbre blanc et noir. Il y a plusieurs tableaux d'un prix inestimable, et dans le Chapitre qui est trés-grand, outre des tableaux excellens, on y voit deux bas reliefs d'agathe, chacun d'un pied et demi, qui sont hors de prix. Pour l'Eglise, elle n'a rien d'extraordinaire dans sa structure. Elle est plus grande, mais de la façon de celle des Jesuites de la ruë Saint Antoine, excepté qu'elle est, comme la maison, d'ordre Dorique. Bramante, fameux Architecte d'Italie, donna le dessin de l'Escurial. Les Appartemens du Roi et de la Reine n'ont rien de fort magnifique. Mais Philippe II regardoit cette maison comme un lieu d'oraison et de retraite; et ce qu'il a voulu embellir davantage, c'est l'Eglise et la Bibliotheque. Le Titien, fameux Peintre, et plusieurs autres encore, ont épuisé leur Art pour bien peindre les cinq galleries de la Bibliotheque. Elles sont admirables tant par les peintures que par cent mil volumes23D'après le P. Fr. Francisco de los Santos Descripcion del Real Monasterio de S. Lorenzo del Escorial... Madrid, 1681, f. 104), la bibliothèque, à l'époque de Mme d'Aulnoy, ne comprenait que "diez y ocho mil cuerpos de Libros"., sans compter les originaux manuscrits de plusieurs Saints Peres et Docteurs de l'Eglise, qui sont tous fort bien reliez et dorez. Vous jugerez aisément de la grandeur de l'Escurial quand je vous aurai dit qu'il y a dix-sept Cloîtres, vingt-deux courts, onze mil fenestres, plus de huit cens colonnes, et un nombre infini de salles et de chambres.Peu aprés la mort de Philippe Ill, on ôta aux Religieux de l'Escurial24Bassompierre, II, p. 16. "Le jeudy vingt-deuxiesme [avril 1621] le Duc d'Eboly me fit vn fort joly festin. On osta ce jour là aux moines de l'Escurial vne terre, que le feu Roy [Philippe III] leur auoit donnée, nommée Campillo, qui vaut dix-huict mille escus de rente : & ce en vertu de la clause de son testament, par laquelle il reuoquoit les dons immenses qu'il auoit faits durant sa vie."MEMOIRES DU MARESCHAL DE BASSOMPIERRE CONTENANT L'HISTOIRE DE SA VIE ET DE CE Qui s'est fait de plus remarquable à la Cour de France pendant quelques années. A COLOGNE. Chez PIERRE Du MARTEAU. 1665. 2 vol. in-120. une Terre que le feu Roi leur avoit donnée, nommée Campillo, qui vaut dix-huit mil écus de rente, et cela en vertu de la clause de son testament, par laquelle il revoquoit les dons immei-ises qu'il avoit faits pendant sa vie.Le Due de Bragance estant à la Cour de Philippe II, le Roi voulut qu'on le menât à l'Escurial pour voir ce superbe édifice. Et comme celui qui avoit charge de le montrer lui eut dit qu'il avoit esté bâti pour accomplir le vœu qu'avoit fait Philippe II à la bataille de S. Quentin, le Duc repartit fort spirituellement. Celui qui faisoit un si grand vœu devoit avoir grand peur25"Un homme à qui, en lui montrant l'Escurial, on disoit que c'étoit un vœu de Philippe II à la bataille de Saint-Quentin, dit : Oh! il falloit qu'il eût grand'peur, car voici qui coûte bien de l'argent." (Tallemant des Reaux)..En vous parlant de Philippe II, je me souviens qu'on m'a dit que Charle-Quint lui recommanda de conserver les trois clefs d'Espagne. C'étoit la Goulette en Afrique, Flesingue en Zelande, et Cadix en Espagne. Les Turcs ont pris la Goulette, les Hollandois Flesingue, les Anglois Cadix. Mais le Roi d'Espagne n'a pas esté longtems sans recouvrer cette derniere Place.L'Escurial est bâti sur la pente de quelques rochers dans un lieu desert, sterile, environné de montagnes. Le Village est au bas, où il y a peu de maisons. Il y fait presque toûjours froid. C'est une chose prodigieuse que l'étenduë des jardins et duparc. On y trouve des bois, des plaines, une grande maison au milieu, où logent les Gardes-chasse. Tout y est rempli de bêtes fauves, et de gibier.Aprés avoir vû un lieu si digne de nôtre admiration, nous en partîmes26Jouvin, p. 133 - 134. "Nous en [Madrid] partimes pour aller à l'Escurial, & à quelques belles maisons qui rendent le chemin un peu plus long, que par celuy-cy qui est d'ordinaire par Aravaca, p. i. d. Rozas, p. i. d. où sotit des vignes jusqu'à la petite Riviere de Guadarama où il n'y a point de pont, & aussi-tost il faut entrer dans les montagnes où est Colmenar, p. 2. d. & plus avant il y a des bois, & un grand pare de l'Escurial, b. i. d. mais il vaut mieux faire un peu le plus long..." tout ensemble, et comme nous avions passe par les Maisons Royales du Pardo et de la Çarçuela, nous revînmes par les montagnes dont le chemin est plus court, mais plus difficile. Nous passames par Colmenar, et cottoyant la petite riviere de Guadarama, nous nous rendîmes par Rozas et Aravaca à Madrid, où nous apprîmes que la Maison de la Reine alloit partir pour l'aller attendre sur la frontiere.Nous fûmes aussi-tôt au Palais pour dire adieu a la Duchesse de Terranova et aux autres Dames. Le Roi les avoit toutes fait monter à cheval pour voir de quelle maniere elles seroient le jour de l'entrée. Les portes et les jardins estoient soigneusement gardez à cause de cela, et il ne falloit pas qu'aucun homme yentrast. Les jeunes Dames du Palais avoient assez bonne grace; mais, bon Dieu, quelles figures que la Duchesse de Terranova et Doña Maria d'Alarcon, Gouvernantes des Filles de la Reine! Elles estoient chacune sur une mule toute frisée et ferrée d'argent avec une grande housse de velours noir, semblable à celles que les Medecins mettent sur leurs chevaux à Paris. Ces Dames, vétuës en veuves, dont je vous ai fait la description, fort vieilles, trés-laides, l'air severe et imperieux, avoient un grand chapeau rataché avec des cordons sous le menton; et vingt Gentilshommes qui estoient à pied autour d'elles, les tenoient de peur qu'elles ne se laissassent tomber. Elles n'eussent jamais souffért qu'ils les eussent touchées ainsi, sans qu'elles apprehendoient de se casser le cou. Car vous sçaurez, ma chere Cousine, qu'encore que les Dames ayent deux Escuyers, et qu'ils aillent avec ellespar tout où elles -vont, ils ne leur donnent jamais la main. Ils marchent à leurs côtez, et leur presentent les coudes enveloppez dans leurs manteaux, ce qui fait paroistre leurs bras monstrueusement gros. Les Dames n'en aprochent point; mais bien davantage, si la Reine en marchant venoit à tomber et qu'elle n'eût pas ses Dames auprés d'elle pour la relever, quand il y auroitcent Gentilshommes, elle prendroit la peine de se relever touteseule, ou de rester par terre tout le jour, plutôt qu'on osât la relever. Nous passâmes une partie de l'aprés midi à voir ces Dames; l'équipage qu'elles ont mené est fort magnifique, mais mediocrement bien entendu. La Duchesse de Terra-nova seule a six litieres de velours de differentes couleurs en broderie, et quarante mulets dont les housses sont aussi riches que j'en aie jamais vû.Vous n'aurez pas de mes nouvelles, ma chere Cousine, que la Reine ne soit ici. Pendant que le Roi ira au devant d'elle, et que toute la Cour va s'absenter, ma parente veut aller en Andalousie où elle a quelques affaires. Je pourrai vous envoyer une petite relation de nostre voyage, si vous m'assurez que ce soit un plaisir pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur.Ce 30 Setembre.QUINZIEME LETTREToute la Cour est de retour, et vous verrez dans mes Memoires, ma chere Cousine, les particularitez du voyage de la Reine. Je la vis arriver avec le Roy dans un même Carosse, dont les rideaux estoient tout ouverts1Gazette 1680 p. 8-9. De Madrid, le 14 Décembre 1679. "..Le Roi & la Reine arrivérent ici à trois heures apres midi dans vn carrosse dont ils avoient ouvert les rideaux pour se faire voir au Peuple.". Elle estoit vêtuë à l'Espagnole2Gazette 1679, p. 638. De Burgos, le 23 Novembre 1679. "Le lendemain... on l'advertit que le Roi... venoit d'arriver. Elle alla le recevoir vestue à l'Espagnole." , et je ne la trouvai pas moins bien dans cet habit que dans le sien à la Françoise. Mais le Roi s'estoit habillé à la Schomberg; c'est l'habit de campagne des Espagnols, et c'est estre vêtu presque à la Françoise3Gazette 1679, p. 330. De Madrid, le 28 Iuin 1679 "Le Roi a ordonné à tous les Gentilshommes de sa Chambre de se faire faire chacun trois habits de campagne dont il y en ait deux à la Françoise.". J'ai entendu raconter la surprise de la Reine, lorsqu'elle eut l'honneur de le voir la premiere fois. Il avoit un just'aucorps, fort court et fort large, de bouracan gris, des chausses de velours, des bas4Brunel, p. 8o (R. H. p. 175). "Les bas de soye dont ils se servent, sont à mailles lâches, & qui ressemblent à du rézeau; ils les portent fort tendus dessus un bas blanc qui paroist au travers." de pelo (c'est de la soye écruë que l'on travaille si lâche, que l'on voit la chaussette au travers), cela est fin comme les cheveux, et le Roy veut les chausser tout d'un coup, bien qu'ils soient fort justes, de sorte qu'il en rompt quelquefois jusqu'à vingt paires. Il avoit une fort belle cravatte5Gazette 1679, p. 616. De Burgos, le 8 Novembre 1679 " La Reine envoye tous les jours des présens au Roi. Il reçeut hier de sa part, vne Montre & vne Cravate..." que la Reine lui avoit envoyée; mais elle estoit attachée un peu trop lâche.Ses cheveux estoient derriere ses oreilles et il portoit un chapeau gris blanc. Ils firent tout le voyage, qui estoit assez long, teste à teste dans un grand carosse, ne pouvant guére se faire entendre que par quelques actions; car le Roi ne sçait point du tout le François, et la Reine parloit peu la Langue Espagnole6Pseudo-Villars, p. 59-6o. "Elle parut se jeter à genoux pour lui baiser la main, il l'en empescha, et la releva, mais ils se trouvèrent tous deux bien embarrassés de ne se pouvoir entendre...". En arrivant à Madrid, ils allerent entendre le Te Deum à Nôtre Dame d'Atocha7Gazette 168o, p. 9. De Madrid, le 14 Décembre 1679. " Ils allérent descendre à Nostre Dame d'Atochia où l'on chanta le Te Deum, & allérent coucher au Buen Retiro.", suivis de toutes les personnes de qualité, et de tout le peuple qui poussoit de grands cris de joye. Ensuite leurs Majestez furent au Buen-Retiro8Pseudo- Villars, p. 63, "Leurs Majestés arrivèrent au Retiro, où la Reine Mère les attendoit, et où ils demeurèrent pres d'un mois et demi, jusqu'à ce que toutes choses fussent préparées pour l'entrée publique de la Reine.", parce que les appartemens du Palais n'estoient pas encore preparez, et qu'il falloit que la Reine attendît le tems de son entrée pour y aller demeurer. Ce tems a dû lui paroître bien long, car elle ne voyoit personne que la Camarera mayor et ses Dames. On lui fait mener une vie si contrainte9Pseudo- Villars, p. 64-65. "Pour joindre à ces premières dispositions le temps et les mesures qui pouvoient assujétir entièrement la Reine à l'Esclavage qu'on lui préparoit, La Camerera déclara d'abord que la Reine ne recevroit aucune visite qu'après son entrée, éloignant ainsy toutes les personnes qui auroient pû lui donner du plaisir ou de la consolation, ou même quelques conseils, La tenant seule au Retiro, sans sortir de son appartement, sans autres divertissements que quelques comédies ennuyeuses, et sans autre compagnie que la Camerera Mayor, qui la traitait avec le même empire qu'auroit fait une Gouvernante. - Cependant le Marquis de Villars, jugeant qu'un Ambassadeur de France devoit voir la Reine, à son arrivée à Madrid, fit demander à la Duchesse de Terranova, à saluer sa Majesté; elle lui fit dire que personne ne verroit la Reine qu'après son entrée, ainsy l'Ambassadeur ne la vit point alors...", qu'il faut avoir tout l'esprit et toute la douceur qu'elle a, pour la suporter. Elle n'a même pas la liberté de voir l'Ambassadeur de France; enfin c'est une gêne continuëlle. Cependant toutes les Dames Espagnoles l'aiment cherement, et la plaignent entr'elles.J'estois il y a quelque tems chez la Comtesse de Villaumbrosa avec grande compagnie. La Marquise de la Fuente y vint, et comme elles sont fort superstitieuses en ce païs-ci, elle leur dit toute effraïée qu'elle s'estoit trouvée chez la Reine, qui se regardant dans un grand miroir avoit appuyé sa main dessus, le touchant fort legerement, et que la glace s'estoit fenduë depuis le haut jusqu'en bas; que la Reine avoit regardé cela sans s'en émouvoir, et qu'elle avoit même ri de la consternation de toutes les Dames qui estoient auprés d'elle, leur disant qu'il y avoit de la foiblesse à s'arréter sur des choses qui pouvoient avoir des causes naturelles. Elles raisonnerent longtems làdessus, et dirent en soûpirant que leur Reine ne vivroit pas longtems.Elle nous dit aussi, que la Reine avoit été bien plus émûë de l'incivilité de la Camarera mayor, qui voyant quelques-uns de ses cheveux mal arrangez sur son front, avoit craché dans ses mains pour les unir; sur quoy la Reine lui avoit arrété le bras disant d'un air de Souveraine, que la meilleure essence n'y estoit pas trop bonne, et prenant son mouchoir qu'elle s'estoit longtems frotté les cheveux à l'endroit où cette vieille les avoit si malproprement moüillez. Il n'est pas extraordinaire ici de se moüiller la teste pour se polir et s'unir les cheveux. La premiere fois que je me suis coëffée à l'Espagnole, une des femmes de ma Parente entreprit ce beau chef-d'œuvre : elle fut trois heures à me tirailler la teste, et voyant que mes cheveux estoient toûjours naturellement frisez, sans m'en rien dire elle trempa deux grosses éponges dans un bassin plein d'eau, et elle me baptisa si bien que j'en fus enrhûmée plus d'un mois.Mais pour en revenir à la Reine, c'est une chose digne de pitié, que le procedé qu'a cette vieille Camarera avec elle. Je sçai qu'elle ne souffre pas qu'elle ait un seul cheveu frisé, ni qu'elle aproche des fenêtres de sa chambre, ni qu'elle parle à personne. Cependant le Roi aime la Reine de tout son cœur; il mange ordinairement avec elle, et sans aucune ceremonie, de sorte que fort souvent, quand les Filles d'honneur mettent le couvert, le Roi et la Reine leur aident pour se divertir; l'un apporte la nappe, et l'autre les serviettes. La Reine se fait accommoder à manger à la maniere de France, et le Roi à celle d'Espagne. C'est une cuisiniere qui apprête tout ce qui est pour sa bouche; la Reine tâche de l'accoûtumer aux ragoûts qu'on lui sert, mais il n'en veut point. Ne croyez pas au reste que leurs Majestez soient environnées de personnes de la Cour, quand elles dînent; il y a tout au plus quelques Dames du Palais, des menins, quantité de naines et de nains.La Reine fit son entrée le 13 de Janvier10Nouvelle relation de la magnifique et royale entrée, p. 2-11. "Depuis le Retire jusques au premier Arc, qui est à l'entrée du Pré de S. Hierôme, se voyoit formée une belle ruë d'une admirable Structure & Ares, toute remplie de Niches & de belles Statuës, rangées avec un beI ordre, qui representoient les Royaumes que domine notre grand Monarque, tous lesqueIs offroient leurs Blasons & Couronnes qui les illustrent... Au sortir des, Royaumes nous arrivâmes au premier Arc qui est aupres du Cours, fait d'admirable Architecture, imitant le Iaspe, & en son premier corps on voyoit une belle Peinture, & dans le commencement une belle Deesse, qui representoit à Madrid... Apres ces Trophées & Armes, & par les deux costez les Armées antiques & modernes de Madrid, & à l'entrée de l'Arc principal quatre Nymphes jettant des Roses à la Reyne.Ensuivant l'Arc des Italiens on voyoit en haut la Iustice, & un peu plus bas l'âge d'or signifié par un genereux Oyseau, à un costé la Loy, la Recompense, le Conseil Royal, celuy de l'Inquisition des Indes, des Ordres de la Creusade, de l'autre costé la defense, le chastiment, le Conseil d'Estat d'Arragon, d'Italie, de Flandre, des Finances, & sur leurs Pilastres & Comiches, ERASO, la fureur & la gloire; au milieu estoit une Peinture principale, c'estoit le Temple du Dieu fidel, lesquelles Portes ouvroient la fidelité, l'honneur & la joye, sortant à recevoir nostre Reyne; à costé droit de l'Arc l'on voyoit le Roy Salomon & la Reyne Saba, & en bas un hieroglifique d'un beau Vaisseau, avec ces Vers... A costé gauche Debora donnant des Loix à ses Peuples... Par le derriere qui regarde la Porte du Sol couronnoit l'Arc Astrée, à un costé la Nature, la Vertu, la Concorde, la Sureté & la Vie, & sur le Pilastre la Magnificence, & sur la Colomne Temiste, & à l'autre costé la Terre, le Temps, la Tranquitité, le Repos, & sur le Pilastre la Liberalité, TEMESIS sur la Colomne... au costé droit se voyoit une Peinture d'ENÉE quand il voulut entrer aux Enfers; en laquelle Porte estoit le Chien Serbere, & une Sibille le detenant... A main gauche les Champs Elisée & Enquises, montrant à Esnée sa descendance & race Royale, & plus bas hieroglifique d'un vaillant Coq saluant le Soleil, avec ses Vers...Apres cet Arc nous passons à la Porte du Sol, pourtant nous destient un beau jardin que les Religieux de S. François de Paule galamment ornerent & disposerent de differentes figures de bonne Sculpture avec leurs Corbeilles de fleurs.". Aprés que toutes les avenuës du grand chemin qui conduit au Buen-Retiro furent fermées, et défenses faites aux carosses d'y entrer, on fit construire un Arc de triomphe où estoit le portrait de la Reine. Cette porte estoit ornée de divers festons de peintures et d'emblêmes. Elle avoit esté mise sur le chemin par où la Reine devoit passer pour entrer à Madrid, et pour y arriver il y avoit des deux costez une espece de galerie avec des enfoncemens, dane lesquels estoient les Armes des divers Royaumes de la domination d'Espagne, attachées les unes aux autres par des colonnes qui soûtenoient des statûes dorées, lesquelles presentoient chacune des couronnes et des inscriptions qui se raportoient à ces Royaumes.Cette galerie estoit continuée jusqu'à la porte triomphale du grand chemin, qui estoit trés-riche, et ornée de diverses statuës, et quatre belles et jeunes Filles vétuës en Nymphes y attendirent la Reine, tenant des fleurs dans des corbeilles pour en faire une jonchée à son passage. A peine avoit-on passé cette porte, que l'on découvroit la seconde; et ainsi on les voyoit toutes de fort loin les unes aprés les autres. Celle-ci estoit ornée du Conseil du Roi, de celui de l'Inquisition, des Conseils des Indes, dArragon, d'Etat, d'Italie, de Flandre, et d'autres lieux, sous la figure d'autant de statuës dorées. Celle de la justice etoit plus elevée que les autres. On trouvoit un peu plus loin le siecle d'or accompagné de la Loi, de la Recompense de la Protection et du Châtiment. Le Temple de la Foi estoit representé dans un Tableau, l'Honneur et la Fidelité en ouvroient la porte, et le Joye en sortoit pour aller recevoir là nouvelle Reine. On voyoit encore un Tableau qui representoit l'accueil que fit Salomon à la Reine de Saba, et Debora dans un autre qui donnoit des Loix à son Peuple. Il y avoit aussi les statuës de Cerés, Astrée, l'Union, la Vertu, la Vie, la Seureté, le Tems, la Terre, la Tranquilité, la Paix, la Grandeur, le Repos, Themis, et la Liberalité. Parmi diverses peintures, je remarquai Enée lorsqu'il voulut descendre aux Enfers; Cerbere attaché par la Sibyle; les Champs Elisées où Anchise fit voir à son fils ceux qui viendroient aprés lui de sa posterité. Le reste estoit rempli d'un nombre innombrable de hierogliphes. La Reine s'arréta vers la troisiéme porte à un fort beau parterre qui estoit dans son chemin, avec des cascades, des grottes, des fontaines et des statuës de marbre blanc. Rien n'estoit plus agreable que ce Jardin. C'estoit les Religieux de S. François de Paule qui l'avoient fait. La quatriéme porte estoit au milieu de la Place appellée del Sol. Elle n'estoit pas moins brillante que les autres, d'or et de peintures, de statuës et de devises.La ruë des Pelletiers11[Description détaillée de l'Arc de la Puerta del Sol, condensée par Mme d'Aulnoy] p. 9. " & à costé des Marchands Pelletiers il y avoit une Meutte de differens Animàux, comme Leopards, Tigres, Ours, Fuines, au milieu des Lyons qui soustenoient les Armes d'Espagne & de France... l'Arc de la Porte de Guadalaxara, avoit pour fin la majesté sur le monde entourez d'Anges & Trophées...Au mesme instant suivoit la Platerie, commançant leurs Ornemens par Ies deux Vertus Fortune & Iustice. Dans son lieu inferieur deux agreables Orloges d'Or & Argent en forme d'Escus, & dans la partie superieure estoit la Prudence & la Temperance, & d'un costé & d'autre de tres-riches quadres, composez de pieces d'inestimable valeur, plusieurs desquels remplis de diamans, perles & autres pierres precieuses qui composoient ces admirables quadres repartis par les deux costez de la ruë, & en chacun desdites Lettres formées de Perles & autres Pierres, lesquelles jointes ensemble : On lisoit par un coste CARLOS SEGVNDO, & de l'autre MARIA LOVISA DE BOVRBON, & au milieu des Quadres de l'un & de l'autre Royal Nom, il y avoit deux Ecus qui se correspondoient, en l'un les Armes d'Espagne, & l'autre celles de France disposez avec la mesme richesse, curiosité, que les Lettres, Et en haut des susdits il y avoit deux Peintures avec les Mesmes Royales Armes, & deux grands Lyon à d'argent à costé, il y avoit deux Anges aussi d'argent. Toute cette richesse fut estimée par d'aucuns six millions & par d'autres huit.De là on entroit par la petite place de la Ville, qui paroissoit un prodige orné en forme d'un demy cercle, avec de belles Peintures...Sur la Porte colaterale il y avoit... autres Peintures aussi bonnes que les susdites. La premiere, le Roy nostre Seigneur à cheval, à son costé correspondant son éclairée Ëpouse à cheval, & la Peinture principale qui estoit au milieu de l'Arc, estoit Diane & Venus qui portoient un Feston de fleurs accompagnez de cinq Nimphes, chacune d'elles avec leurs Attributs, pour la partie de l'Arc qui regarde au Palais, tenoit pour fin la Statue d'Apolon assise couronnée de Lauriers, & autres dix figures, l'une de Nemosine, & les autres estoient les neuf Muses...La place du Palais estoit fort agreable, & pour une partie des Arcs sur les corniches estoient les Rivieres signifiées par des belles Figures de Stuc, leurs Escus, trophées & ornemens..Et par l'autre costé des Arcs qui correspondent aux susdits, y avoit des Nimphes à la forme des Rivieres." estoit remplie d'Animaux, dont les peaux estoient si bien accommodées, qu'il n'y avoit personne qui n'eût crû que c'estoit des Tigres, des Lions, des Ours et des Pantheres en vie.La cinquiéme porte, qui estoit celle de Guadalajara, avoit ses beautez particulieres, et ensuite la Reine entra dans la ruë des Orfévres. Elle estoit bordée de grands Anges d'argent pur. On y voyoit plusieurs boucliers d'or, sur lesquels estoient les noms du Roi et de la Reine, avec leurs armes formées de pertes, de rubis, de diamans, d'émeraudes et d'autres pierreries si belles et si riches, que les connoisseurs disent qu'il y en avoit pour plus de douze millions. On voyoit un Amphithêatre dans la Plaça Mayor, chargé de statuës, et orné de peintures. La derniere porte estoit proche de-là. Au milieu de la premiere face du Palais de la Reine-Mere, on voyoit Apollon, toutes les Muses, le portrait du Roi et de la Reine à cheval, et plusieurs autres choses que je n'ai pas assez bien remarquées pour vous en parler. La cour du Palais estoit entourée de jeunes hommes et de jeunes filles, qui representoient les fleuves et les rivieres d'Espagne. Ils estoient couronnez de roseaux et de lys d'etang, avec des vazes renversez, et le reste de leurs habits estoit convenable. Ils vinrent complimenter la Reine en Latin12On remarquera que tant les nymphes qui jettent des roses que les rivières qui saluent la reine en latin sont, dans la Nouvelle relation..., des statues. et en Espagnol. Deux châteaux de feux d'artifice estoient aussi élevez dans cette court. Tout le Palais estoit tendu des plus belles Tapisseries13Nouvelle relation de la magnifique et royale entrée, p. 11. "Toutes les rues furent tant riches & égales tant ornées de riches Tapisseries, tant aux Balcons que Grilles, que la veüe s'embarassoit par quelque part qu'elle s'estendoit." de la Couronne, et il n'y a guére de lieu au monde où l'on en voye de plus belles. Deux chars remplis de Musiciens alloient devant Sa Majesté.Les Magistrats de la Ville14Gazette 168o, p. 67. "Le Corrégidor & les Régidors habillez de brocart d'or rouge cramoisi avec des bonnets & des chausses comme les portoient les anciens Castillans, lui présentérent les clefs de la ville & vn Dais qu'ils portérent tousiours sur Elle pendant toute la marche." estoient sortis du lieu de leur assemblée en habits de ceremonie. C'estoient des robbes de brocard brodées d'or, des petits chapeaux retroussez chargez de plumes, et ils etoient inontez sur de trés beaux chevaux. Ils vinrent presenter les clefs de la Ville à la Reine, et la recevoir sous un dais. Le Roi et la Reine-Mere15Gazette, 168o, p. 66. "La Reine Mére alla dés le matin, au Buen Retiro : d'où Elle sortit quelque temps apres avec Ie Roi. Ils allérent ensemble voir toutes les rues par où la Reine devoit passer, & se rendirent ensuite chez la Comtesse d'Ognate : où on leur avoit préparé vn Balcon pour voir l'Entrée. A onze heures, la Reine monta à cheval & ordonna que tous ceux qui devoient aller devant Elle se missent en marche & sortissent du Buen Retiro par la Porte de marbre qu'on a fait faire depuis peu. Les Trompettes & les Tii-nbales de la ville estoient à la teste de tout avec leurs habits de cérémonie. Apres eux marchoient les Alcaldes de Cour, beaucoup de Titrez, plusieurs Chevaliers des Ordres militaires de S. Iacques, de Calatrava & d'Alcantara, les Gentilshommes de la Maison & de la Bouche du Roi, les Mayor Domes de la Reine & la pluspart des Grands d'Espagne qui sont ici. Ils estoient tous à cheval & avoient un grand nombre de Laquais avec des livrées fort riches." allerent dans un Carosse tout ouvert, afin que le Peuple pût les voir, chez la Comtesse d'Ognate, où ils virent arriver la Reine.Six Trompettes en habits blancs et rouges, accompagnez des Timbales de la Ville, montez sur de beaux chevaux, dont les housses estoient de velours noir, marchoient devant l'Alcade de la Cour. Les Chevaliers des trois Ordres militaires, qui sont S. Jacques, Calatrava et Alcantara, suivoient avec des manteaux tous brodez d'or, et leurs chapeaux couverts de plumes. On voyoit aprés eux les Titulados de Castille et les Officiers de la Maison du Roi. Ils avoient des bottes blanches, et il n'y en avoit guére qui ne fussent Grands d'Espagne. Leurs chapeaux estoient garnis de diamans et de perles, et leur magnificence paroissoit en tout. Leurs chevaux estoient admirables; chacun avoit un grand nombre de livrées, et les habits des laquais estoient de brocards d'or et d'argent, mêlé de couleur, ce qui faisoit un fort bel effet.La Reine16Nouvelle relation de la magnifique et royale entrée, p. 12. "Apres ce majestueux accompagnement venoit la Reyne nostre Dame sur un tres-beau doux brut andalous richement enharnarché, à droit le Seigneur Marquis de Vilamena. Sa Majesté estoit si belle qu'Elle seule elle excedoit, donnant avec la serenité de son Visage la vie aux Prez & vigueur aux Plantes, elle avoit un precieux & tres-riche habit de Toile jaune toute brodée d'or & d'argent d'inesti mable valeur & en son Royal Estomach une adresse de Diamans, & au retroussé de son chapeau Elle portoit la Perle la Marguerite, que l'on appelle la Peregrina... de la grandeur d'une petite Poire, tant unique dans le monde, qu'il n'y en a point qui luy puisse égaler pour sa valeur (parce qu'Elle vaut toute l'Espagne.) Sa Majesté avoit un Anneau du grand Diamant du Roy nostre Seigneur... de la mesme circonstance d'estre unique & inestimable." estoit montée sur un beau Cheval d'Andalousie, que le Marquis de Villa-Mayna, son premier Ecuyer, conduisoit par le frein. Son habit estoit si couvert de broderie que l'on n'en voyoit pas l'étoffe. Elle avoit un chapeau garni de quelques plumes17Mme de Villars, p. 103-104. "Je ne vous entretiendrai guères de l'entrée de la reine d'Espagne. Elle en étoit le plus grand et le plus agréable ornement, à cheval sous un grand dais, fort parée; un chapeau de plumes blanches, un habillement fait exprès pour ce jour de cérémonie, précédée de plusieurs grands fort brodés, et quantité de livrées riches et mal entendues, aussi bien que les habits des maîtres.", avec la perle appellée la Peregrina, qui est aussi grosse qu'une petite poire et d'une valeur inestimable. Ses cheveux estoient tous épars sur ses épaules, et de travers sur son front; sa gorge un peu découverte, et un petit vertugadin. Elle avoit au doigt le grand diamant du Roi, que l'on pretend estre un des plus beaux qui soit en Europe; mais la bonne grace de la Reine et ses charmes brilloient bien plus que toutes les pierreries dont elle estoit parée. Derriere elle, et hors du Dais, marchoit la Duchesse de Terra-Nova18Gazette 168o, p. 67. "Elle estoit suivie de la Duchesse de Terranova sa Camérera Mayor, & de Donna Laura de Alagon, Guarda Mayor ou Gouvernante des Filles d'honneur, toutes deux sur des Mules & en habits de veufves. Venaient ensuite à cheval... [suivent les noms des filles d'honneur] chacune entre deux de ses parens à cheval. Plusieurs chevaux de main suivoient menez par des Palfreniers avec de riches Livrées & la marche estoit fermée par la Garde de la Lancille à cheval." vétuë en Dueña, et Doña Laura Maria de Alarcon, Gouvernante des Filles de la Reine. Elles estoient chacune sur une mule. Immediatement aprés elles, les Filles de la Reine au nombre de huit, toutes couvertes de diamans et de broderie, paroissoient montées sur de beaux chevaux, et a côté de chacune il y avoit deux hommes de la Cour. Les Carosses de la Reine alloient ensuite, et la Garde de la Lancilla fermoit la marche. Elle s'arréta devant la maison de la Comtesse d'Ognate19Gazette 1680, p. 68. "Quand Elle fut arrivée devant le Palais de la Comtesse d'Ognate où le Roi & la Reine Mére estoient sur vn Balcon, Elle s'y arresta quelque temps... Elle alla ensuite à l'Eglise de Sainte Marie où Elle mit pied à terre. Le Cardinal Porto Carrero la reçeut à la porte de l'Eglise & l'on chanta le Te Deum. Elle remonta ensuite à cheval & quand Elle entra dans la grande place, deux Chars de Triomphe remplis de Musiciens se mirent à ses costez & l'accompagnérent jusqu'à ce qu'elle fut arrivée à la porte du Palais : où Elle fut reçeue par le Roi qui la mena dans l'appartement qu'il lui avoit fait préparer.", pour saluër le Roi et la Reine-mere. Elle vint descendre à Sainte Marie, où le Cardinal Portocarero, Archevêque de Tolede, l'attendoit; et le Te Deum commença aussi-tôt. Dés qu'il fut fini, elle remonta à cheval pour aller au Palais : Elle y fut reçeuë par le Roi et la Reine-Mere; le Roi lui aida à descendre de cheval, et la Reine-Mere, la prenant par la main, la conduisit à son appartement, où toutes les Dames l'attendoient, et se jetterent à ses pieds pour lui baiser respectueusement la main.Pendant que je suis sur le chapitre du Palais, je dois vous dire, ma chere Cousine, que j'ai apris qu'il y a de certaines regles établies chez le Roi, que l'on suit depuis plus d'un siecle, sans s'en éloigner en aucune maniere. On les appelle les étiquettes du Palais. Elles portent que les Reines d'Espagne se coucheront à dix heures l'Eté, et à neuf l'Hyver. Au commencement que la Reine fut arrivée, elle ne faisoit point de reflexion à l'heure marquée, et il lui sembloit que celle de son coucher devoit estre reglée par l'envie qu'elle auroit de dormir; mais aussi il arrivoit souvent qu'elle soupoit encore, que, sans lui rien dire, ses femmes commençoient à la décoëffer; d'autres la déchaussoient par dessous la table, et on la faisoit coucher d'une vitesse qui la surprenoit fort.Les Rois d'Espagne couchent dans leur appartement, et les Reines dans le leur, mais celui-ci aime trop la Reine pour avoir voulu se separer d'elle. Voici comme il est marqué dans l'éti- quette20Pour la description d'une scène pareille donnée par Mme des Ursins, cf. p. 99-100. que le Roi doit estre lors qu'il vient la nuit de sa chambre dans celle de la Reine: il a ses souliers mis en pantoufle (car on ne fait point ici de mules), son manteau noir sur ses épaules, au lieu d'une robbe de chambre dont personne ne se sert à Madrid; son broquel est passé dans son bras (c'est une espece de bouclier dont je vous ai déja parlé dans quelqu'une de mes Lettres), sa bouteille passée dans l'autre avec un cordon; cette bouteille au moins n'est pas pour boire, elle sert à un usage tout opposé, que vous devinerez. Avec tout cela, le Roi a encore sa grande épée dans l'une de ses mains, et la lanterne sourde dans l'autre. Il faut qu'il aille ainsi tout seul dans la chambre de la Reine.Il y a une autre étiquette, c'est qu'aprés que le Roi a eu une Maîtresse, s'il vient à la quitter, il faut qu'elle se fasse Religieuse, comme je vous l'ai déja écrit; et l'on m'a conté que le feu Roi estant amoureux d'une Dame du Palais, il fut un soir fraper doucement à la porte de sa chambre. Comme elle comprit que c'estoit lui, elle ne voulut pas lui ouvrir, et elle se contenta de lui dire au travers de la porte : Baya, baya con Dios, no quiero ser Monja21Bertaut, p. 197. "En effet, la feuë Reyne d'Espagne ne prenoit pas plaisir à tout cela [aux amours de Philippe IV], de façon que si j'ay bien retenu ce qu'on m'a dit, elle fit mettre pour cela une de ses Dames en un Convent ce qui fut cause que le Roy voulant faire galanterie avec une autre, celle-cy luy dit qu'elle ne vouloit pas estre Religieuse: ne quiero ser monja."; c'est-à-dire: Allez, allez, Dieu vous conduise, je n'ai pas envie d'estre Religieuse.Il est encore marqué que le Roi donnera quatre pistoles à sa Maîtresse toutes les fois qu'il en recevra quelque faveur. Vous voyez que ce n'est pas pour ruiner son Etat, et que la dépense qu'il fait pour ses plaisirs est fort moderée. Tout le monde sçait22Brunel, p. 43 (R. H. p. 151). "Chacun sçait ce qu'on a publié de temps en temps touchant la fin de sa vie à cause de ses langueurs. Mais peu de personnes sçavent que s'il [Philippe IV] estoit un ardent amoureux, il n'estoit pas des plus liberaux. Une courtisane a qui il ne donna que 4 pistoles, apres s'en estre servy, eut la hardiesse de le voir apres quelque temps en habit de garçon et de luy dire que si autre fois il l'avoit fait appeller pour jouïr d'elle, qu'à present elle venoit pour jouir de luy : & apres beaucoup de carresses l'ayant mis en humeur, elle voulut avoir le dessus : & en partant elle luy jetta une bourse de 2oo. pistoles, disant assy pago mis putas. Et jamais ne le reuit & ne voulut reprendre la bourse." à ce propos, que Philippe IV, pere du Roi d'à present, ayant entendu parler de la beauté d'une Courtisanne, fut la voir chez elle; mais religieux observateur de l'étiquette, il ne lui donna que quatre pistoles. Elle resta fort en colere d'une recompense si peu proportionnee à son merite, et dissimulant son chagrin, elle fut voir le Roi vétuë en Cavalier, et aprés s'estre fait connoître, et avoir eu de lui une audience particuliere, elle tira une bourse où il y avoit quatre cens pistoles, et la mettant sur la table : C'est ainsi, dit-elle, que je paye mes Maîtresses. Elle pretendoit, dans ce moment, que le Roi estoit sa Maitresse, puisqu'elle faisoit la démarche de l'aller trouver en habit d'homme.L'on sçait par l'étiquette23Brunel, p. 33-34 (R. H. PP. 144-145). "Il n'y a point de Prince qui vive comme le Roy d'Espagne, toutes ses occupations sont toûjours les mesmes, & marchent d'un pas si égal, que jour par jour, il sçait ce qu'il fera toute sa vie. On diroit qu'il y a quelque loy qui l'oblige à ne iamais manquer à ce qu'il a accoûtumé... Toutes les années il va au mesme temps à ses Maisons de plaisance. On dit qu'il n'y a qu'une maladie qui le puisse empécher de se retirer [à] l'Aranjuez, au Pardo, ou à l'Escurial, aux mois qu'il a accoûtumé de joüyr dè l'air de la campagne." le tems fixe que le Roi doit aller à ses maisons de plaisir, comme à l'Escurial, à Aranjues, et au Buen-Retiro; de maniere que sans attendre ses ordres, on fait partir tous les équipages, et on va dés le matin l'éveiller pour l'habiller de l'habit qui est décrit dans l'étiquette, selon la saison, et puis il monte dans son grand Carosse, et Sa Majesté va où il a esté dit il y a plusieurs siecles qu'elle iroit. Quand le temps marqué de revenir est arrivé, quoique le Roi se plaise dans le lieu où il est, il ne laisse pas d'en partir pour ne point dêroger à la coûtume.On sçait aussi quand il doit se confesser, et faire ses devotions. Le Confesseur se presente.Il faut que tous les Courtisans, et même les Ambassadeurs, quand ils entrent dans la chambre du Roi, ayent de certaines petites manchettes de quintin, qui syattachent toutes plates sur la manche. Il y a des boutiques dans la salle des Gardes, où les Seigneurs vont les louër, et les rendre en sortant. Il faut de meme que toutes les Dames, quand elles sont chez la Reine, ayent des chapins. Je me souviens de vous avoir déja dit que ce sont des petites sandales dans lesquelles on passe le soulier; cela les hausse extrémement. Si elles avoient paru devant la Reine sans chapins, elle le trouveroit trés-mauvais.Les Reines d'Espagne n'ont auprés d'elles que des veuves ou des filles. Le Palais en est si rempli, que l'on ne voit qu'elles au travers des jalousies ou sur les balcons. Et voici ce qui me paroist assez singulier : c'est qu'il est permis à un homme, quoique marié, de se déclarer Amant d'une Dame du Palais, et de faire pour elle toutes les folies et les dépenses qu'il peut, sans que l'on y trouve à redire. L'on voit ces Galans-là dans la court, et toutes les Dames aux fenestres24Brunel, p. 97-98 (R. H. p. 186). "On m'a dit pourtant qu'on les [les dames d'honneur] cajolle librement dans la chambre de la Reyne, & que quand on ne les y peut voir, on leur fait l'amour par les fenestres, où elles paroissent & s'entretiennent avec leurs Amans par des signes inventez pour ce beau commerce. Quand elles se marient, la Reyne augmente leur dot de 5o.ooo écus, mais qui sont assez mal payez.", qui passent les jours à s'entretenir avec les doigts. Car vous sçaurez que leurs mains parlent un langage tout a fait intelligible; et comme on le pourroit deviner s'il estoit pareil, et que les mêmes signes voulussent toûjours dire les mêmes choses, ils conviennent avec leurs Maîtresses de certains signes particuliers que les autres n'entendent point. Ces amours-là sont publiques. Il faut avoir beaucoup de galanterie et d'esprit pour les entreprendre, et pour qu'une Dame veüille vous accepter; car elles font fort les délicates. Elles ne parlent point comme les autres. Il regne un certain génie au Palais tout different de celui de la Ville, et si singulier que pour le sçavoir il le faut apprendre comme on fait un métier. Quand la Reine sort, toutes les Dames vont avec elle, ou au moins la plus grande partie. Alors les Amans qui sont toûjours alerte, vont à pied auprés de la portiere du carrosse pour les entretenir. Il y a du plaisir à voir comme ils se crotent, car les ruës sont horribles; mais aussi le plus crotté est le plus galant. Quand la Reine revient tard, ils font porter devant le carrosse où sont leurs Dames, quarante ou cinquante flambeaux de cire blanche, et cela fait quelquefois une trés-belle illumination, car il y a plusieurs carrosses, et dans chacun plusieurs Dames; ainsi l'on voit souvent plus de mille flambeaux sans ceux de la Reine.Lorsque les Dames du Palais, se font saigner, le Chirurgien a grand soin d'avoir la bandelette, ou quelque mouchoir où il soit tombé du sang de la belle, il ne manque pas d'en faire un present au Cavalier qui l'aime, et c'est en cette grande occasion qu'il faut se ruiner effectivement. Il y en a eu d'assez fous pour donner la plus grande partie de leur vaisselle d'argent au Chirurgien; et ne croyez pas que ce soit seulement une cueillere, une fourchette et un coûteau, comme nous connoissons certaines gens qui n'en ont guére davantage; non, non, cela va à des dix et douze mil livres, et c'est une coûtume si fort establie parmi eux, qu'un homme aimeroit mieux ne manger toute l'année que des raves et de siboules, que de manquer à faire ce qu'il faut en ces sortes de rencontres.Il ne sort guére de Dames du Palais sans estre fort avantageusement mariées. Il y a aussi les Menines de la Reine, qui sont si jeunes quand on les met auprés d'elle, qu'elle en a de six ou sept ans. Ce sont des enfans de la premiere qualité. J'en ai vû de plus belles que l'on ne peint l'Amour.Aux jours de Ceremonies où les Dames du Palais sortent, ou quand la Reine donne audiance, chaque Dame25Bertaut, p. 31. "Ce que ie remarquay de plus extraordinaire, fut qu'il y avoit auprés des Dames du Palais, quantité d'hommes couverts qui n'osterent pas mesme leurs chapeaux, quand Monsieur le Mareschal entra. Ie croyois d'abord qu'ils fussent tous Grands d'Espagne; mais on me dit que chaque Dame pouvoit dans ces iours-là solemnels donner place à deux galants, qui pouvoient se couvrir devant la Reine mesme, Et la raison qu'ils m'en donnerent fut qu'on les iugeoit estre tan Embevecidos, corame qui diroit, si enyvrez de la veue de leurs Dames, qu'ils n'ont point d'yeux que pour elles, & ne voyent rien de ce qui se fait devant eux." peut placer deux Cavaliers à côté d'elle, et ils mettent leur chapeau devant leurs Majestez, bien qu'ils ne soient pas Grands d'Espagne. On les appelle Embevecidos, c'est à dire enivrez d'amour, et si occupez de leur passion et du plaisir d'estre auprés de leurs Maîtresses, qu'ils sont incapables de songer à autre chose. Ainsi il leur est permis de se couvrir, comme on permet à un homme qui a perdu l'esprit, de manquer aux devoirs de la bienséance. Mais pour paroistre ainsi, il faut que leurs Dames le leur permettent, autrement ils n'oseroient le faire.Il n'y a point d'autre plaisir à la Cour que les Comedies, mais pendant le Carnaval l'on vuide des œufs par un petit trou, on les remplit d'eau de senteur, on les bouche avec de la cite, et lorsque le Roi est à la Comedie, il en jette à tout le monde. Chacun à l'imitation de Sa Majesté, s'en jette. Cette pluye parfumée embaume l'air, et ne laisse pas de bien moüiller. C'est là un de leurs plus grands divertissemens. Il n'y a guére de personnes qui dans cette saison ne porte une centaine dceufs avec de l'eau de Cordoue ou de nafthe dedans, et en passant en carrosse, on se les jette dans le visage. Le peuple dans ce tems-là se fait aussi des plaisirs à sa mode : par exemple, on casse une bouteille dont on en attache l'ozier avec le verre dedans à la queüe d'un chien ou d'un chat, et ils sont quelquefois plus de deux mil qui courent aprés.Je n'ai jamais rien vû de si joli que le nain26Mme de Villars, p. 91. "Le roi a un petit nain flamand qui entend et qui parle très-bien François." du Roi, qui s'appelle Louisillo. Il est né en Flandres, et d'une petitesse merveilleuse, parfaitement bien proportionné. Il a le visage beau, la teste admirable et de l'esprit plus qu'on ne peut se l'imaginer; mais un esprit sage et qui sçait beaucoup. Quand il se va promener, il y a un Palfrenier monté sur un cheval, qui porte devant lui un cheval nain, qui n'est pas moins bien fait en son espece que son maistre l'est en la sienne. On porte ce petit cheval jusqu'au lieu où Louisillo le monte, car il seroit trop fatigué s'il falloit qu'il allât sur ses jambes; et c'est un plaisir de voir l'adresse de ce petit animal, et celle de son maistre lorsqu'il lui fait faire le manege. Je vous assure que quand il est monté dessus, ils ne font pas plus de trois quartiers de hauteur. Il disoit l'autre jour fort serieusement qu'il vouloit combattre les taureaux à la premiere feste, pour l'amour de sa Maîtresse Doña Elvire. C'est une petite fille de sept ou huit ans d'une beauté admirable. La Reine lui a commandé d'estre son galant. Cet enfant est tombé par un grand bonheur entre les mains de la Reine. En voici l'avanture : Les Peres de la Merci allerent racheter un certain nombre d'Esclaves qu'ils ramenerent à Madrid. Comme ils faisoient la Procession par la Ville suivant la coûtume, la Reine vit une des Captives qui tenoit deux petites filles par la main; elles paroissoient estre sœurs, mais il y avoit cette difference que l'une estoit extremement belle, et l'autre extremement laîde. La Reine la fit approcher et lui demanda si elle estoit mere de ces enfans. Elle dit qu'elle ne l'estoit que de la laide. Et par quel hazard avez-vous l'autre ? lui dit la Reine. Madame, répondit-elle, nous estions dans un Vaisseau où il y avoit une grande Dame qui estoit grosse, et que nous ne connoissions point; mais à son train et à la magnificence de ses habits, il estoit aisé de juger de sa qualité. Nous fûmes pris aprés un rude combat, la plus grande partie de ces gens furent tuez; elle eut tant de peur qu'elle acoucha et mourut aussi-tôt. J'estois aùprés d'elle, et voyant cette pauvre petite creature sans nourrice et preste à mourir, je resolus de la nourrir, s'il m'estoit possible, avec l'enfant que j'avois. Dés que les Corsaires se furent rendus maistres de nostre bâtiment, ils partagerent le butin entr'eux; ils estoient dans deux Vaisseaux, et chacun prit ce qui lui estoit échû. Ce qui restoit des femmes et des autres gens de cette Dame fut, d'un côté et moi de l'autre; de sorte, Madame, continua-t-elle, que je n'ai jamais pu sçavoir à qui appartenoit celle que j'ai sauvée. Je la regarde à present comme ma propre fille, et elle croit que je suis sa mere. Une œuvre si charitable, lui dit la Reine, ne sera pas sans récompense. J'aurai soin de vous et je garderai la petite inconnuë. La Reine, en effet, l'aime si fort, qu'elle est toûjours habillée magnifiquement. Elle la suit par tout, et lui parle avec tant de grace et de liberté, que cela ne sent point sa miserable. Peut-estre que l'on découvrira quelque jour quelle elle est.Il n'y a point ici de ces agréables festes que l'on voit à Versailles, où les Dames ont l'honneur de manger avec leurs Majestez. Tout est fort retiré dans cette Cour, et il n'y a selon moi que l'habitude que l'on se fait à toutes choses, qui puisse garantir de s'y ennuyer beaucoup. Les Dames qui ne demeurent pas actuellement dans le Palais, ne vont faire leur cour à la Reine que lorsqu'elle les mande, et il ne lui est pas permis de les mander souvent. Elle demeure d'ordinaire toute -seule avec ses femmes, et jamais vie n'a esté plus melancolique que la sienne.Quand elle va à la chasse (et vous observerez qu'elle est la premiere Reine de toutes celles qui ont regné en Espagne, qui ait eu cette liberté), il faut qu'au lieu du rendez-vous pour monter à cheval, elle mette les pieds sur la portiere de son carrosse, et qu'elle se jette sur son cheval. Il n'y a pas longtems qu'elle en avoit un assez ombrageux qui se retira comme elle s'élançoit dessus, et elle tomba fort rudement à terre. Quand le Roi s'y trouve, il lui aide, mais aucun autre n'ose approcher des Reines d'Espagne pour les toucher et les mettre à cheval. On aime mieux qu'elles exposent leur vie et qu'elles courent risque de se blesser.Il y a quatorze matelats à son lit, on ne se sert ni de sommiers de crin ni de lits de plumes; et ces matelats, qui sont de la meilleure laine du monde en Espagne, n'ont pas plus de trois doigts d'épaisseur, de sorte que son lit n'est pas plus haut que les nôtres en France. L'on fait les matelats minces pour les pouvoir tourner et remuer plus aisément. Il est vrai que j'ai remarqué qu'ils s'affaissent moins, et ne durcissent pas tant.C'est la coûtume à Madrid que le maître ou la maîtresse du logis passent toûjours devant ceux qui leur rendent visite. Ils pretendent que c'est une civilité d'en user ainsi, parce qu'ils laissent, disent-ils, tout ce qui est dans leur chambre au pouvoir de la personne qui y reste la derniere. Pour les Dames, elles ne se baisent point en se saluant, elles se présentent seulement la main degantée.Il y a une autre coûtume que je trouve assez singuliere, c'est que lorsqu'une fille veut estre mariée, et qu'elle est majeure, si elle a déja fait un choix, bien que son pere et sa mere s'y opposent, elle n'a qu'à parler au Curé de sa Paroisse et lui déclarer son dessein. Aussi-tôt il l'ôte de la maison de ses parens, et il la met dans une maison Religieuse, ou chez quelque Dame devote, où elle passe un peu de tems; ensuite si elle persevere dans sa resolution, on oblige le pere et la mere de lui donner une dot proportionnée à leur qualité et à leur bien; et on la marie malgré eux. Cette raison est en partie cause du soin que l'on prend de ne laisser parler personne aux filles, et de les tenir si renfermées, qu'il est difficile qu'elles puissent prendre des mesures pour conduire une intrigue. Au reste, pourvû que le Cavalier soit Gentilhomme, cela suffit, et il épouse sa Maîtresse, quand bien elle seroit fille d'un Grand d'Espagne.Depuis que je suis en ce païs, il me semble que je n'ai rien obmis à vous dire. Je vais à present achever d'écrire mes Memoires de la Cour d'Espagne, puisque les premiers que je vous ai envoyé vous ont plû. Je vous les enverrai à mesure qu'il se presentera des évenemens dignes de vostre curiosité.Je vous promets aussi la relation que vous me demandez ; mais pour tant de petites choses, accordez m'en une bien considerable, ma chere Cousine, c'est la continuation de vostre amitié, dont je fais tout le cas que je dois.De Madrid, Ce 28 Septembre 168o.Fin du Voyage d'Espagne.